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A la veille des élections israéliennes: le «plan Trump» est-il applicable?


27 FÉVRIER 2020 PAR RENÉ BACKMANN

Un avocat israélien, défenseur des Palestiniens victimes de la colonisation, Michael Sfard, et un cartographe palestinien, Khalil Tafakji, analysent la nature profonde du « plan Trump » et la portée de ses retombées en Israël et dans les territoires. Entretien croisé.


L’un est israélien, l’autre palestinien. Ils ont, chacun à sa façon, consacré leur vie à la lutte contre l’occupation, la colonisation et l’annexion des territoires occupés. Né à Jérusalem-Ouest en 1972, fils de dissidents polonais émigrés après la campagne antisémite de 1968, et petit-fils de survivants du génocide nazi, Michael Sfard est avocat. Il se bat depuis plus de vingt ans avec les armes de la loi israélienne, aux côtés des ONG humanitaires, pour défendre les droits des Palestiniens face aux colons, à l’administration, à l’armée.

Né dans la vieille ville de Jérusalem en 1950, deux ans après la création de l’État d’Israël, au sein d’une famille où se croisent Turcs, Grecs et Syriens, Khalil Tafakji est géographe, directeur du département de cartographie de la Société d’études arabes à Jérusalem. Depuis 1983, il documente scrupuleusement le développement de la colonisation. Il fut, avant et après les accords d’Oslo, le conseiller de Yasser Arafat et le cartographe de la délégation palestinienne aux négociations de paix. Les contours de chaque colonie, l’étendue de leurs réserves foncières, des « zones vertes » et des terrains militaires, le tracé des routes réservées aux colons ou autorisées aux Palestiniens, les méandres annexionnistes du mur et de la barrière de séparation, les limites de chaque îlot de la « peau de léopard » territoriale à quoi Israël veut réduire l’État de Palestine à venir n’ont pas de secrets pour lui.

Les arrestations, les perquisitions, les interrogatoires par la sécurité intérieure israélienne, il connait. La dernière fois c’était mercredi 26. « Cette fois, raconte-t-il, ils ne m’ont gardé que 4 heures et n’ont pas saisi mes ordinateurs. Ils m’ont interrogé sur mes voyages et mes rencontres. Apparemment, ils me reprochaient surtout d’avoir parlé avec une délégation de l’Union européenne. Disons que c’était une intimidation, ou une mise en garde ».

Michael Sfard et Khalil Tafakji viennent de publier en France deux livres (voir la Boîte noire de cet article) dans lesquels ils dressent le bilan de leurs combats et analysent leurs expériences. Dans un entretien croisé pour Mediapart, ils examinent la vraie nature du « plan Trump » et la portée de ses retombées – qu’il soit appliqué ou non – sur les sociétés israélienne et palestinienne.

Le « plan Trump » présenté le 28 janvier à Washington est-il applicable ?

Michael Sfard : Soyons clairs : ce n’est pas un plan de paix. C’est un plan d’annexion. S’il était mis en œuvre, ce serait épouvantable. Mais je pense qu’il ne sera pas si facile de l’appliquer, quel que soit le résultat des élections législatives du 2 mars. Je comparerais volontiers ce plan à un taureau de rodéo : si vous tentez de le chevaucher, tout peut arriver. En l’occurrence, on pourrait même redouter une nouvelle guerre. La première conséquence d’une telle décision pourrait être une explosion de colère en Cisjordanie qui gagnerait la Jordanie où le trône du roi Abdallah pourrait être menacé, et le traité de paix avec Israël dénoncé.

Dans ces conditions, il me semble que l’Autorité palestinienne ne pourrait pas survivre au chaos. Ce qui signifierait que l’armée israélienne, force militaire occupante, n’aurait pas d’autre choix que de prendre le contrôle de la Cisjordanie. Vous imaginez les chars israéliens entrant dans Ramallah ? La troisième Intifada ne serait pas loin. Et le rapport de forces étant ce qu’il est, le plan, ou au moins une partie du plan, pourrait alors s’appliquer. De force… Et je serais, comme les autres défenseurs des droits des Palestiniens, confronté à une situation juridique et politique très difficile.

Pourquoi ?

Parce que dans un tel cas, ce serait la loi israélienne qui s’appliquerait dans toute la partie annexée de la Cisjordanie. Du point de vue juridique, pour défendre par exemple le droit de propriété de mes clients palestiniens, j’aurais alors la possibilité de m’appuyer sur le droit israélien, bien plus efficace dans ce genre de situation que les règles de l’occupation militaire en vigueur aujourd’hui. Mais du même coup, je légitimerais l’annexion. Mes clients l’accepteraient-ils ? J’en doute beaucoup. Mais ce plan comporte des implications bien pires…

Lesquelles ?

