Au Liban avec mes amis syriens,
avril 17, 2013
Simone Lafleuriel Zakri
slzakri@gmail.com
Professeur en retraite, historienne, écrivain.
Depuis des jours, et puisque je ne peux plus les retrouver comme je le faisais pendant tant d’années à Damas et très régulièrement à Alep ou ailleurs en Syrie, je me préparais à rejoindre mes amis dans leur exil. Certains, comme une partie de notre famille, étaient en Turquie. D’autres avaient donné signe d’Egypte où ils espéraient trouver un travail comme d’autres dans les Emirats. D’autres encore , installés moins loin de nous, nous avaient rendu visite à Paris. En famille ou non, ils y étaient de passage vers d’autres exils qu’ils espéraient temporaires. Ils avaient jeté l’ancre en banlieue quelquefois, mais le plus souvent dans diverses régions de France où des parents les avaient accueillis.Leurs exils se prolongeaient sur leurs lieux de vacances d’autrefois et pour les enfants chez leurs grands-parents dans la maison de leurs précédents étés insouciants !
Ceux des amis syriens qui m’étaient les plus chers avaient choisi le Liban pour un exil jugé plus pratique. Il avait surtout l’avantage d’être moins éloigné de parents très proches que beaucoup avaient été obligés de quitter. Ils pouvaient aussi joindre plus facilement des gardiens occasionnels auxquels ils avaient laissé leurs maisons et tous leurs biens. Ils étaient partis avec peu de valises et sans les objets les plus familiers ,comme les jouets des enfants , Franco-syriens ,comme d’autres, il avait fallu à mes amis scolariser en urgence des enfants inscrits en particulier dans le lycée de la mission laïque d’Alep. La dernière année scolaire avait été tumultueuse. Les départs vers ce lycée tout neuf de la Mission Laïque installé depuis quelques années à une dizaine de kilomètres au sud d’Alep et un peu isolé dans la campagne, ne se faisaient plus que la peur au ventre, tant pour les jeunes que pour les parents. Il y avait déjà des menaces contre tous ceux qui continuaient à envoyer leurs enfants dans cette « école laïque ». L’un des messages était que « seuls les cartables reviendraient de cette école! » Des tentatives de rapts menaçaient même les enfants à la descente des bus ou à la porte de leur domicile en présence des parents ! Puis, très vite, une partie de professeurs et de l’encadrement sont repartis en France ou installés au Liban en attendant mieux car il était apparu que le lycée n’était plus en lieu sûr. Très peu de temps après le départ des étudiants et des agents, il fut totalement dévasté et pillé. En plus des ordinateurs bien sûr, les interrupteurs et même le carrelage disparurent ! Les classes et les professeurs furent alors repliés dans un bâtiment au centre ville d’Alep et ,scolarité écourtée oblige, vint pour tous ces enfants le temps de drôles de vacances !
Alep la dangereuse
Alep, si calme et si sûre peu de mois auparavant, était entre-temps devenue une ville dangereuse ! Elle le devient, hélas, de plus en plus. Mes amis comme tant d’autres Syriens ont perdu leur travail. Désoeuvrés, confinés, rongés d’angoisse dans des appartements qui peuvent être attaqués par des bandes de voyous, les jeunes gens tournaient en rond à demeure mais comme tant d’autres adultes. L’insécurité devenue totale, plus question de laisser les enfants sortir de la maison ! Passe encore de ne plus avoir d’électricité, plus d’eau ou de mazout, d’essence pour la voiture ou de gaz pour les repas ,mais il y avait les exactions incessantes des rebelles ou de groupes mafieux et surtout les tirs sans état d’âme des snipers. Ils étaient installés partout sur les points les plus hauts des bâtiments. Leur jeu favori était – et est toujours- de tirer sur les passants certes, mais encore dans les réservoirs d’eau installés sur les toits pour les percer ou dans les panneaux des équipements solaires pour les mettre hors d’usage. Personne , y compris dans notre famille, n’osait s’aventurer sur les terrasses pour aller vérifier le bon remplissage de ces indispensables citernes et assurer leur entretien. C’était un problème de plus quand l’eau n’arrivait plus régulièrement depuis des mois dans les robinets des cuisines ou des salles de bains et n’arrive plus du tout pendant des jours !
