Mossoul libérée… et après ? Entretien avec Subhi Toma
septembre 18, 2017
Editions d’Investig’Action
Sociologue de formation et ancien exilé irakien, natif de Mossoul et réfugié en France après un séjour dans les geôles de Saddam Hussein, Subhi Toma est l’un des rares spécialistes à maîtriser la complexité de la question irakienne. Pour le géopoliticien, la deuxième ville d’Irak, loin d’être pacifiée, risque d’être le théâtre d’un affrontement arabo-kurde imminent. Interview exclusive sur les enjeux de l’après-reconquête.
Quel bilan humain et matériel tirez-vous de cette interminable bataille de Mossoul ?
Un nombre considérable de Mossolis – à peu près un million – ont été contraints de quitter la ville. Le porte-parole de l’armée a affirmé que la vieille ville avait été détruite à 80 %, la partie orientale de Mossoul ayant été moins endommagée. Le coût de la reconstruction est estimé à un milliard de dollars afin de permettre aux habitants de bénéficier de nouveau des infrastructures urbaines. De leur côté, les autorités irakiennes avancent le chiffre d’un million de logements nécessaires pour héberger les habitants de retour des camps de réfugiés, car des quartiers ont été entièrement rasés. Il faut donc rebâtir la ville.
Concernant les pertes humaines, les représentants du pouvoir irakien, que ce soit le porte-parole de l’armée ou le représentant de l’armée au Parlement, avancent le chiffre de 30 000 soldats tués dans leurs rangs. En réalité, ils sont bien plus nombreux. Il y a bien entendu de nombreuses victimes civiles à déplorer, environ 40 000, selon le dirigeant kurde M. Zibary. Tandis que le nombre des civiles parmi les victimes est bien supérieur si on prend en compte ceux qui sont encore enterrés sous les gravats. Sans parler des milliers de civils exécutés par Daech… Difficile à l’heure actuelle de faire le bilan, mais on peut dire que le nombre de morts oscille entre 30 000 et 50 000 militaires (soldats et miliciens). Comparé aux autres villes irakiennes qui ont subi des bombardements de cette nature, Mossoul est la plus affectée, plusieurs quartiers ressemblent à des villes fantômes !
On observe une sorte de vide politique au sein de l’État irakien. Comment le pouvoir central de Bagdad envisage-t-il de reconstruire Mossoul – sur tous les plans ?
Selon l’Onu, une commission ad hoc doit œuvrer avec les autorités irakiennes pour mobiliser les fonds nécessaires. En effet, la reconstruction intéresse tout le monde ! Que ce soit le pouvoir central à Bagdad ou le pouvoir local à Mossoul, comme les autorités kurdes. Le gouverneur de la ville et les forces sunnites locales veulent avoir leur part du gâteau. Ce qui les intéresse, ce sont les contrats, peu importe la nationalité des entreprises (américaines, européennes, turques…).
Pourquoi ?
À cause des commissions ! C’est sur ce point que se déroulent les tractations avec les Kurdes et les Arabes. Un des neveux de Barzani s’est rendu au palais de l’Élysée afin de rencontrer Emmanuel Macron. Il venait démarcher les Français pour qu’ils amènent leurs entreprises sur place.
Qu’en est-il du fonctionnement des services publics à Mossoul ? L’électricité est-elle revenue ?
Il paraît que les autorités ont pu remettre en état 10 % du réseau électrique dans quelques quartiers de la partie est de la ville libérés plus tôt, et qui ont subi moins de dégâts. Ce n’est pas le cas de l’ancienne ville.
Et les salaires des fonctionnaires ?
Les fonctionnaires demandent à l’État de leur verser les salaires impayés. Ces demandes émanent surtout des enseignants qui avaient quitté la ville en même temps que les chrétiens et les yézidis, à l’été 2014. Leur retour à Mossoul tient notamment à cette question. Nous sommes en présence d’un cercle vicieux : pour pouvoir inciter les gens à rentrer, il faut les motiver a minima en leur versant leurs salaires.
L’État a-t-il les moyens de financer la masse salariale ?