La plus grave, et de loin, est la destruction de fait d’un des piliers du droit international et de l’ordre mondial, fruit des travaux engagés après la défaite des nazis et la chute de leurs régimes d’occupation en Europe. Ce pilier, c’est l’interdiction de l’acquisition de territoires par la force. Si Israël est autorisé, grâce à l’appui irresponsable de l’administration américaine, à annexer les territoires conquis par la force en 1967, qui va faire entendre aux Russes, aux Chinois, aux Marocains, et demain à d’autres, qu’ils n’ont pas le droit de faire la même chose ? Toute cette architecture juridique sera en ruine. Ce qui pourra créer des situations très dangereuses.

Voyez-vous des différences entre Benjamin Netanyahou et son rival Benny Gantz sur la question de l’annexion d’une bonne partie de la Cisjordanie ?

Oui et non. Les deux sont d’accord sur le principe. Mais pour Netanyahou, c’est un pari personnel crucial, la « chance du siècle », offerte par Trump, de ne pas aller en prison en faisant voter par sa majorité comblée une loi d’amnistie. Pour Gantz, c’est différent. Il veut que la décision d’annexion soit prise en accord avec la communauté internationale et non avec l’appui des seuls États-Unis. Autrement dit, si l’annexion n’est pas prononcée avant les élections, elle n’aura pas lieu. Et ce sera une composante majeure du « plan Trump » qui s’écroulera.

Comment expliquez-vous que l’opinion publique israélienne soit majoritairement favorable au « plan Trump » qui est très loin, comme vous le dites, d’être un plan de paix ?

Il y a à cela une explication simple : depuis qu’en 1977, le Likoud a succédé au pouvoir aux travaillistes, la société n’a cessé de glisser vers des positions de plus en plus à droite, de plus en plus nationalistes. Pourquoi ? Parce que les Israéliens ont vécu deux événements qui les ont rendus plus que sceptiques face à un quelconque accord avec « les Arabes ». Le premier a été en 2005 le plan de désengagement de Gaza, unilatéral, non négocié avec les Palestiniens, qui a amené le Hamas au pouvoir. Le second fut, l’année suivante, le retrait du Liban du Sud qui a débouché sur la « deuxième guerre du Liban ». Ces deux épisodes font dire aux Israéliens : « Chaque fois qu’on se retire, on reçoit des missiles. » La réalité est évidemment beaucoup plus compliquée, mais vous ne pouvez pas empêcher la création d’un truisme mensonger aussi simpliste.
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À côté de cela, Netanyahou a été, depuis son arrivée au pouvoir il y a plus de dix ans, l’architecte d’une politique de la peur, de la haine, de la délégitimation. Il a réussi à infuser dans la société un sentiment de défiance, de paranoïa qui a toujours rôdé mais qu’il a réussi à enflammer. Pour cultiver les phobies qui existaient à l’encontre des Arabes, des accords de paix, il a étiqueté tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui de traîtres, agents de l’étranger, cinquième colonne, antisémites. Il y a dix ans, 100 % des affaires traitées par mon cabinet étaient des contentieux entre des Palestiniens ou des Bédouins et l’État d’Israël. Aujourd’hui, près de la moitié de mes dossiers portent sur la défense des défenseurs des droits de l’homme !

La plupart de ceux qui m’amenaient autrefois des clients viennent désormais pour eux-mêmes. Et cela, on le doit à Netanyahou. Ayman Odeh, le chef de file de la liste arabe unie, a dit récemment que tous les premiers ministres israéliens qui se sont succédé depuis Ben Gourion, en 1948, ont été responsables pour 10 % de l’incitation à la haine des Arabes qui existe en Israël. Et Netanyahou pour 90 % ! Et pourtant, ses prédécesseurs n’étaient pas connus pour leur amour des Palestiniens. À cause de tout cela, avec ou sans Netanyahou, je pense que notre avenir est sombre.

Khalil Tafakji : « Ce qui nous guette, c’est un État unique et l’apartheid »

Depuis la présentation du « plan Trump », vous répétez que vous n’êtes pas surpris. Pourquoi ?

Khalil Tafakji : Parce que ce plan, que j’appellerais plutôt le « plan Netanyahou-Trump », reprend ce que les Israéliens ont entrepris de mettre en œuvre depuis des années, et qu’on peut lire depuis longtemps dans les cartes des négociations, mais aussi sur le terrain dans le développement ininterrompu de la colonisation et la construction du mur. On ne peut pas ne pas voir que le tracé du mur et de la barrière, dont la construction a commencé au début des années 2000, correspond presque exactement à la limite occidentale de ce que le plan israélo-américain présente comme le futur quasi-État palestinien.

C’est comme si les cartographes de la Maison Blanche avaient fait un copier-coller d’une carte israélienne. Par ailleurs, il fallait être aveugle et sourd, ces dernières années, pour ne pas voir et entendre que les dirigeants israéliens, comme la majeure partie de la société israélienne, n’avaient aucune intention de voir naître un État palestinien viable, indépendant et souverain à côté de l’État d’Israël. Sinon, croyez-vous qu’ils auraient tout fait, depuis un demi-siècle, pour que plus de 600 000 colons vivent aujourd’hui en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, en violation du droit international et des résolutions des Nations unies ? Il suffisait d’ailleurs d’entendre certains discours de Lieberman pour comprendre que les vieux projets d’expulsion étaient toujours présents au sein de la droite nationaliste israélienne.