Les demandes de rançon étaient encore plus fréquentes dans certains quartiers considérés comme les plus aisés. Il fallut délimiter un cercle de sécurité très restreint pour les courses et les activités les plus courantes puis, enfin, le réduire à quelques rues du quartier. Il y eut aussi cette menace des voleurs en bandes plus ou moins organisées souvent arrivées des campagnes environnantes. Ces groupes pillent les habitations, les boutiques, les entrepôts, terrorisent les voyageurs en déplacements de plus en plus risqués. Ils s’emparent des véhicules ou des effets, documents et sacs de voyages des passagers dans les bus en menaçant les gens d’armes bien réelles ! Ils mettent souvent leurs menaces à exécution. Chaque famille a désormais à déplorer des victimes sans pouvoir faire son deuil.
La nouvelle nous parvint à Beyrouth qu’un cimetière venait d’être ouvert à l’ouest d’Alep dans un terrain qui devait être un jardin ! Les attentats à la voiture piégée ou par kamikazes interposés devinrent presque quotidiens même si chaque habitant se mit à surveiller, seul ou en groupe, chaque passant ou chaque mouvement insolite dans les quartiers . Quel lieu est encore sûr pour les ou pour les enfants qui peuvent être enlevés et enrôlés de force par l’une ou l’autre de toutes les factions de ces brigades islamistes très étrangères ?
Ces brigades se multiplient, arrivant dans la région nord sans aucune difficulté par la frontière turque proche et ouverte ! Elles sont venues de Libye, de Tunisie, d’Arabie saoudite, d’Afghanistan ou d’Irak ; de Tchétchénie même ; de France ou d’ Allemagne, d’Europe ou d’ailleurs ! Sur leurs vidéos que ces fanatiques adressent à tous les médias, ils posent avec leur kalachnikov, le front ceint du bandeau réglementaire . Ce drapeau flotte depuis quelques mois sur la maison de l’amie chrétienne exilée à Paris et qui venait d’emménager avec ses jeunes enfants, à la périphérie d‘Alep. Les voisins des quartiers Est tombés sous leur contrôle, témoignèrent des exactions de ces brigades intolérantes. La peur qu’elles firent aussitôt régner dans le dédale des ruelles de la Vieille ville poussa la population à fuir en allant s’entasser dans tout espace libre ou libéré des quartiers de l’ouest d’Alep : appartements de familles, jardins publics, écoles, cités universitaires, bâtiments administratifs, habitations désertées, friches de l’ espace publique ou privé , terre-pleins encore herbeux et ombragés des pins omniprésents mais pour un temps dans la ville et ses environs ! Les arbres de toutes sortes qui faisaient d’Alep une ville verte quand l’hiver rude arriva et faute de mazout pour se chauffer et cuire les repas, furent coupés !
Les Alepins, de plus en plus nombreux, décidèrent leur exil d’abord à l’intérieur du pays dans des régions considérées comme plus sûres, puis à l’étranger tant que la route de l’aéroport put encore être sécurisée et les avions les transporter !
Le choix de l’exil au Liban pour les Franco-syriens se fit aussi parce que l’Ambassade de France en Syrie comme le consulat d’Alep ayant été très vite fermée, il leur restait à s’adresser aux services de l’Ambassade de France au Liban. Une antenne fonctionnait et fonctionne toujours pour accueillir ou aider ceux de ces Franco-syriens déracinés qui ont besoin d’aide !
Le Liban, enfin !
Pour moi, penser au Liban c’était, hélas, évoquer des souvenirs de guerre ou d’après guerre et des voyages déjà anciens d’une Syrie en paix à un Liban exsangue ! A Beyrouth presque revenue à une vie normale j’avais, un jour et il y a des années, juste à la fin d’une guerre, cherché en vain à retrouver les adresses d’amis déplacés. Il n’y avait plus de téléphone et beaucoup de désordre ! Heureusement à la célèbre « Bâtisserie suisse » où l’on connaissait bien les clients, j’avais pu renouer le fil qui devait me permettre de resituer tout mon monde. Mes amis étaient presque tous là où j’avais eu la joie autrefois de leur rendre visite ! Tous étaient très éprouvés et fatigués mais en bonne santé ! Il y eut quand même ces nuits où un bruit, un double bang, me réveillait en sursaut : mur du son passé par des pilotes israéliens sans états d’âme, au-dessus de ce qui restait d’immeubles criblés d’impacts et si nombreux à exhiber, dans leurs murs encore debout, de monstrueuses blessures.
