Jean-Pierre Chevènement et les deux guerres du Golfe
octobre 26, 2017
France-Irak Actualité
Publié par Gilles Munier sur 25 Octobre 2017,
Catégories : #Irak, #Politique arabe, #Etats-Unis, #Proche-Orient, #Terrorisme, #Iran
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Revue de presse: Le blog de Jean-Pierre Chevènement (21/10/17)*
Extraits de l’entretien accordé par Jean-Pierre Chevènement à la revue Charles – Propos recueillis par Loris Boichot (octobre 2017).
…(…)… Loris Boichot : Quel événement vous a confronté, en tant que ministre de la Défense, à la raison d’Etat, à cet intérêt supérieur de l’Etat qui exige de transgresser les règles courantes ?
La guerre du Golfe à l’évidence. Cette guerre parfaitement évitable, si on avait eu recours aux ressources de la diplomatie, était, à mes yeux, une catastrophe épouvantable, qui allait ouvrir la voie à une expansion du fondamentalisme, de l’islam radical et du terrorisme, qui allait déséquilibrer complètement le Moyen-Orient et nous aliéner une partie de l’opinion arabe. J’ai eu des discussions très dures avec François Mitterrand sur ce sujet.
La raison d’Etat commandait François Mitterrand d’engager la France dans ce conflit, selon vous ?
Je ne crois pas, je ne connais pas les motivations de François Mitterrand. Il ne me les a jamais véritablement données. Ou alors il m’a dit des choses que je ne veux même pas vous rapporter.
C’est-à-dire ?
Je ne veux pas vous les rapporter. Il m’a dit des choses qui m’ont choqué. Et moi, personnellement, je me suis déterminé en fonction de la raison d’Etat. De la raison d’Etat de la France. Je considérais, comme ministre de la Défense, qu’il valait mieux que je me défasse de mon sabre et que je n’apparaisse pas complice d’une guerre qui porterait un grave préjudice à nos intérêts nationaux, aux intérêts des pays musulmans eux-mêmes, mais aussi à l’intérêt du monde entier, de l’Humanité, et des Etats-Unis eux-mêmes. Les Twin Towers c’est en 2001, c’est dix ans après.
Il y a une relation de cause à effet entre la guerre du Golfe, en 1991, et les attentats du 11 septembre 2001, selon vous ?
Vous pensez que les évènements tombent du ciel ?
…(…)…
Quelle était votre relation, en tant que ministre de la Défense, avec François Mitterrand, le chef des armées ?
Mes rapports avec François Mitterrand ont presque toujours été très bons. Je le voyais régulièrement. C’est avec lui que j’ai pu préserver l’essentiel de la loi de programmation militaire qu’avait fait voter André Giraud, mon prédécesseur. Et c’est avec lui que j’ai élaboré le plan « Armées 2000 », que j’avais préparé en secret, c’est-à-dire en dehors des états-majors. Je ne l’ai appris au général Schmitt, le chef d’état-major des armées, que la veille du conseil des ministres qui l’a entériné. Un exercice qui supprimait la moitié des états-majors territoriaux et visait à adapter l’armée française à l’évolution du contexte européen. J’avais donc une relation de grande confiance avec François Mitterrand.
Vous démissionnez pourtant en 1991. Vous exprimez votre opposition à l’engagement de la France dans la guerre du Golfe lors du Conseil de défense du 9 août 1990. Vous vous trouvez dans le salon Murat à l’Elysée, avec Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, Jacques Lanxade, chef d’état-major particulier du président de la République, les chefs d’état-major des différents corps d’armée, le secrétaire général de l’Elysée et le conseiller diplomatique. Comment la réunion se passe-t-elle ?
Une analyse est faite. François Mitterrand ne dit pas tout ce qu’il sait. Il ne dit pas qu’il a reçu, le 3 août 1990, une communication téléphonique de Georges Bush père, lui demandant : « Est-ce que la France sera avec nous ou pas dans la guerre ? ». Nous n’étions pas complètement informés. En réalité, la décision était prise au plus haut niveau dès le début.
Il existe donc une asymétrie d’information entre le président de la République et vous, à ce moment-là ?
Oui, et elle durera jusqu’à la fin. Lors du Conseil de Défense du 9 août 1990, Joxe et moi-même faisons valoir des arguments en faveur d’une solution négociée. Nous sommes les seuls, si je me souviens bien, à exprimer notre préférence pour une issue diplomatique.
Que réplique François Mitterrand à vos réserves ?
Il répond dans une intervention télévisée qui a lieu après, dans laquelle il évoque une « logique de guerre » (dans une conférence de presse, le 6 septembre 1990, NDLR). Il prépare les Français à cette issue.