Vous avez pourtant participé aux négociations de Madrid, puis d’Oslo et de Taba. À partir de quand avez-vous compris qu’il n’y aurait pas d’État palestinien ?

Très tôt, en fait dès que j’ai commencé à mettre en rapport ce que je trouvais sur le terrain avec les cartes que nous proposaient les militaires israéliens. Je vais vous raconter un épisode que je révèle dans mon livre et qui s’est déroulé au printemps 1995. Les accords d’Oslo avaient été signés en septembre 1993. Depuis les accords du Caire de mai 1994 (« Gaza-Jéricho d’abord »), les Palestiniens bénéficiaient de l’autonomie de la bande de Gaza et de la ville de Jéricho, dans la vallée du Jourdain. Yasser Arafat était rentré à Gaza depuis juillet 1994, mais il ne pouvait circuler entre Gaza et Jéricho, distantes d’à peine 100 km, qu’en hélicoptère car il ne pouvait franchir les frontières d’Israël. Il m’avait convoqué, avec mes cartes pour que je fasse devant lui et une dizaine de responsables politiques un point détaillé sur la colonisation israélienne.

La situation que je décrivais était critique. La stratégie de colonisation adoptée par les gouvernements israéliens de droite comme de gauche rendait impossible, en Cisjordanie, la création d’un État palestinien homogène viable. Au fur et à mesure que je parlais, je voyais les visages s’assombrir, et Arafat s’énerver. Lorsque j’ai conclu mon exposé en disant qu’en regardant les cartes, il n’y avait pas d’État palestinien en Cisjordanie, il était devenu furieux. Il avançait des statistiques moins accablantes que les miennes, il sous-estimait la progression de la colonisation et ne percevait pas les projets à long terme des Israéliens.

Comment l’expliquez-vous ?

Il voulait croire en la paix. Peut-être certains de ses collaborateurs lui cachaient-ils des réalités difficiles. Peut-être aussi cherchait-il à se rassurer sur les négociations dans lesquelles nous étions engagés. Le seul homme, du côté israélien, qui aurait peut-être pu changer le cours des choses était Rabin. Non parce qu’il nous aimait, mais parce qu’il estimait qu’une paix réelle, fondée notamment sur la création d’un État palestinien à Gaza et en Cisjordanie, offrait de réelles garanties de sécurité durables à Israël et répondait à l’intérêt supérieur de son pays. Je suis convaincu que c’est pour cela qu’il a été tué.

Les sondages indiquent que les Palestiniens rejettent massivement – à près de 95 % – le « plan Trump ». Que se passera-t-il si Netanyahou ou même Gantz tentent d’imposer certaines de ses dispositions, à commencer par l’annexion de la vallée du Jourdain et d’une bonne partie de la Cisjordanie ?

Il faudrait déjà que l’un des deux obtienne une majorité réelle à la Knesset et on n’en prend pas le chemin. Pour le reste, comment savoir ? Qui aurait pu deviner à l’été 1987 qu’en décembre éclaterait l’Intifada ? Évidemment, le contexte n’a rien à voir avec celui des années 1980. La société palestinienne est lasse, déçue. Elle a perdu beaucoup de ses illusions et de ses espoirs. Les Palestiniens se sentent seuls, isolés. Sous la pression des États-Unis qui ont, comme Israël, fait de l’Iran l’ennemi public du Moyen-Orient, le monde arabe – ou du moins les régimes qui le représentent – cherche la protection américaine et regarde ailleurs lorsque nos terres sont volées, et leurs habitants tués, tout en proclamant son indignation et sa solidarité.

J’étais l’an dernier à Bahreïn. Tout le monde semblait terrorisé par l’Iran. J’ai pu mesurer à quel point les États-Unis ont exploité cette inquiétude pour gagner la confiance des régimes de la région, jusqu’à rallier certains d’entre eux à leur cause, à nos dépens. Nous avons vu, ces dernières années, qu’il n’y a rien non plus à attendre de l’ONU et de l’Europe. Chacun le sait : la solution à deux États est morte. Avec ou sans « plan Trump ». Ce qui nous guette, c’est un État unique. Juif. De la Méditerranée au Jourdain. Et deux peuples avec deux lois. C’est-à-dire l’apartheid. Face à cette perspective catastrophique mais réaliste, 55 % des Palestiniens, surtout les jeunes, estiment que tout doit changer : à commencer par le président, son entourage, son gouvernement, les relations avec le Hamas, la politique à l’égard d’Israël. Mais avons-nous aujourd’hui les nouveaux dirigeants capables d’assurer la relève ?

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