Une guerre accidentelle contre l’Iran coûterait cher à l’armée américaine
mars 24, 2017
Publié par Gilles Munier sur 24 Mars 2017,
Par Sharmine Narwani (revue de presse : Réseau International – 24/3/17)*
Beyrouth – Après des semaines d’intimidation envers l’Iran désigné comme « l’État terroriste numéro 1 » dans le monde, l’administration Trump semble avoir baissé son discours d’un ton.
Mais ici, au Moyen-Orient, où le moindre bruit émis par Washington est analysé en détail, les parties concernées ne cessent de spéculer sur un conflit entre les États-Unis et l’Iran. Cinquante jours après son investiture, la voie suivie par Trump en matière de politique étrangère reste une énigme. Il jure que « toutes les options » restent possibles avec l’Iran – mais le sont-elles ? Les quelques mesures qui ont déjà été prises, laissent entrevoir les grandes lignes – et les limites – de sa politique au Moyen-Orient. Sur les trois théâtres militaires majeurs où les forces américaines sont actuellement engagées, quelques tournants significatifs ont été amorcés.
Au nord de la Syrie, les alliés kurdes de l’Amérique viennent de céder volontairement la place à l’Armée syrienne et aux forces militaires russes, pour éviter de se retrouver directement aux prises avec la Turquie, autre allié des États-Unis et membre de l’OTAN. Washington a empêché la Turquie de jouer un rôle dans la libération de Raqqa, tout en sachant pertinemment qu’Ankara ne tolérerait pas que la capitale de l’EI tombe dans les mains des Kurdes. Il apparaît de plus en plus probable que la formule qui va l’emporter verra la ville et ses alentours céder, sous parapluie russe, à une autorité amie avec le gouvernement syrien.
Au nord de l’Irak, le combat pour la reprise de Mossoul s’est accéléré, l’armée irakienne ayant libéré la moitié de la partie occidentale de la ville en seulement vingt jours. Agissant sous le commandement du gouvernement de Bagdad, cette armée est essentiellement composée de miliciens chiites, dont la plupart ont été formés et équipés par l’armée iranienne.
Au Yémen, où, selon les gros titres alarmants des journaux occidentaux, l’armée américaine commet bavures et excès, un fait beaucoup plus grave est occulté par les médias. Il est maintenant avéré – et plus seulement hypothétique comme ce l’était auparavant – que les frappes aériennes américaines touchent des terroristes d’al-Qaïda, travaillant côte à côte avec les forces des Émirats arabes unis (EAU), pour cibler des milices islamistes qui sont, comme chacun sait, alliées de fait aux Saoudiens sur le terrain. D’après certaines informations, les EAU ont fait monter les enchères la semaine dernière, en demandant aux Saoudiens de laisser tomber le président marionnette Abdrabbuh Mansour Hadi – alors que ce dernier est notoirement l’autorité yéménite que la coalition saoudienne soutenue par les Occidentaux cherchait à rétablir par la force.
En quelques semaines, Trump a démoli la stratégie louvoyante de Obama dans les différents points névralgiques du Moyen-Orient – soit en passant directement à l’action, soit en n’empêchant plus les autres de le faire. Ce qui est remarquable, c’est que, prises au pied de la lettre, toutes ces actions servent les intérêts de l’Iran dans la région et sapent ceux de la Turquie et de l’Arabie saoudite, alliés des États-Unis.
Mais ne vous y trompez pas. Ceci n’est que la salve d’ouverture de Trump. Ses ambitions sont bien plus grandes et ténébreuses et ces récents changements ne signifient pas forcément qu’il n’ait plus l’Iran en ligne de mire. La République islamique, ses alliés et ses adversaires restent inclus dans une partie de poker géostratégique à plus large visée du Président. Il peut les utiliser pour impliquer ou punir des cibles plus cruciales, telles que la Russie et la Chine, deux grandes puissances qui se sont aménagé des relations stratégiques avec Téhéran. L’Iran peut également lui servir d’instrument utile pour provoquer ou cajoler les alliés traditionnels de l’Amérique que sont Israël, la Turquie et différentes monarchies arabes, les amenant ainsi à adopter ses propres positions.