Mais comment réagit-il à votre circonspection ?
Il nous écoute. Il nous formule des observations d’ordre général : « Saddam Hussein a franchi une ligne rouge, il a remis en cause une frontière internationale…» Des choses que nous savons parfaitement. Mais il n’y a pas un vrai débat géopolitique.
Vous avez écrit : « J’étais le seul à rompre le lourd silence des Conseils des ministres ». Vous tapiez également du poing sur la table lors des Conseils de défense ?
C’est autre chose, c’est plus resserré. Les Conseils de défense sont très techniques. On n’intervient pas sur la politique, mais sur des points précis. C’est déjà très formaté, très préparé. Chacun s’exprime brièvement, puis une décision est prise. Cela ne dure pas longtemps.
Ils se réunissent fréquemment ?
Non, François Hollande les a réunis, à mon sens, beaucoup trop souvent, Mitterrand beaucoup moins. Sauf pendant la période de la Guerre du Golfe, tout à fait à la fin. Il y en avait presque tous les jours.
Comment avez-vous vécu ce désaccord avec François Mitterrand sur la nécessité d’intervenir face à Saddam Hussein ?
Douloureusement. Pour la première fois, on a assisté à une opposition entre un président de la Ve République et son ministre de la Défense sur une question qui touchait à la guerre et à la paix. J’étais pour l’évacuation du Koweït par les moyens de la diplomatie que je savais possible. J’ai toujours pensé que l’avenir du monde arabe était dans le soutien aux éléments les plus progressistes. Je considérais que faire la guerre à l’Irak revenait à briser le pays qui permettait de maintenir un équilibre au Moyen-Orient et de contenir le fondamentalisme. François Mitterrand, lui, s’est rallié à la guerre, qui avait été décidée par George Bush père dès le premier jour, c’est-à-dire dès le 3 août 1990. J’ai tous les éléments qui me permettent de le démontrer. Mitterrand considérait, pour des raisons qui lui appartiennent, qu’il ne pouvait pas être en dehors de la guerre, c’est-à-dire donner à la France une position de médiation, bien qu’il ait fait, en septembre, un discours à l’ONU qui allait apparemment dans ce sens, mais qui n’a été suivi d’aucune action de notre diplomatie (« Que l’Irak affirme son intention de retirer ses troupes, qu’il libère les otages, et tout devient possible », affirme Mitterrand à l’ONU le 24 septembre 1990, NDLR).
François Mitterrand a-t-il essayé de trouver une issue avec vous ?
Il m’a proposé de prendre le ministère de l’Equipement, le 21 août 1990. Ce que j’ai refusé, parce qu’un ministre est solidaire de la politique de son gouvernement. Mitterrand s’en est accommodé en me disant : « Cela ne me gêne pas que mon ministre de la Défense soit plutôt proche de la paix ». C’était pour tenir compte de l’opinion publique, qui est restée de mon côté jusqu’au déclenchement de la guerre… J’ai quand même pu obtenir un déploiement de l’opération Daguet très au large du Koweït, à 300 km à l’Ouest, face à l’Euphrate, que nos troupes ont pu atteindre sans encourir aucune perte.
« Notre situation est intenable, c’est impossible d’avoir un ministre de la Défense réticent à une intervention armée contre l’avis de tous, ce n’est plus gérable », aurait confié le chef d’état-major particulier du président de la République, M. Lanxade, à François Mitterrand, un jour de 1990, d’après des propos rapportés par Alexandra Schwartzbrod dans Un président qui n’aimait pas la guerre. Si vous n’aviez pas présenté votre démission, vous auriez quand même été poussé vers la sortie ?
Oui, c’était le désir de Lanxade et de Rocard. Et sans doute de beaucoup d’autres. En réalité, j’avais recommandé à Mitterrand l’amiral Lanxade, qui était mon chef de cabinet militaire, pour être son chef d’état-major particulier. C’était un homme intelligent mais ce fut une erreur de ma part, parce que très rapidement l’amiral Lanxade est devenu la courroie de transmission entre Bush père et Mitterrand. Il a fait savoir à Bush que c’était le président de la République qui décidait, et pas le ministre de la Défense. C’était un point que je ne contestais d’ailleurs pas mais j’espérais pouvoir amener Mitterrand à jouer les médiateurs …
François Mitterrand refuse d’abord votre démission…
Mitterrand m’a demandé de surseoir à ma démission, que je lui ai remise par lettre le 7 décembre 1990. Il m’a dit : « Je voudrais avoir le temps d’une médiation, soit avec les Soviétiques, soit avec les Algériens. Laissez-moi le répit de quelques semaines, jusqu’aux fêtes ». Et au lendemain des fêtes, un projet de résolution était en préparation à l’ONU, donc je suis resté. Un vote a aussi été demandé par Mitterrand à l’Assemblée nationale le 16 janvier, et j’ai dit à ma suppléante qu’elle avait la liberté de s’abstenir. C’était original : un ministre de la Défense dont le député suppléant à l’Assemblée s’abstient lors du vote du Parlement sur une intervention militaire.
