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PALESTINE : Oslo: le jour d’après



Arrêt sur info — 17 septembre 2018

« The death of Edward Said proved to be an irreplaceable loss to the struggle for Palestine. As he called out Arafat who then banned his books from the West Bank and Gaza, he never would have stayed silent in the face of Abbas and Fatah’s treachery, for without support from Fatah, Abbas would have been removed long ago, as would Erekat. Here is Said on Oslo, written in October, 25 years ago. » [Jeff Blankfort]

Oslo : le jour d’après

Par Edward Saïd

Paru le 21 octobre 1993 dans London Review of books, Vol. 15 No. 20 · 21, pages 3-5, sous le titre The Morning After

Cet essai hautement critique et d’une lucidité très actuelle, a été écrit par Edward Saïd à l’automne 1993, dans la foulée des accords dits d’Oslo, et publié dans la London Review of Books datée d’octobre de la même année.

A présent que l’euphorie s’est un peu évaporée, nous pouvons réexaminer l’accord Israël-OLP avec tout le bon sens nécessaire. Il ressort de cet examen que l’accord est plus imparfait, et pour la plupart des Palestiniens, plus déséquilibré que ce que beaucoup supposaient au départ. Les vulgarités du défilé de mode de la cérémonie à la Maison-Blanche, le spectacle dégradant de Yasser Arafat remerciant tout le monde pour la privation de la plupart des droits de son peuple, et la stupide apparition de Bill Clinton en empereur romain du XXe siècle pilotant ses deux rois vassaux à travers les rituels de la réconciliation et de l’obéissance : tout cela n’a obnubilé que temporairement les proportions vraiment incroyables de la capitulation palestinienne.

Alors, avant tout, appelons cet accord de son vrai nom : un outil de la capitulation palestinienne, un Versailles palestinien. Ce qui le rend pire encore, c’est qu’au cours des 15 dernières années, l’OLP aurait pu négocier un arrangement meilleur que ce Plan Allon modifié, et exigeant de faire moins de concessions unilatérales à Israël. Pour des raisons que les dirigeants connaissent fort bien, ils ont refusé toutes les ouvertures précédentes. Pour donner un exemple que je connais personnellement : à la fin des années ’70, le secrétaire d’État Cyrus Vance m’a demandé de persuader Arafat d’accepter la résolution 242, avec une réserve (acceptée par les USA) à ajouter par l’OLP et insistant sur les droits nationaux du peuple palestinien ainsi que sur l’autodétermination palestinienne. Vance a dit que les USA reconnaîtraient immédiatement l’OLP et instaurerait les négociations OLP-Israël. Arafat refusa l’offre catégoriquement, de même que des offres similaires. Ensuite éclata la guerre du Golfe, et l’OLP perdit encore plus de terrain à cause des positions désastreuses qu’il adopta alors. Les gains de l’Intifada furent dilapidés, et maintenant, les défenseurs du nouveau document disent : « Nous n’avions pas d’alternative ». Il serait plus exact de dire : « Nous n’avions pas d’alternative parce que nous en avions perdu ou rejeté bien d’autres, ne nous laissant que celle-ci ».

Pour avancer vers l’autodétermination palestinienne – qui n’a de sens que si liberté, souveraineté, égalité, et non une soumission perpétuelle à Israël, sont ses objectifs — il nous faut reconnaître honnêtement où nous en sommes, maintenant que l’accord intérimaire va être négocié. Ce qui est particulièrement mystifiant, c’est comment tant de leaders palestiniens et leurs intellectuels peuvent continuer à parler de cet accord comme d’une « victoire ». Nabil Shaath l’a qualifié de « parité complète » entre Israéliens et Palestiniens. La réalité c’est qu’Israël n’a rien concédé, comme l’ancien secrétaire d’État James Baker l’a dit dans une interview télévisée, excepté, tout platement, l’existence de « l’OLP comme représentant du peuple palestinien ». Ou, comme la colombe Amos Oz l’aurait dit au cours d’une interview à la BBC, « c’est la deuxième plus grande victoire de l’histoire du sionisme ».