Les États-Unis ont d’ores et déjà adopté plusieurs postures politiques menaçantes – dont le but ultime reste à définir – ciblant principalement l’Iran. Une coalition « Émirats Arabes – OTAN » menée par l’Arabie saoudite, qui pourrait s’allier avec Israël contre l’Iran, est évoquée à demi-mot. On parle aussi de demandes émises par différentes capitales occidentales et orientales alliées, pour que Damas et la Russie excluent l’Iran de leur coalition.
Les voies maritimes : une confrontation « accidentelle »
En dépit de ce rôle de croque-mitaine attribué à l’Iran, il est improbable que Trump s’aventure dans un conflit militaire direct contre ce pays. N’est-il pas le Président qui a clamé haut et fort à quel point il désapprouvait les 6 milliards de dollars investis dans les guerres et les interventions au Moyen-Orient ? Le prolongement du conflit dans la région serait coûteux et le mettrait en porte-à-faux vis-à-vis de grands États avec lesquels il préfère faire des affaires.
En réalité, et malgré son insistance quand il affirme que « toutes les options » restent possibles au sujet de l’Iran, Trump dispose d’un éventail de choix limité. Les sanctions sont toujours restées inopérantes et l’accord avec l’Iran sur le nucléaire a été bouclé de façon à ce que les autres grandes puissances concernées par cet enjeu soient exclues d’accords ultérieurs. Sous la pression de ses alliés, Trump a baissé d’un cran sa menace de saborder cet accord, qui, vient-il de réaliser, ne servirait qu’à isoler les États-Unis et non l’Iran. Des activités subversives – telles que complots de révolutions « de couleur », propagande ou cyber-conflits – se sont révélées inutiles, au vu de la vigilance historique de l’Iran sur ces différents points à l’intérieur de ses frontières. Une guerre conventionnelle exigerait comme préalable une provocation significative de la part de l’Iran et serait sans doute sanctionnée par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Mais il reste un théâtre où un conflit États-Unis – Iran pourrait être facilement déclenché : les différentes voies maritimes qui entourent la République islamique et ses voisins. Les deux pays y disposent d’une flotte militaire et commerciale, dont les navires se croisent quotidiennement. Les tensions y sont élevées, la rhétorique susceptible de s’envenimer à tout instant et les adversaires de l’Iran dans le Golfe, tout comme Washington, sont bien placés pour y provoquer un incident et jeter ensuite de l’huile sur le feu. Comme cela a été rapporté entre les lignes par le New York Times, le Secrétaire à la Défense James Mattis, un faucon investi dans la question iranienne, a fait peu ou prou un pas en ce sens, il y a quelques semaines, en envisageant de laisser des militaires américains monter à bord d’un navire iranien dans les eaux internationales de la mer d’Arabie. Mais le site Intercept a, lui, compris et traduit la portée de cette rencontre rapprochée, par le titre suivant : Le « modéré » Secrétaire à la Défense de Trump vient de nous amener à deux doigts de la guerre.
La guerre est donc une claire éventualité, en cas de geste agressif commis par les États-Unis. L’Iran n’est pas une république bananière. Le pays a enduré une guerre de huit années avec l’Irak, guerre qui a été encouragée, financée et armée par les grandes puissances et des États de la région. La République Islamique s’est remarquablement redressée de cet assaut et continue de développer des moyens conventionnels et asymétriques, pour décourager de futures attaques.