Qu’est-ce qui a rendu votre démission effective ?
Quand l’amiral Lanxade a été interviewé chez Anne Sinclair, je suis allé voir Mitterrand le lendemain, le lundi soir, et je lui ai dit que nous avions franchi là une limite. Je ne pouvais plus surseoir à ma démission. En effet, on ne peut pas accepter que ce soit le chef d’état-major particulier qui s’exprime dans une émission de grande écoute à la place du ministre de la Défense. Mitterrand me dit, un peu effrayé : « Mais vous n’allez quand même pas faire comme Rocard, vous n’allez pas sauter par la fenêtre ? » – parce que Rocard avait démissionné en pleine nuit, en 1985, quand on avait introduit la proportionnelle. Je lui réponds : « Pas du tout », et je lui suggère mercredi matin, avant le conseil des ministres. Je transmets donc mes pouvoirs à Joxe ce jour-là (le 29 janvier 1991, NDLR), et ma décision devient effective. En réalité, j’avais déjà désapprouvé le plan d’emploi de nos forces hors du Koweït, et Mitterrand était passé outre. Mais enfin ma démission était là, posée, écrite noir sur blanc et pas seulement manuscrite comme le 7 décembre 1990.
Après votre rejet de l’intervention française dans le Golfe, certains vous ont qualifié de « pacifiste ». Vous répondez : « Je ne suis pas un pacifiste, je suis un pacifique ». Que voulez-vous dire ?
Naturellement, je suis pacifique parce qu’il est préférable de résoudre les conflits par la voie diplomatique que par la voie de la violence. Mais je ne suis pas pacifiste, sinon je n’aurais pas accepté le ministère de la Défense. Je ne suis pas contre la guerre en général. J’ai par exemple approuvé l’intervention au Mali quand François Hollande l’a décidée, j’aurais été pour l’Union sacrée en 1914 parce que notre pays était l’agressé. Je considère qu’être pacifiste c’est renoncer aux moyens de se défendre. Je me suis donc toujours battu pour les crédits militaires. J’ai préparé le plus haut budget d’équipement que la France ait jamais eu, en 1991.
Quand la guerre est-elle nécessaire ?
Quand on ne peut pas l’éviter. Je suis toujours partisan de privilégier la diplomatie, si on peut régler une affaire par cette voie-là. Je me souviens de François Mitterrand, qui a dit à un général qu’il décorait, au mois de juin 1991 : « Est-ce que tout cela, au fond, en valait bien la peine » ? Les deux guerres du Golfe qui ont détruit l’Etat irakien ont donné Daesh.
C’est-à-dire ?
La destruction de l’Etat irakien a livré le pays à la guerre civile. Elle a d’abord permis aux chiites de devenir majoritaires et de tenir le gouvernement de Bagdad puis d’opprimer les sunnites. L’Irak est devenu plus ou moins le relais de l’Iran. La destruction de l’Etat irakien a libéré en Irak d’abord, mais aussi dans tout le monde musulman, les forces d’Al-Qaïda, le terrorisme, le fondamentalisme sunnite et enfin Daech. En Irak même, c’est une guerre civile épouvantable, avec des exécutions, des viols, des tortures, peut-être un bilan de plus d’un million de morts depuis 1991. Certes, la dictature de Saddam Hussein était une dictature brutale. Mais si l’on met en rapport les effets de cette dictature avec l’épouvante qui règne aujourd’hui dans la région, on se rend compte que la politique doit se faire avec la morale, au bon sens du terme. Une morale articulée avec la réalité.
Faut-il nécessairement faire la guerre pour se hisser au rang de grand président ?
Je ne raisonne pas comme ça. Il ne faut pas tout mélanger. Pour être un grand président, il faut servir son pays. Et bien le servir. Quelquefois, la guerre est inévitable. Clemenceau l’a faite. Et Lyautey, qui avait conquis le Maroc, a démissionné de son poste de ministre de la guerre en 1917, était en désaccord avec le général Nivelle, avec un certain nombre de chefs militaires, et plus sûrement encore avec Briand, le président du Conseil de l’époque.
Source et version complète de l’entretien : Le blog de Jean-Pierre Chevènement