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Les Mondes de Tarkovsky et de la Syrie


Les Mondes de Tarkovsky et de la Syrie
Par Michel Segal
Arrêt sur info — 24 avril 2018

Andreï Tarkovsky. Crédit Flickr

Par Michel Segal | 24 avril 2018 | Arrêt sur info

Voir un film de Tarkovsky en 2018 est une expérience troublante, mais se souvenir que chacun de ses sept films a gagné une multitude de récompenses, dont certaines au Festival de Cannes, est une épreuve vertigineuse en ce qu’elle donne à survoler l’abîme séparant deux mondes distants d’à peine plus d’une trentaine d’années.

Nul besoin d’être cinéphile pour admettre que la réalisation d’Andrei Roublev est certainement plus moderne que tout ce qui a été projeté sur les écrans depuis quelques décennies, ou encore d’être philosophe pour comprendre que celle de Stalker est une nécessaire libération de la parole dans une recherche esthétique et métaphysique sur le sens de la vie – à l’image de la bouleversante première scène du Miroir dans laquelle une praticienne soviétique parvient à faire dire sans heurt à un jeune bègue : « Je peux parler ».

Andrei Rublev (Andrei Tarkovsky, 1966)

Voir de tels films est assurément une expérience forte à divers titres mais le plus surprenant n’est peut-être pas le point de vue artistique car si l’art, et a fortiori le cinéma – au-delà de ce qu’il montre – dit le monde duquel il émerge, alors on se demande où a disparu celui de Tarkovsky, dans lequel existaient de tels metteurs en scène, de tels producteurs et un tel public. La question est d’autant plus inquiétante qu’il ne s’agit pas d’un monde ancien qui se serait lentement dissous dans la modernité, mais d’un monde au contraire très récent – déjà moderne – qui a été soufflé si soudainement et si violemment que nous n’en gardons aucune trace. Ainsi, lors du visionnage aujourd’hui d’un film de ce cinéaste, c’est moins la misère du seul cinéma de 2018 qui saisit le spectateur que celle angoissante du monde de 2018.

En effet, quelle peut bien être la consistance d’un monde dans lequel des cinéastes affichent comme préoccupation sérieuse de demander au gouvernement d’imposer des quotas au cinéma pour lutter contre le sexisme ? Ce monde-là semble avoir banni tout esprit critique et toute intelligence hors normes des cercles du pouvoir. Les dirigeants, les journalistes ou les artistes « de premier plan », ne sont plus choisis pour leurs capacités intellectuelles mais pour leur incapacité à la contestation : ils sont des consciences vides. Ceux-là nous répètent chaque jour que notre monde est celui du progrès, alors que leur seule présence à cette place nous prouve qu’il est celui de la régression.

Art et politique sont vidés de leur sang lorsqu’il n’existe pas plus de nécessité chez l’un que de volonté chez l’autre, et l’on ne trouve aujourd’hui dans ce qui constitue les rangs du pouvoir (politique, médias et arts) pas plus de conscience politique que de conscience artistique. Hélas, on ne peut même pas déplorer que ce pouvoir soit détenu par des imposteurs, qui seraient des escrocs prenant la place d’un autre, puisqu’il n’est détenu que par des enveloppes vides comme des hologrammes, des illusions dressées pour mimer des postures dans un monde où précisément tout est illusoire. En 2018, il ne suffit plus de parler de fake news (que la loi transformera d’ailleurs bientôt en monopole d’Etat), il faut aussi évoquer les fake arts, les fake directeurs, les fake politiques, les fake journalistes,… et les fake présidents. Il serait alors difficile de ne pas remarquer que le mot fake ne peut être correctement traduit en français que par bidon ou pipeau, comme si la caractéristique de notre monde et son emblème ne pouvaient s’exprimer autrement que par des mots familiers à consonance enfantine accompagnés de ricanements.

Que la communication ait pris le pas sur le langage, nous le savions depuis quelques temps déjà, mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui est la disparition consécutive du réel, littéralement absorbé par les mots de la communication. Les très récentes mésaventures de la diplomatie internationale en Syrie – dans lesquelles fort heureusement l’horreur a cédé sa place au ridicule – sont un exemple édifiant de ce phénomène puisque chaque élément du réel a été happé puis malaxé par la communication jusqu’à devenir totalement méconnaissable. Dans cette histoire, les motifs, les déclarations, les images, les colères, les risques, jusqu’aux trois dirigeants occidentaux eux-mêmes avec leurs missiles, tout s’est étalé fake, bidon, pipeau à l’image de ce monde qui tente en vain de cacher sa misère et de s’inventer une grandeur dans l’éradication de ce qui ne lui ressemble pas, alors que son irréversible contraction s’accélère.

Finalement, on ne saurait trop recommander la plus grande prudence lors du visionnage de ces films, expérience heureuse mais douloureuse puisqu’après nous avoir montré des choses vraies et profondes, elle nous renvoie à notre monde qui se révèle n’être que la surface d’un océan d’ombres.

Michel Segal

Source: https://arretsurinfo.ch/les-mondes-de-tarkovsky-et-de-la-syrie/
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