Par contre, la reconnaissance par Arafat du droit d’Israël à exister comporte toute une série de renonciations : à la Charte de l’OLP ; à la violence et au terrorisme ; à toutes les résolutions pertinentes de l’ONU, sauf la 242 et la 338, qui ne disent pas un mot des Palestiniens, de leurs droits et de leurs aspirations. Implicitement, l’OLP mettait de côté bien d’autres résolutions de l’ONU (qu’avec Israël et les États-Unis, elle est apparemment disposée à modifier ou à abroger) qui, depuis 1948, ont donné aux réfugiés palestiniens des droits, dont le droit à des compensations ou au rapatriement. Les Palestiniens ont gagné bien des résolutions internationales — proposées notamment par l’Europe, le Mouvement des non-alignés, la Conférence islamique et la Ligue arabe, ainsi que par l’ONU – et qui rejetaient ou condamnaient les colonies israéliennes, les annexions et les crimes contre le peuple sous occupation.

Il semblerait donc que l’OLP a mis fin à l’Intifada, qui n’incarnait ni le terrorisme ni la violence, mais le droit des Palestiniens à résister, alors qu’Israël continue d’occuper la Cisjordanie et Gaza. La considération première du document est la sécurité d’Israël, et aucunement la sécurité des Palestiniens contre les incursions israéliennes. Dans sa conférence de presse du 13 septembre, Rabin a été franc sur la poursuite du contrôle souverain d’Israël ; de plus, a-t-il dit, Israël détiendrait le Jourdain, les frontières avec la Jordanie et l’Égypte, la mer, la terre entre Gaza et Jéricho,Jérusalem, les colonies et les routes. Peu de choses dans le document suggèrent qu’Israël renoncera à la violence contre les Palestiniens ou, comme l’Irak a été forcé de le faire après son retrait du Koweït, dédommagera les victimes de sa politique au cours des 45 dernières années.

Ni Arafat, ni aucun de ses partenaires palestiniens ayant rencontré les Israéliens à Oslo n’a jamais vu de colonie israélienne. Il y en a maintenant plus de 200, surtout sur des collines, des promontoires et des points stratégiques à travers la Cisjordanie et Gaza. Probablement beaucoup déclineront et mourront, mais les plus grandes sont conçues pour durer. Un système indépendant de routes les connecte à Israël, et crée une discontinuité handicapante entre les grands centres de population palestinienne. Les terres réellement saisies par ces colonies, plus celles destinées à être expropriées, représentent – estime-t-on – plus de 55 % de la superficie totale des territoires occupés. Le « Grand Jérusalem » à lui seul, annexé par Israël, comprend une énorme surface de terres virtuellement volées, au moins 25 % du total. A Gaza les colonies au nord (trois), au milieu (deux) et au sud, le long de la côte depuis la frontière égyptienne jusqu’au-delà de Khan Yunis (12), représentent au moins 30 % de la bande de Gaza. En plus, Israël a pompé dans tous les nappes aquifères de Cisjordanie , et utilise maintenant près de 80 % de cette eau pour les colonies et pour Israël même. (Il y a probablement des installations d’eau similaires dans la « zone de sécurité » israélienne au Liban). Ainsi le contrôle (voire le vol qualifié) des ressources en terre et en eau, est soit ignoré, dans le cas de l’eau, soit, dans le cas de la terre, remis à plus tard par les Accords d’Oslo.

Ce qui aggrave les choses, c’est que toutes les informations sur les colonies, la terre et l’eau sont détenues par Israël, qui n’a pas partagé la plupart de ces données avec les Palestiniens, pas plus qu’il n’a partagé les revenus des taxes excessivement élevées qu’il leur a imposées depuis 26 ans. Toutes sortes de comités techniques (auxquels des Palestiniens de l’extérieur ont participé) ont été mis en place par l’OLP dans les territoires occupés pour examiner ces questions, mais il semblerait que les conclusions de ces comités (en supposant qu’elles existent) n’aient guère été utilisées par la partie palestinienne à Oslo. Alors l’impression d’un énorme hiatus entre ce qu’Israël a obtenu et ce que les Palestiniens ont concédé ou négligé demeure inchangée.