Au Liban, j’avais toujours de nombreux amis tant libanais chrétiens, musulmans que libano-étrangers dont des amis libano-suédois et bien sûr des amis palestiniens avec qui j’avais parcouru les camps de Sabra et Chatila peu après le massacre. J’avais aussi visité le camp d’Aîn Héloué où des femmes prenaient en charge les plus jeunes enfants, les jardins et les écoles où elles les sensibilisaient à la fréquentation du livre en y associant des mères souvent désemparées. Mais le Liban c’était aussi mes longues baignades avec une amie sportive à Tyr : nous deux la tête à peine hors de l’eau transparente et tiède, léchant les sables d’une très longue plage, et un très chaud soleil sur une mer indolente qui avait, semble–t-il, tout oublié de tant d’années d’une terrible guerre. Je m’étonnais des fumées qui s’élevaient dans ce ciel limpide : mais ce n’était que des tirs israéliens pas très loin sur les crêtes de la montagne !
Le Liban ayant retrouvé la paix, Beyrouth est occupée à d’énormes travaux de reconstruction; rassurée sur le sort de mes amis, j’avais oublié depuis de longues années le petit pays pour d’autres paysages. J’étais en route pour Oman, pour les pays du Golfe arabo-persique et le plus souvent pour la Syrie ! Nous avions décidé d’y avoir une belle maison mais assez ruinée près de la citadelle d’Alep et sa restauration occupait mon temps libre.
Beyrouth à la nuit bien tombée.
L’avion turc est réputé pour être toujours exact ! A l’heure dite, il amorce sa descente en piquant droit et à la verticale vers la mer.
De l’avion je découvre soudain la côte et, tout aussitôt, la ville étirée comme autrefois au pied de la montagne escarpée, la prenant à l’assaut jusqu’aux plus lointaines cimes. Beyrouth est toute lumière : chapelets de jaune au long des routes, rectangles d’orange pour les ouvertures des maisons et des immeubles et des verts et blancs pour les néons des mosquées. Beyrouth, avant minuit, exhibe sa nouvelle autoroute, et ses hauts, luxueux, récents immeubles alignés le long des avenues. Ma voisine libanaise tout aussi contente que moi de l’imminent atterrissage par lequel débuteront de paisibles vacances, sûres et sans doute ensoleillées, m’annonce que l’aéroport est tout neuf et qu’on aura l’impression de se poser sur les vagues!
L’aéroport en effet est très moderne. Les formalités très vites terminées et avec le sourire des agents, je suis déjà dehors et en route pour la résidence de mon amie. Nous allons traverser la ville illuminée et les quartiers populaires et majoritairement chiites d’Ouzaï. Arrivée à une trentaine kilomètres de Saïda au sud, je vais gagner en direction de Tripoli au nord, la région des très jolies villes côtières : Kaslik qui s’active à restaurer les anciennes demeures qui longent le petit port, Jounié et sa baie magnifique, Jbail, l’antique Byblos ! Dans cette banlieue qu’elle appelle désormais mon village, cette amie s’est installée à quelque vingt kilomètres du centre de Beyrouth, dans Adonis-Zouk Mosbey à peu de distance du moderne lycée franco-libanais de ses enfants. Le lycée de Ville qui se veut un établissement laïque est au cœur de la ville. Il accueille les scolaires de l’école maternelle au bac. Très coloré et très fonctionnel, et en relation avec l’Académie de Marseille, il a pris pour modèle les oeuvres du Corbusier !
Je découvre donc Adonis qui semble plutôt une partie de la banlieue de Beyrouth. Elle est proche de l’embouchure du Nahr al Kelb : le fleuve du Chien. De l’autoroute même, à la sortie du tunnel, on peut apercevoir les stèles commémorant le passage en ce wadi escarpé de toutes sortes d’armées : la guerre déjà en ces lieux et depuis si longtemps ! Je suis sûre que ces hommes préhistoriques , dont on dégage souvent les ossements , ont trouvé les premiers le moyen de se fendre les crânes ! Il y a près des antiques squelettes exhumés des silex assez bien taillés pour éliminer tout nouveau venu en cette vallée étroite ! Hélas les invasions furent continues et de tous les millénaires !