Oui, il le peut malgré les difficultés actuelles, en comptant sur l’aide internationale et des prêts contractés auprès du FMI et de la Banque mondiale. Notez qu’en vertu d’un accord entre les États-Unis et le gouvernement autonome du Kurdistan, les Américains s’étaient engagés à payer les salaires des peshmergas pour une durée de dix ans, afin de les encourager à mener la guerre contre les djihadistes. Il faut voir ce qui se passe : les Kurdes qui contrôlent Kirkouk vendent le pétrole irakien aux Occidentaux, ils encaissent l’argent et demandent aux Américains de payer les salaires des peshmergas et au gouvernement irakien de payer ceux de leurs fonctionnaires.
Les Kurdes ont pris part à la libération de Mossoul. Quelle est leur influence dans la ville ?
La participation des peshmergas aux combats pour la libération de la ville de Mossoul et des localités de la vallée de Ninive constitue une aubaine pour les autorités du Kurdistan. Elles cherchent en effet à consolider leur influence dans ces zones qu’elles espèrent voir un jour rattachées aux territoires kurdes. Quelque 200 000 Kurdes habitaient Mossoul avant l’avènement du califat. Les Kurdes ont toujours envisagé la ville comme la future capitale hypothétique de leur État. C’est à Mossoul que l’on a découvert les premiers gisements de pétrole irakien. L’industrie pétrolière a donc favorisé l’émergence d’une bourgeoisie irakienne au sein de laquelle se trouvaient insérés beaucoup de Kurdes qui occupaient des postes d’encadrement dans l’industrie, l’administration, l’enseignement, ainsi que dans les activités commerciales.
La bourgeoisie kurde installée à Mossoul depuis environ un siècle a participé activement à la formation de l’armée et de l’État irakien par l’apport de beaucoup d’officiers et de ministres kurdes durant des décennies. Le général kurde Bakr Sidqi a même réussi à prendre le pouvoir en organisant le premier coup d’État militaire en Irak en 1936. À cette époque, c’est dans les environs de Mossoul que l’armée irakienne, sous la direction de Bakr Sidqi, a perpétré le massacre de la population assyrienne, victime des promesses non tenues par les occupants britanniques. En effet, les Britanniques avaient promis aux Assyriens une zone d’autonomie dans leurs villages situés au Kurdistan. Plusieurs mois après ces massacres, le général a été assassiné par un soldat à Mossoul.
Et quel a été le rôle des milices sunnites dans la libération de Mossoul ?
Le frère du vice-président irakien actuel et ex-gouverneur de Mossoul, Oussama al-Nujaifi, dirige une milice sunnite qui compte quelques dizaines de milliers de combattants. Toutefois, elle n’a pas été signalée comme ayant eu un rôle significatif, car elle est sous les ordres des Kurdes. Son avenir dépendra du rôle que les autorités kurdes voudront bien lui accorder.
Qu’en est-il des règlements de compte ?
Un grand nombre de dossiers sont en train d’être constitués par des organisations internationales et les agences des Nations unies en raison des cas de tortures avérées, des exécutions sommaires, des meurtres d’anciens collaborateurs de Daech qui sont jetés des toits des habitations… Sur la dizaine de milices présentes à Mossoul, deux ou trois sont extrêmement violentes et d’obédience pro-iranienne. Elles sont animées par un esprit confessionnel plus qu’autre chose et sévissent sur les gens de Daech.
S’achemine-t-on vers un affrontement généralisé arabo-kurde du fait de l’absence de consensus sur le partage des ressources ?
Oui si Massoud Barzani persiste à vouloir proclamer l’indépendance du Kurdistan, en dépit de tous les appels des puissances internationales et des pays riverains, notamment la Turquie, l’Iran et la Ligue arabe qui lui demande de surseoir à sa décision d’organiser un référendum sur cette question. M. Barzani persiste à croire qu’aucun pays ne peut nier le droit des Kurdes à l’autodétermination. Signe fort, le secrétaire d’État américain a tenu à mettre sur le site du consulat américain à Erbil la teneur de sa communication téléphonique à ce sujet avec M. Barzani. Si ce dernier s’entête et persiste dans sa détermination, alors les affrontements seront inévitables.