Je doute qu’il y ait un seul Palestinien regardant la cérémonie à la Maison-Blanche qui n’a pas ressenti qu’un siècle de sacrifices, de spoliation et de lutte héroïque n’a finalement servi à rien. En fait le plus perturbant, c’est que Rabin lui-même a tenu le discours des Palestiniens tandis qu’Arafat prononçait des paroles aussi inspirées qu’un contrat de location. Ainsi, loin d’être considérés comme les victimes du sionisme, les Palestiniens ont été qualifiés devant le monde entier d’agresseurs repentis : comme si les milliers de personnes tuées par les bombardements israéliens sur les camps de réfugiés, les hôpitaux et les écoles au Liban ; l’expulsion de 800 000 personnes en 1948 (dont les descendants comptent maintenant 3 millions, apatrides pour beaucoup d’entre eux) ; la conquête de leurs terres et de leurs biens ; la destruction de plus de 400 villages palestiniens ; l’invasion du Liban ; les ravages de 26 ans d’occupation militaire brutale — c’était comme si toutes ces souffrances avaient été réduites à un statut de terrorisme et de violence qu’il faudrait rétrospectivement abdiquer ou passer sous silence. Israël a toujours décrit comme terrorisme et violence la résistance palestinienne, aussi, même sur le plan de la formulation, il a reçu un cadeau moral et historique.

En échange de quoi exactement ? La reconnaissance par Israël de l’OLP — sans doute un progrès significatif. Au-delà, en acceptant que les questions de la terre et de la souveraineté soient reportées aux « négociations sur le statut final », les Palestiniens ont en réalité bradé leur droit intégral et internationalement reconnu sur la Cisjordanie et Gaza : ce sont maintenant devenus des « territoires contestés ». Ainsi avec l’aide des Palestiniens, Israël s’est vu attribuer une revendication au moins égale à la leur. Le calcul d’Israël semble être qu’en acceptant de maintenir l’ordre à Gaza — un job que Begin a essayé de donner à Sadate il y a 15 ans — l’OLP se brouillerait rapidement avec les concurrents locaux, dont le Hamas. De plus, au lieu de se renforcer pendant la période intérimaire, les Palestiniens pourraient s’affaiblir, être davantage sous la botte israélienne et donc moins capables de s’opposer aux revendications israéliennes quand débutera le dernier cycle de négociations. Mais quant à dire comment, par quels mécanismes spécifiques, on va passer du statut intérimaire à un statut ultérieur, le document reste délibérément silencieux. Ceci signifie-t-il — mauvais présage — que l’étape intérimaire pourrait être la dernière ?

Les commentateurs israéliens ont suggéré que d’ici, disons six mois, l’OLP et le gouvernement Rabin négocieraient un nouvel accord reportant encore les élections, permettant ainsi à l’OLP de continuer à régner. Il est utile de mentionner qu’au moins deux fois l’été dernier Arafat a dit que son expérience de gouvernement consistait dans les 10 années où il a « contrôlé » le Liban, maigre consolation pour les nombreux Libanais et Palestiniens qui se souviennent de cette période désolante. Aujourd’hui il n’y a d’ailleurs pas de réels moyens pour mener des élections, même si elles étaient au programme. L’imposition du pouvoir par le haut, plus le long héritage de l’occupation, cela n’a guère contribué à la croissance d’institutions démocratiques à la base. Des comptes-rendus non confirmés dans la presse arabe indiquent que l’OLP a déjà nommé des ministres dans son propre cercle de Tunis, et des ministres adjoints parmi les habitants fiables de Cisjordanie et de Gaza. Y aura-t-il jamais de vraies institutions représentatives ? On ne peut pas être très optimiste, vu le refus absolu d’Arafat de partager ou de déléguer le pouvoir, sans parler des moyens financiers que lui seul connaît et contrôle.

