«L’Europe est condamnée à subir le contre-choc des erreurs qui ont été faites»
décembre 22, 2016
David Thomson: «L’Europe est condamnée à subir le contre-choc des erreurs qui ont été faites»
— 21 décembre 2016
Nous avons toujours pris au sérieux ce que disait David Thomson ; il a mis très tôt en évidence ce que les chancelleries engagées dans la déstabilisation de la Syrie masquaient. Nous avons publié des milliers d’articles dénonçant la complicité criminelle des pays occidentaux et la couverture des médias traditionnels. Nous avons dénoncé les médias qui présentaient les combattants – venus de partout faire le djihad en Syrie – comme des « opposants pro-démocratie », [l’organisation EI arrivée en 2014 étant seule à être qualifiée de terroriste]. Une plainte a été déposée par 35 téléspectateurs en 2015 contre la Radio télévision suisse (RTS); cette plainte mettait en évidence ce biais ; lui reprochait de donner crédit à la propagande des groupes armés – notamment en se fondant sur une officine proche des groupes terroristes comme l’OSDH. Cette plainte a été rejetée par des juges aveugles. Ce qui a permis à la RTS de continuer sans rien changer à sa ligne: de présenter les terroristes qui occupaient la ville d’Alep comme des « rebelles ». Et de parler de la « chute » d’Alep, ce qui est, pour les Syriens qui défendent l’Etat légal, une victoire contre la terreur, une véritable « libération ». [Silvia Cattori]
Capture d’écran de France 2 lors du passage de David Thomson dans Ce Soir ou jamais en avril 2014.
Par Charlotte Pudlowski | 20.12.2016
Source: Slate.fr
À l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage,«Les Revenants», David Thomson, grand reporter à RFI, revient pour Slate sur ses cinq ans de travail sur le terrorisme djihadiste, et sur la façon dont les médias n’ont pas vu venir le sujet. Selon lui, leur fonctionnement est en partie responsable des mauvaises décisions politiques qui ont été prises et qui aggravent la dangerosité du djihad sur notre territoire.
Quand David Thomson était encore étudiant en école de journalisme à Bordeaux, il y a une dizaine d’années, et que nous sommes devenus amis, il n’attendait qu’une chose c’était le terrain. La Tunisie n’était pas l’option évidente, il rêvait plus au Sud. Mais il se passait des choses –une révolution en cours. Il allait y devenir correspondant puis grand reporter pour RFI et trouver le sujet qu’on pourrait dire «du siècle» –si l’expression n’était pas galvaudée– celui qui allait nous ébranler tous: les djihadistes français.
Je l’ai vu trouver son sujet, et j’ai vu son sujet s’insinuer en lui, grignoter sa vie, son temps, toutes les conversations. De l’époque où personne ne voulait l’entendre, en 2011, jusqu’à celle des attentats, où il se désolait que personne n’ait voulu l’écouter, jusqu’à aujourd’hui où les micros lui sont tendus comme à un prophète. Son nouveau livre, Les Revenants, co-édité par le Seuil et le site Les Jours, fait le récit de ces Français partis combattre au sein de l’Etat islamique et qui rentrent, par désillusion ou épuisement, ou par désir d’attaquer le sol français. Le livre, passionnant, s’est transformé en quelques jours en best-seller.
David pense avoir fait le tour de la question, il va arrêter progressivement, passer à autre chose, il réfléchit à quoi. En attendant de trouver, il est revenu pour Slate sur ses cinq ans de travail et la façon dont les médias n’ont pas vu venir le sujet. Selon lui, leur fonctionnement est en partie responsable des mauvaises décisions politiques qui ont été prises et qui aggravent la dangerosité du djihad sur notre territoire. Les faux discours, la cécité générale, ont empêché de freiner les djihadistes français. Entre 2011 et 2014 la France a commis des erreurs dont nous paierons les conséquences, et au cœur de cette erreur résident les médias.
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Tu dis souvent que le phénomène du djihadisme français est né totalement en-dessous de tous les radars médiatiques, qu’est-ce que ça veut dire, et comment tu l’expliques?
Les premiers Français sont partis en 2012, puis en 2013, sans qu’il n’y ait aucune mention de cette lame de fond dans les médias. A tel point qu’en France ils n’ont commencé à en parler qu’en 2014, au moment où les autorités réalisaient avec sidération l’ampleur du phénomène, au moment où il était déjà trop tard. Des centaines de Français étaient déjà en Syrie. Je l’explique par le fait que nous, médias, sommes déconnectés d’une certaine réalité sociale française. Mais ce n’est pas qu’un travers journalistique: le monde académique ou du renseignement, même les mosquées, les représentants musulmans eux-mêmes étaient déconnectés de cette réalité et ne l’ont pas vue venir.
C’est la fameuse bulle dont on parle tant depuis l’élection de Donald Trump, et qui était déjà à l’œuvre sur le phénomène djihadiste. Mais ce que tu dis c’est que ce n’est pas seulement la bulle des élites et des médias, c’est une multiplication des bulles dans toutes les sphères?