Aussi, lorsque Trump a décidé comme bon lui semblait, d’infliger des sanctions à l’Iran à la suite d’un essai de missiles balistiques le 29 janvier dernier, les Iraniens se sont empressés de surenchérir, le lendemain de l’annonce des sanctions. Et les réactions iraniennes se poursuivent, comme un rappel à l’ordre de la haute improbabilité d’un conflit militaire avec l’Iran. La République islamique fait en sorte de nous signifier qu’elle dispose de moyens visibles et cachés, faisant état de ses essais réguliers de missiles, de ses démonstrations de défense aérienne avancée et de ses entraînements militaires, comme l’ont prouvé les dernières simulations de Velayat 95 effectuées dans le détroit d’Ormuz, dans la mer d’Oman et l’océan Indien.
Les tensions entre les États-Unis et l’Iran se sont intensifiées à mesure qu’augmentait le nombre de golfes, de détroits, de mers et d’océans dans lesquels les flottes militaires et commerciales des deux nations opèrent. Le Pentagone justifie avec insistance sa présence navale sur tant de lointaines voies maritimes au large de l’Asie occidentale, en rappelant qu’elle est indispensable pour faire échec au terrorisme et au piratage. Mais cette région est l’arrière-cour de l’Iran et ce dernier n’a pas besoin de justification pour y faire la police contre ces mêmes menaces, et y protéger ses eaux territoriales et ses frontières maritimes.
Au cours d’une visite que j’ai faite en novembre à Téhéran, j’ai interrogé sur ces questions le Dr Sadollah Zarein, directeur du think tank The Andisheh Sazan Noor Institute et expert sur les questions du MENA (Middle East and North Africa), proche de l’IRGC (Islamic Revolutinary Guard Corps, Gardiens de la Révolution). « Les agissements américains nous fournissent un précédent dans l’ajustement de notre portée navale » m’a-t-il expliqué. La présence navale américaine dans les eaux territoriales iraniennes « renforce notre droit d’intervention dans le golfe Persique, le golfe d’Aden et dans d’autres secteurs maritimes ». Il en résulte « que nous sommes maintenant présents dans le Golfe du Bengale et dans l’océan Indien ».
À la question de savoir s’il trouvait inquiétant qu’un État ennemi déploie sa puissance militaire à deux pas de son pays, Zarein a souri et posément répondu : « Quand les États-Unis sont dans les parages, le mieux pour l’Iran est de rester vigilant et discipliné. Dans cette mesure, leurs agissements nous servent. Ils nous rassemblent, et encouragent l’adhésion aux forces de sécurité du pays, à notre armée et à nos frontières. »
Dans le camp adverse, Washington continue d’alimenter cette discipline et cette cohésion iraniennes en élevant ces récents « incidents » – dont l’Iran est pour une grande part non responsable – au rang d’une campagne médiatique hystérique contre ce pays.
Le reporter d’investigation Gareth Porter a cherché à démêler le vrai du faux, dans les allégations américaines selon lesquelles l’Iran utilise certaines de ces voies maritimes pour acheminer des armes destinées aux rebelles yéménites Houthi. Sa recherche lui a permis d’établir, preuves à l’appui, que la plupart de ces allégations étaient fausses. Et grâce à la divulgation des câbles du Département d’État par WikiLeaks en 2010, nous savons maintenant que – en privé tout au moins – des fonctionnaires américains doutent également de ces accusations portées publiquement.
L’imprévisibilité d’une guerre au sujet des voies maritimes
En janvier 2016, deux navires de la Marine nationale américaine ont pénétré dans les eaux territoriales iraniennes – délibérément ou non, cela reste fumeux – et ont été appréhendés par des Gardiens de la Révolution. Les Américains ont pu suivre le reportage de la capture des marins américains, genoux à terre, mains repliées derrière la tête, tel qu’il a été diffusé par la télévision iranienne. Conformément aux règles de la navigation maritime et au droit international, la République islamique a relâché les officiers peu de temps après. Mais la retransmission américaine en technicolor de l’incident a mis en évidence l’imprévisibilité des opérations maritimes contre cet ennemi retors des États-Unis. Depuis plusieurs décennies, le Pentagone s’entraîne à un jeu de guerre simulée contre l’Iran, pour tester ses hypothèses et affiner ses réactions. Mais une personne que je connais et qui a participé à ces exercices du CENTCOM (Commandement militaire américain), m’a confié l’an dernier que « les États-Unis ne l’emportaient sur l’Iran dans des parties asymétriques, qu’au prix de trucs ou de tricheries ».