Le gouvernement central ne pourra pas rester les bras croisés, tout comme les milices chiites. Celles de Bassora ont même menacé de proclamer l’autonomie du Sud en réaction à celle des Kurdes. Bassora est une ville très riche, mais la corruption est généralisée et ses habitants sont plongés dans la misère. Contrairement au Kurdistan où les Kurdes ont massivement investi dans les infrastructures… Il y a par ailleurs une forte polémique entre Barzani et Al-Hakim, leader du Conseil suprême islamique (chiite) qui est prédominant dans la région de Bassora.
Mais les chiites sont loin d’être unis !
Il n’y a plus rien d’uni dans ce pays ! Même les chrétiens sont divisés. Il existe plus de 14 partis politiques d’obédience chrétienne !
Quel est le rôle de Muqtada al-Sadr ? Pour qui roule-t-il ?
Après le renversement du régime bassiste en 2003, les États-Unis ont encouragé l’émergence du jeune Moqtada al-Sadr comme futur leader religieux local pour ne pas laisser toute la place aux ayatollahs iraniens. Pour contrecarrer les visées iraniennes, la population chiite irakienne accorde son soutien à Moqtada ; de ce fait, il est toujours le leader le plus populaire dans les quartiers et les villes chiites du pays. Il pourra revendiquer le rôle de chef des autorités religieuses irakienne le moment venu. Dans cette perspective, il a laissé son armée (l’armée d’Al-Mahdi) mener la résistance contre l’armée américaine en laquelle il n’a aucune confiance. Son représentant au Parlement irakien, qui est le président de la commission de la défense et de l’armée, affirme que jusqu’à maintenant les Américains soutiennent Daech. Preuves à l’appui, il a déclaré qu’une opération de sauvetage des agents américains qui infiltraient Daech avait eu lieu le 4 août à 3 km au sud de Mossoul. Moqtada joue sur le mécontentement de la population ; tant qu’il peut pousser celle-ci à opter pour lui…
Daech a-t-il encore un capital de sympathie de à Mossoul ?
Aux alentours de Mossoul, il y a encore des fiefs djihadistes qui n’ont pas été touchés, comme Telafar, Hawija ou Al-Kaïm et des villages dans le désert jusqu’à la frontière syro-jordanienne. Dans la ville de Mossoul, il reste encore des cellules dormantes. Des quartiers entiers soutenaient Daech. Si les habitants de Mossoul ont bien accueilli cette organisation, c’est parce qu’ils avaient des raisons pour cela. Ils s’estimaient opprimés par les chiites. Des attaques suicides ont eu lieu, les combattants et leurs familles se sont parfois terrés dans des tunnels. On a retrouvé des centaines de combattants tchétchènes, turcs, européens… des femmes allemandes, russes. Certaines ont été trouvées dans des tunnels vêtues de ceintures d’explosifs. Mais tout n’est pas terminé. Au bout de neuf mois de combats, les Irakiens étaient pressés d’annoncer la libération de la ville pour faire venir le premier ministre Haïder al-Abadi sur place. Cependant, on a pu voir la joie des femmes dans certains quartiers de Mossoul ; la première chose qu’elles ont faite a été de brûler leur niqab, de danser et chanter de joie.
Il est à noter qu’en se rendant en visite officielle en Arabie saoudite en juillet dernier, la première depuis 2006, Abadi pense conforter sa posture d’homme d’État.
Que reste-t-il des anciens baasistes au sein de l’appareil militaire de Daech ? N’ont-ils pas été éliminés pour la plupart ?
Les bassistes ont fait quelques déclarations et annonces dans une tentative de se laver les mains des crimes commis par Daech, alors que durant trois ans ils ont fermé les yeux sur les massacres des yézidis et des chrétiens, afin de mieux cultiver leur compromis. Mais la défaite de Daech à Mossoul presse le parti Baas à se désolidariser de l’État islamique sans pour autant couper tout lien ; en effet, des ex-officiers et membres du parti doivent rester prêts en prévision d’une éventuelle reprise des hostilités.