Oui, même les familles touchées par ce phénomène étaient souvent les dernières à s’en rendre compte. Ils découvraient la réalité de la radicalité de leur enfant quand ils recevaient un coup de fil de Syrie pour dire «papa maman, je suis en Syrie et je ne reviendrai pas». Pour moi ce n’est pas qu’une question d‘élites. C’est un cas inédit de phénomène qui s’est déroulé très très vite, en-dessous de tous les radars. Aucun travail universitaire n’avait prévu ce qui s’est passé.
Des essayistes académiques dominants avaient même pronostiqué l’inverse en défendant le paradigme d’un déclin de l’islam politique et du djihadisme après le 11 septembre. Tout ce qui s’est passé depuis 2011 dans le monde arabe et en France démontre le contraire.
Est-ce que ça ne correspond pas plus généralement à une accélération des processus sociaux, des transformations sociétales et culturelles?
Sans aucun doute, parce que tout s’est vraiment joué en à peine deux ans, facilité par deux facteurs: une géopolitique du djihad inédite en Syrie combinée à l’émergence d’un djihadisme viral sur les réseaux sociaux. Les premiers français sont partis en 2012, une poignée, ils ont fait souche, sans éveiller les craintes des signaux d’alerte habituels. A cette époque, j’ai connu certains de ces Français qui ont eux même fait rentrer d’autres français qui en ont eux-même fait rentrer des dizaines d’autres. C’est l’effet papillon. Si ce premier maillon de la chaine avait été empêché de partir, il y aurait peut-etre un quart de francais en moins en Syrie.
Quand j’ai commencé à bosser sur le sujet on était deux ou trois publiquement, et j’étais le seul journaliste. Il y avait Gilles N., observateur amateur, mais sans doute le plus informé sur ces réseaux et leur propagande. Et Romain Caillet, qui est en partie blacklisté aujourd’hui en raison d’un passé qu’il n’avait jamais caché alors qu’il est à mes yeux le meilleur connaisseur des sphères djihadistes françaises et francophones. C’est dommage, les médias se privent d’une expertise unique.
Moi je travaillais non seulement dans l’indifférence totale, mais en plus on me faisait le reproche de travailler sur ce sujet.
Qui te faisait ce reproche? Les gens en Tunisie, où tu étais alors correspondant pour RFI? Ou en France?
Les deux mais différemment, parce qu’il y a eu un déni tunisien et un déni français.
La déconnexion était pire en Tunisie qu’en France, parce que les élites représentaient tout médiatiquement, rien politiquement, elles étaient déconnectées de ce qui se passait au cœur des régions tunisiennes, mais elles constituaient la source d’information numéro 1 de l’intelligentsia et des médias Une des filles qui était la vitrine médiatique de ce programme de déradicalisation a été arrêtée au bout d’un an sur le chemin de la Syrie alors qu’elle rejoignait l’État islamique français. Ils ont forgé une vision complètement biaisée de la réalité.
Il y avait même des éditorialistes à la télé qui disaient que j’étais financé par le Maroc pour nuire à l’image de la Tunisie
En Tunisie des journalistes locaux, des activistes, des politiques, me critiquaient publiquement pour le simple fait de travailler sur le sujet. Eux-mêmes n’avaient pas du tout réalisé ce qui était en train de se passer dans leur propre société qu’au fond, ils ne connaissaient pas. Ils minimisaient ou niaient la menace en permanence sur le thème «?le terrorisme n’est pas tunisien, le pays de Bourguiba, du code du statut personnel de la femme, etc…». Il y avait même des éditorialistes à la télé qui disaient que j’étais financé par le Maroc pour nuire à l’image de la Tunisie, pour détourner les touristes de la Tunisie et les faire aller au Maroc. D’autres disaient que j’étais payé par le Qatar!
Et puis c’était le moment en Tunisie où –et ça a duré jusqu’en 2015! très tardivement– une grande partie de l’opinion, et beaucoup de gens dans les médias aussi, étaient convaincus qu’il n’y avait pas de problème de djihadiste mais qu’il y avait un complot du ministère de l’intérieur. Ils pensaient que des anciens du RCD, l’ancien parti unique de Ben Ali, s’étaient déguisés en djihadistes avec des fausses barbes, pour générer une situation de chaos et permettre le retour de l’ancien régime au pouvoir. On appelait ça la théorie des fausses barbes là-bas.
Encore aujourd’hui beaucoup pensent que l’Etat islamique est une création sioniste et que les journalistes qui travaillent dessus sont forcément plus ou moins liés au complot. C’est une opinion très répandue dans le monde arabe à la fois dans les cercles de gauche et parmi les frères musulmans. C’est un discours que peut aussi bien tenir le grand mufti de la mosquée Al Azhar ou le frère de Tariq Ramadan. Des gens qui ont une influence immense.
Dès que je postais un tweet j’avais vingt trolls tunisiens qui me disaient «pourquoi vous faites ça vous, les journalistes français? Pourquoi vous parlez de ça?»
C’est dans ce déni tunisien que le pays est devenu dès 2013 le principal exportateur de djihadistes au monde vers la Libye, la Syrie et l’Irak.
Je me souviens même de m’être fait passer un savon par Moncef Marzouki fin 2011 au moment où il accèdait à la présidence du pays. Pendant une interview j’ai l’outrecuidance de lui poser une question sur les djihadistes et il me répond «vous avez pas autre chose à faire vous les journalistes français? Vous croyez pas qu’il y a des vrais problèmes en Tunisie, comme le chômage ou l’instabilité politique?»
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