À la fois pour la sécurité intérieure et pour le développement, Israël et l’OLP s’alignent maintenant l’un sur l’autre. Les membres ou consultants de l’OLP ont rencontré des dirigeants du Mossad depuis octobre dernier pour discuter des problèmes de sécurité, notamment la sécurité d’Arafat lui-même. Et ceci au moment même de la pire répression israélienne des Palestiniens sous occupation militaire. Derrière la collaboration, il y a l’idée qu’elle dissuadera tout Palestinien de manifester contre l’occupation, laquelle ne se retirera pas, mais ne fera seulement que se redéployer. Par ailleurs, les colons israéliens continueront à vivre, comme ils l’ont toujours fait, sous une justice différente. L’OLP deviendra ainsi l’exécutant d’Israël, perspective désagréable pour la plupart des Palestiniens. Fait intéressant, l’ANC a toujours refusé de fournir des policiers au gouvernement sud-africain avant tout partage du pouvoir, précisément pour éviter d’apparaître comme l’exécutant du gouvernement blanc. Il y a quelques jours, on rapportait depuis Amman que 170 membres de l’Armée de libération de la Palestine, actuellement entraînés en Jordanie pour faire la police à Gaza, ont refusé de coopérer, précisément pour cette raison. Avec environ 14 000 Palestiniens prisonniers dans les prisons israéliennes — dont certains pourraient être relâchés, selon Israël — il y a une contradiction implicite, pour ne pas dire une incohérence avec les nouveaux arrangements sécuritaires. Accorderont-ils plus de place à la sécurité des Palestiniens ?

Le sujet sur lequel la plupart des Palestiniens sont d’accord est le développement, décrit dans les termes les plus naïfs qu’on puisse imaginer. On s’attend à ce que la communauté mondiale donne aux zones presque autonomes un soutien financier à grande échelle ; on en attend autant de la diaspora palestinienne. Mais tout le développement pour la Palestine doit passer par le Comité mixte de Coopération économique Palestine-Israël, alors que, d’après le document, « les deux côtés coopéreront ensemble et unilatéralement avec les parties régionales et internationales pour parvenir à ces fins ». Israël est la puissance économique et politique dominante dans la région — et bien sûr sa puissance est renforcée par son alliance avec les USA. Plus de 80 % de l’économie de la Cisjordanie et de Gaza dépendent d’Israël, qui contrôlera vraisemblablement les exportations palestiniennes, l’industrie et le travail dans un futur proche. À part une petite classe moyenne d’entrepreneurs, la grande majorité des Palestiniens sont appauvris et sans terre, soumis aux caprices de la communauté industrielle et commerciale israélienne qui emploie les Palestiniens comme main-d’œuvre bon marché. Sur le plan de l’économie, la plupart des Palestiniens resteront sans doute ce qu’ils sont, même s’ils sont maintenant supposés aller travailler dans le secteur privé, dans des industries de services partiellement sous contrôle palestinien, comme l’hôtellerie, les petites unités de montage, les fermes et des choses similaires.

Une étude récente du journaliste israélien Asher Davidi cite Dov Lautman, président de l’Association des Industriels israéliens : « Qu’il y ait un État palestinien, l’autonomie ou un État palestino-jordanien importe peu. Les frontières économiques entre Israël et les territoires [occupés] doivent rester ouvertes ». En réalité, avec ses institutions bien développées, ses relations étroites avec les USA et son économie agressive, Israël incorporera économiquement les territoires [occupés], les maintenant dans un état de dépendance permanente. Et puis Israël se tournera vers le monde arabe élargi, faisant usage des bénéfices politiques de l’accord palestinien comme d’un tremplin pour s’introduire dans les marchés arabes, qu’il exploitera aussi et dominera probablement.