Les Turcs n’ont jamais complètement renoncé à leur souveraineté sur le vilayet de Mossoul. Quel peut être leur rôle dans la reconstruction de la ville ?
Ils ne renonceront jamais. Les Turcs espèrent arriver à un accord avec les Kurdes pour voir quelle sera la modalité de l’autonomie qu’obtiendra Barzani, afin qu’ils puissent négocier leur part du gâteau. Ils ferment les yeux sur Barzani pour le laisser proclamer un État croupion de facto sur le modèle de Chypre du Nord. Les Kurdes sont parfaitement conscients qu’ils auront besoin des Turcs quoiqu’il advienne. C’est pourquoi l’Iran a convoqué l’ancien président de l’Irak et grand rival de Barzani, Jalal Talabani, très affaibli, pour comprendre sa position vis-à-vis de la Turquie. Nous sommes dans un schéma d’interdépendance. Surtout avec le développement rapide de la caste politique kurde, de la classe au pouvoir des Barzani qui a développé ses ramifications avec les grandes entreprises turques. Il est à noter que ladite caste au pouvoir est constituée de membres de la parenté des clans Barzani et de Talabani.
Voyez leur longévité au pouvoir : Barzani est président de la région kurde depuis 12 ans, son neveu est chef du gouvernement kurde depuis 16 ans, son fils est chef de service de la sécurité depuis 10 ans, son oncle est président du Conseil d’État depuis 12 ans, son oncle est ministre des Ressources naturelles depuis 11 ans, son oncle est responsable des relations extérieures depuis 12 ans, un autre parent est ministre de l’Intérieur depuis 16 ans… Cette liste est non exhaustive.
L’État que Barzani veut mettre en place serait-il viable ?
Massoud Barzani a perdu sa légitimité depuis la fin de son mandat en 2015. Il a liquidé le Parlement régional. Mais la question qu’il faut se poser est la suivante : quel type d’État kurde peut-on envisager ? Il ne faut pas croire qu’il y aura à l’avenir un État kurde en dehors du cadre tribal. Le tribalisme est profondément ancré dans la mentalité politique kurde. Le tribalisme est indissociable du fait kurde, comme en témoigne le fonctionnement de la dynastie des Barzani multimillionnaires. C’est pour ça que Massoud Barzani ne veut pas lâcher le pouvoir. Cette famille ne peut concevoir qu’une autre famille prenne le pouvoir à sa place. Leurs principaux adversaires ont été soit liquidés soit ne sont pas en mesure de s’imposer dans le champ politique kurde d’Irak.
En juillet dernier, Barzani a organisé un déplacement à Bruxelles flanqué d’une grosse délégation… sans être reçu par aucun décideur ou responsable européen. Sa conférence de presse a été un vrai fiasco ! Les Occidentaux ont encouragé les Kurdes à combattre Daech au sol, mais ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs promesses. Le seul pays qui soutient ouvertement un Kurdistan indépendant est Israël. Mais il y a peu de chance que Tel-Aviv parvienne à convaincre les Américains. Ces derniers sont un peu réticents à l’idée de gérer les conséquences de cette indépendance…
Quid de la présence islamiste au Kurdistan irakien ?
À l’évidence les islamistes du Kurdistan représentent une force d’avenir, parce que le contexte socioculturel s’y prête. Ali Babir, chef d’un mouvement islamiste kurde, est une personnalité très influente actuellement et pourrait jouer un rôle important dans le futur. Mustafa Barzani, père de Massoud, était non seulement chef de tribu, mais aussi leader de la plus puissante confrérie du Kurdistan. Tous les chefs de tribus kurdes lui baisaient la main. Les Kurdes étaient naturellement opposés à la politique socialiste du président Kassem (réforme agraire, alphabétisation, statut de la famille…). Ils étaient contre tout ce qui touche à la base du fonctionnement tribal. Il est instructif d’observer en ce moment l’attitude des autorités kurdes à l’égard des communautés non musulmanes au Kurdistan. Des maires de villes chrétiennes soupçonnés d’indépendance à l’égard de l’autorité de M. Barzani viennent d’être limogés.
Source: Afrique-Asie
Article extrait du dernier numéro d’Afrique-Asie