Intriguée, j’ai été amenée à creuser l’information et je suis tombée sur « Millennium challenge », un jeu de guerre de 2002 de l’armée américaine, ayant pour cadre le golfe Persique et opposant les États-Unis (équipe bleue) à un adversaire non identifié du Moyen-Orient et supposé être l’Iran (équipe rouge).
Selon le Lt Gen. Paul Van Riper, officier retraité des Marine Corps, qui a géré la réaction asymétrique de l’équipe rouge – et a déclaré forfait, car les règles avaient été modifiées au milieu de la partie, pour resserrer les marges de manœuvre de son équipe – les Rouges ont contourné le système de surveillance électronique de haute technologie des Bleus, en envoyant des messagers en moto en première ligne et en utilisant des méthodes de signalement datant de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont ensuite anéanti 16 navires de guerre américains et une grande partie de la flotte navale. La partie, prévue pour s’étaler sur trois semaines, s’est terminée dès le deuxième jour.
Dans un article intitulé War games Rigged ? (Jeux de guerre truqués ?) et publié sur les sites de Navy, Marine et Army Time (il semblerait qu’il ait été supprimé depuis et nous le mettons en ligne ici), Van Riper discrédite ce jeu de guerre qui a coûté 250 millions de dollars : « C’était en réalité un exercice entièrement conçu pour que les Bleus ‘l’emportent’. »
Van Riper explique : « On nous a donné l’ordre […] de déplacer notre défense aérienne de façon à ce que les unités d’infanterie et de marine puissent réussir leur atterrissage. Le seul ordre donné était soit de désactiver les systèmes de défense aérienne, soit de les déplacer […] Le scénario prévu consistait donc à être partout où le Commandement aéronaval (Marine Air Control Group) l’exigeait. »
Il semble qu’au lieu de tirer des enseignements de cet exercice, l’Armée américaine se soit davantage attachée à confirmer sa doctrine existante et soigner sa façade d’invincibilité. Une attitude dangereuse qui, dans les scénarios de guerre réels, peut amener les chefs militaires à commettre des erreurs de jugement et des imprudences. Et cela, l’Iran le sait.
Ce que coûte la suprématie
Pourquoi les forces armées américaines stationnent-elles dans le golfe Persique coûte que coûte ? Roger Stern, de l’Université de Princeton a établi qu’entre 1976 et 2010, Washington a dépensé la somme impressionnante de 8 milliards de dollars pour surveiller la circulation des pétroliers. À partir de 2010, les États-Unis n’ont réceptionné que 10% de ces transports pétroliers. Les plus grands bénéficiaires étaient le Japon (20%), suivis par la Chine, l’Inde et la Corée du Sud.
Trump devrait en prendre note : si l’accès au pétrole était le véritable objectif de la présence américaine dans le Golfe, Washington pourrait s’en acquitter à moindre coût en installant des oléoducs qui contourneraient la voie maritime.
Au lieu de cela, la politique américaine s’est enlisée dans une dérive de ses missions dans le golfe Persique, au gré d’une ligne de conduite dont peu de présidents américains ont osé s’écarter. Parmi les huit États côtiers du Golfe, l’Iran dispose de la plus longue bande côtière, équivalant à presque le double de celles de ses sept voisins réunis.
Puisque les faucons de Washington s’entêtent à empêcher l’Iran de concurrencer l’hégémonie américaine dans le golfe Persique, ils doivent être les premiers à réfléchir sur les conséquences éventuelles d’une autre guerre, encore évitable – avant qu’une catastrophe ne leur rabaisse le caquet.
Traduit par Sylvie Jolivet pour Arrêt sur Info
Source : Réseau International