Encadrant tout cela : les États-Unis, la seule puissance mondiale, dont l’idée de Nouvel ordre mondial est basée sur une domination économique par quelques sociétés géantes et la paupérisation si nécessaire de nombreuses populations peu évoluées (même celles dans les métropoles). L’aide économique pour la Palestine est supervisée et contrôlée par les États-Unis, en contournant les Nations-Unies dont certaines agences comme l’UNRWA et l’UNDP sont de loin mieux placées pour la gérer. Prenons le Nicaragua et le Vietnam. Ces deux pays sont d’anciens ennemis des États-Unis ; le Vietnam a effectivement vaincu les États-Unis mais maintenant, il a économiquement besoin d’eux. Un boycott contre le Vietnam se poursuit et les livres d’histoire sont écrits de manière à montrer comment les Vietnamiens ont péché contre les États-Unis et les ont « maltraités » pour leur geste idéaliste d’avoir envahi, bombardé et dévasté leur pays. Le gouvernement sandiniste du Nicaragua a été attaqué par le mouvement des Contras financé par les États-Unis ; les ports du pays ont été minés, sa population ravagée par la famine, les boycotts et tous les types imaginables de subversion. Après les élections de 1991, qui ont porté au pouvoir un candidat soutenu par les États-Unis, Mme Chamorro, les USA ont promis des millions et des millions de dollars d’aide, dont seulement 30 millions ont en fait été concrétisés. À la mi-septembre, toutes les aides étaient supprimées. Il y a maintenant une famine et une guerre civile au Nicaragua. Pas moins fâcheux a été le sort du Salvador et de Haïti. S’abandonner, comme Arafat l’a fait, aux mains des États-Unis, c’était presque à coup sûr subir le sort qu’ils ont réservé aux peuples rebelles ou « terroristes » avec lesquels ils ont eu à traiter dans le tiers monde, « après » que ceux-ci eurent promis de ne plus résister aux États-Unis.

Main dans la main avec le contrôle économique et stratégique des pays du tiers monde qui se trouvent à proximité, ou sont détenteurs, de ressources comme le pétrole, indispensables aux États-Unis, il y a le système médiatique dont la portée et le contrôle sur la pensée sont vraiment stupéfiants. Depuis au moins vingt ans, Yasser Arafat était considéré comme l’homme le moins intéressant et moralement le plus repoussant sur la terre. À chaque fois qu’il est apparu dans les médias, ou qu’il s’est entretenu avec eux, il a été présenté comme s’il n’avait en tête qu’une seule idée : tuer des juifs, en particulier les femmes et les enfants innocents. En quelques jours, les « médias indépendants » avaient totalement réhabilité Arafat. Il était maintenant une personnalité admise, sympathique même, dont le courage et le réalisme ont reconnu à Israël sa juste cause. Il s’était repenti, il était devenu un « ami », et lui et son peuple étaient maintenant de « notre » côté. Quiconque s’opposait ou critiquait ce qu’il avait fait était soit un fondamentaliste comme les colons du Likoud soit un terroriste comme les membres du Hamas. Il était devenu presque impossible de dire quelque chose, sinon que l’accord israélo-palestinien – généralement non lu ni examiné, en tout cas pas clair, manquant de dizaines de détails déterminants – était la première étape vers l’indépendance palestinienne.

S’il s’agit d’un critique ou d’un analyste véritablement indépendant, le problème est de savoir comment il doit se libérer du système idéologique servi maintenant tant par l’accord que par les médias. Ce qu’il faut, c’est la mémoire et le scepticisme (voire la suspicion pure et simple). Même s’il est manifestement évident que la liberté palestinienne proprement dite n’a pas été atteinte, et s’il est clair qu’elle est destinée à ne pas l’être, au-delà des piètres limites imposées par Israël et les États-Unis, la fameuse poignée de main diffusée partout dans le monde est censée non seulement symboliser un grand moment de succès, mais aussi masquer les réalités passés aussi bien que présentes.

Avec un minimum d’honnêteté, les Palestiniens devraient être capables de voir que la grande majorité des personnes que l’OLP est censée représenter ne sera pas servie par l’accord, sauf superficiellement. Certes, les habitants de la Cisjordanie et de Gaza sont à juste titre heureux de voir que certaines troupes israéliennes vont se retirer, et que de grandes quantités d’argent vont commencer à arriver. Mais il est franchement malhonnête de ne pas être attentif sur ce qu’implique l’accord en termes d’occupation à venir, de contrôle économique et d’insécurité profonde. Ensuite, il y a le problème gigantesque des Palestiniens qui vivent en Jordanie, sans parler des milliers de réfugiés apatrides au Liban et en Syrie, États arabes « amis » qui ont toujours eu une loi pour les Palestiniens, et une autre pour leurs ressortissants. Ces deux-poids-deux-mesures se sont déjà intensifiés, comme en témoignent les scènes épouvantables de retards et de harcèlements qui se sont produites au Pont Allenby depuis que l’accord a été annoncé.

Alors, que faire, puisque le vin est tiré ? La première chose est d’expliquer clairement non seulement quelles sont les vertus d’être reconnu par Israël et accepté à la Maison Blanche, mais aussi quels en sont les principaux handicaps. Pessimisme intellectuel d’abord, optimisme de la volonté ensuite. On ne peut améliorer une situation médiocre incombant largement à l’incompétence technique de l’OLP – qui a négocié en anglais, langue que ni Arafat ni son émissaire à Oslo ne connaissent, sans conseiller juridique – aussi longtemps que sur le plan technique au moins on n’implique pas les personnes capables de penser par elles-mêmes, et non pas de simples instruments de ce qui n’est toujours qu’une simple autorité palestinienne. Je trouve terriblement démoralisant que tant d’intellectuels arabes et palestiniens – qui, une semaine avant, se lamentaient des manières dictatoriales d’Arafat, de son contrôle égocentrique de l’argent, du cercle d’hypocrites courtisans qui l’entourait ces derniers temps, de l’absence de fiabilité et de réflexion, du moins depuis la Guerre du Golfe – opèrent maintenant un retournement à 180 degrés et se mettent à applaudir son génie tactique et sa dernière victoire. La marche vers l’autodétermination ne peut s’entreprendre qu’avec des gens nantis d’aspirations et d’objectifs démocratiques. Sans cela, l’effort n’en vaut pas la peine.

Après tout le tralala célébrant « le premier pas vers un État palestinien », nous devrions nous rappeler que ce qui importe beaucoup plus qu’avoir un État, c’est le genre d’État que ce sera. L’histoire du monde post-colonial est défiguré par les tyrannies à parti unique, les oligarchies tyranniques, la dislocation sociale causée par les « investissements » occidentaux et l’énorme paupérisation entraînée par la famine, la guerre civile ou le vol pur et simple. Pas plus que le fondamentalisme religieux, le simple nationalisme n’est et ne sera jamais « LA réponse » aux problèmes des nouvelles sociétés laïques. Hélas on peut déjà entrevoir dans un potentiel État palestinien l’esquisse d’un mariage entre le chaos libanais et la tyrannie irakienne.

Pour ne pas en arriver là, il faut s’occuper d’un certain nombre de thèmes spécifiques. L’un d’eux est la diaspora des Palestiniens qui à l’origine ont porté Arafat et l’OLP au pouvoir, les y ont maintenus, et sont à présent voués au statut permanent d’exilés ou de réfugiés. Comme ils constituent au moins la moitié de la totalité de la population palestinienne, leurs besoins et leurs aspirations ne sont pas à négliger. Un faible segment de la communauté exilée est représenté par les différentes organisations politiques « accueillies » en Syrie. Un nombre significatif d’indépendants (dont certains, comme Chafik El Hout et Mahmoud Darwish, ont suspendu leur participation à l’OLP ) ont toujours un rôle important à jouer, pas seulement celui d’applaudir ou de condamner en coulisses, mais en défendant des changements spécifiques dans la structure de l’OLP, en tentant de transformer l’ambiance triomphaliste du moment en quelque chose de plus approprié, en mobilisant le soutien et la construction d’une organisation au sein des différentes communautés palestiniennes partout dans le monde, afin de poursuivre la marche vers l’auto-détermination. Leurs communautés ont été singulièrement insatisfaites, sans leaders et indifférentes depuis le début du processus de Madrid.

L’une des premières tâches est le recensement des Palestiniens, à considérer non pas comme un simple exercice bureaucratique, mais comme l’affranchissement des Palestiniens où qu’ils se trouvent. Israël, les Etats-Unis et les états arabes, tous se sont toujours opposés au recensement : il donnerait aux Palestiniens une trop forte visibilité dans des pays où ils sont censés être invisibles. Avant la Guerre du Golfe, il aurait montré à différents gouvernements du Golfe combien ils étaient dépendants d’une communauté « hôte » trop nombreuse, généralement exploitée. Mais surtout le refus du recensement découlait de la conscience du fait que s’il fallait compter l’ensemble des Palestiniens, malgré la dispersion et la spoliation, un tel exercice ne serait pas loin de faire d’eux une nation plutôt qu’une simple collection de gens. Aujourd’hui plus que jamais, le processus du recensement, suivi peut-être d’élections partout dans le monde, serait un point majeur de l’ordre du jour pour tous les Palestiniens où qu’ils soient. Il pourrait constituer un acte d’auto-réalisation historique et politique en dehors de limitations imposées par l’absence de souveraineté. Et il donnerait chair au besoin universel de participation démocratique, qui à présent est ostensiblement entravé par une alliance prématurée entre Israël et l’OLP.

Certes, un recensement poserait une fois de plus la question du retour des Palestiniens qui ne sont pas de Cisjordanie ou de Gaza. Bien que ce dossier ait été condensé dans la formule générale de « réfugiés » reportée dans le futur jusqu’aux entretiens sur le statut final, il faut l’ouvrir dès maintenant. Le gouvernement libanais par exemple, a publiquement mis le feu aux poudres contre la citoyenneté et la naturalisation pour les 350 à 400 mille Palestiniens au Liban, la plupart apatrides, pauvres et dans une impasse permanente. La situation est similaire en Jordanie et en Egypte. Ces gens qui parmi tous les Palestiniens ont payé le tribut le plus lourd, on ne peut ni les laisser pourrir quelque part ni les déverser ailleurs contre leur volonté. Israël est capable d’offrir le droit au retour à tout juif dans le monde : les individus juifs peuvent devenir citoyens israéliens et vivre en Israël à tout moment. Cette inéquité extraordinaire, intolérable à tous les Palestiniens depuis plus d’un demi-siècle, doit être corrigée. Il est impensable que tous les réfugiés de 1948 souhaitent ou soient capables de retourner dans un endroit aussi petit qu’un Etat palestinien : mais par ailleurs, il est inacceptable pour eux tous qu’on leur dise de se réinstaller ailleurs, ou d’abandonner toute idée de rapatriement et de compensation.

Aussi l’une des choses que l’OLP et les Palestiniens indépendants devraient faire, c’est traiter une question non évoquée dans les Accords d’Oslo, anticipant les négociations sur le statut final, à savoir : exiger des réparations pour les Palestiniens qui ont été victimes de ce terrible conflit. Même si le gouvernement israélien souhaite (Rabin l’a énergiquement exprimé dans sa conférence de presse à Washington) que l’OLP ferme « ses prétendues ambassades », ces bureaux devraient rester ouverts afin que les plaintes en matière de rapatriement ou de compensation puissent y être déposées.

En somme, il nous faut progresser de l’état d’abjection passive dans lequel nous avons négocié les Accords d’Oslo (« nous accepterons tout du moment que vous nous reconnaissiez ») vers une position qui nous permette de poursuivre des traités parallèles avec Israël et les arabes concernant les aspirations nationales palestiniennes, par opposition à de simples aspirations municipales. Mais cela n’exclut pas de résister à l’occupation israélienne qui se prolonge indéfiniment. Aussi longtemps qu’existeront l’occupation et les colonies, qu’elles soient ou non légitimées par l’OLP, les Palestiniens comme les autres doivent se déclarer contre elles. L’une des questions non évoquées dans les Accords d’Oslo, ni dans l’échange de lettres OLP-Israël, ni dans les discours à Washington, c’est de savoir si la violence et le terrorisme auxquels l’OLP a renoncé incluent la résistance non violente, la désobéissance civile, etc. Il s’agit d’un droit inaliénable pour tout peuple à qui sont déniés la souveraineté et l’indépendance, et il faut le soutenir.

Comme beaucoup de gouvernements arabes impopulaires et antidémocratiques, l’OLP a déjà commencé à s’approprier l’autorité, qualifiant ses opposants de « terroristes » ou de « fondamentalistes ». C’est de la démagogie. Le Hamas et le Jihad islamique sont opposés à l’accord d’Oslo mais ils ont dit à plusieurs reprises qu’ils n’auront pas recours à la violence contre d’autres Palestiniens. D’ailleurs, leur influence combinée atteint moins d’un tiers des citoyens de Cisjordanie et de Gaza. Quant aux groupes basés à Damas, il me semble qu’ils sont soit paralysés soit discrédités. Mais cela est loin de résumer l’opposition palestinienne, qui comprend aussi des laïcs renommés, des gens qui se sont engagés pour une solution pacifique au conflit israélo-palestinien, réalistes et démocrates. Je m’inclus dans ce groupe qui est, je crois, beaucoup plus important que ce que l’on suppose aujourd’hui.

Au cœur de la pensée de cette opposition se trouve le besoin désespéré d’une réforme au sein même de l’OLP, qui est maintenant avertie que les revendications réductrices pour une « unité nationale » ne sont plus une excuse pour l’incompétence, la corruption et l’autocratie. Pour la première fois dans l’histoire palestinienne, une telle opposition ne peut plus, sauf par quelque logique grotesque et non sincère, être assimilée à une trahison de l’autorité ou à une trahison morale. En effet, nous affirmons que nous sommes opposés au palestinisme sectaire et à une loyauté aveugle à la direction : nous restons attachés aux grands principes démocratiques et sociaux de la responsabilisation et de la représentation que le nationalisme triomphant a toujours essayé de supprimer. Je crois qu’une opposition généralisée au passé de maladresses de l’OLP va émerger dans la diaspora, mais elle finira par intégrer des personnes et des partis des Territoires occupés.

Enfin, il y a la question déroutante des relations entre Israéliens et Palestiniens qui croient en une autodétermination pour deux peuples, mutuellement et à égalité. Les réjouissances sont prématurées et, pour beaucoup trop d’Israéliens et de juifs non israéliens, elles sont un moyen facile de se défiler devant les énormes disparités qui subsistent. Nos peuples sont déjà trop reliés l’un à l’autre dans un conflit et une histoire partagée de persécutions pour un pow-wow de style américain destiné à panser les blessures et ouvrir la voie pour avancer. Il y a toujours une victime et un bourreau. Mais il peut y avoir une solidarité dans la lutte pour mettre fin aux injustices, et, pour les Israéliens, en pressant leur gouvernement de mettre un terme à l’occupation, à l’expropriation et aux colonies. Les Palestiniens, après tout, n’ont plus grand-chose à donner. La lutte commune contre la pauvreté, l’injustice et le militarisme doit maintenant être engagée sérieusement, sans les exigences rituelles de sécurité psychologique pour les Israéliens – qui, s’ils ne l’ont pas encore aujourd’hui, ne l’auront jamais. Plus que tout autre chose, ceci montrera comment la poignée de main symbolique pourra être la première étape vers la réconciliation et une paix réelle.

Edward Saïd

21 octobre 1993 – London Review of books :
http://www.lrb.co.uk/v15/n20/edward-said/the-morning-after
Traduction collective : Info-Palestine

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