Je découvre très vite qu’ à Adonis l’installation d’une famille ,syrienne et musulmane, n’est pas facile dans un quartier majoritairement chrétien où partout s’élèvent des églises et où j’entendrais souvent sonner les cloches .Mon amie n’est pas du genre à baisser les bras. Le lycée était proche de l’appartement, les cours et les professeurs plurent aux deux jeunes exilés qui venaient de quitter Alep sous les bombardements. Tout le quartier est calme ,à peu de distance de la mer que l’on aperçoit au-delà des petits immeubles. L’immeuble est bordé de bosquets de mimosas encore en grains. Quinze jours plus tard, des arbustes fusent comme des gerbes de feux d’artifice, des longs et souples rameaux d’or. A ma grande surprise, les talus en friche sont partout recouverts de massifs de capucines déjà en fleurs et qui recouvrent tout de leurs très longues tiges à larges feuilles. Mais je n’avais pas oublié qu’au Liban, la végétation est exubérante !
Juste de l’autre côté de la rue, en face de notre immeuble un bâtiment sert de caserne à une brigade armée. Jour et nuit, des jeunes soldats montent la garde. La nuit, ils patrouillent dans les rues en petits groupes, kalachnikov à la main ! Je ne saurai pas ce qu’ils craignent mais mon amie m’affirme que cela la rassure et rassure son fils qui maintenant le soir se rend en paix chez des camarades du lycée ou va faire du sport ! Et alors qu’au début les filles de sa classe ne lui parlaient pas, la cadette a des amies qui viennent jouer à la maison et mieux avec quelques copines syriennes comme elle réinstallées au Liban. Elle a maintenant surtout des amies libanaises chrétiennes en plus d’une jeune alépine de son ex-quartier alepin où par ailleurs les confessions n’étaient plus du tout ce qui déterminait l’installation mais bien plutôt le niveau social.
Au Liban , une vie presque normale
De nouveau les deux enfants ont retrouvé une vie calme ! Ils étaient comme tant d’autres, choqués, tous dépressifs ! Le garçon : un adolescent, avait perdu quinze kilos en deux mois. Il n’arrivait plus à dormir tant en raison des bombardements que de sa crainte d’être enlevé et obligé de joindre les rangs de l’Armée syrienne libre ou d’être pris contre rançon. C’était et c’est toujours courant dans son quartier ouest des hauts d’Alep près de l’Université. Et puis, un soir, le père de son meilleur copain s’était suicidé ! Il avait tout perdu de ses biens et de son travail et ne supportait plus la situation tragique d’Alep. Chaque famille en Syrie, alors ne savait plus qu’échanger des nouvelles de mort ou d’enlèvements et d’assassinats, ou des objectifs supposés des combats ou d’attentats proches, ou de départs en exil plus!ou moins lointains d’amis, ou de membres de la famille . C’était le soir quand tous se retrouvaient devant une télé allumée, les rares moments d’électricité, ou par téléphone quand il fonctionnait. A cette époque, et comme toujours ces temps à Alep et en Syrie, on échangeait beaucoup d’adieux et malgré le danger comme nous en informait régulièrement la famille, on se rendait en visite pour des condoléances !
Dans un café d’Hamra
Le lendemain de mon arrivée au Liban nous partons à Beyrouth. Une amie de la famille est arrivée juste après minuit par le bus d’Alep. J’apprends qu’il y a une liaison toujours en activité pour Beyrouth, par ces grands bus alépins confortables aux noms bien connus ! Chaque année, il y en avait toujours de nouvelles, de plus en plus confortables et rapides qui s’ajoutaient aux Zaytouni, Ahliya, Kadmous, Sarraj, etc ! C’était le moyen le plus confortable et le moins cher pour sillonner le pays et rallier les grands centres ! Ensuite pour se rendre sur les nombreux sites loin des routes.Il fallait se débrouiller avec les taxis ou les innombrables mini-bus. Ces transports variés fonctionnent toujours avec peu de sociétés encore en service ! Les chauffeurs doivent et savent trouver les itinéraires les plus sûrs, font des détours et paient leurs passages aux barrages des groupes armés dont l’ASL qui a fait de ces rackets une spécialité !
Nous retrouvons l’amie devant l’ambassade de France. Nous nous installons dans un café du quartier d’Hamra. Fébrile, épuisée et encore sous le choc, cette dame un peu âgée et déprimée a laissé son mari seul dans leur maison alépine pour quelques temps de récupération en France. Elle nous raconte son odyssée. Il lui a fallu dix-sept heures de voyage sans eau, ni nourriture, ni pause , par un long détour par Salamiyé et la steppe, pour rejoindre Damas puis la frontière ! Elle avait prévu ce manque de pauses et n’avait plus bu depuis des heures avant son départ d’Alep en pleine nuit ! Dans le bus, toutes les femmes devaient être voilées ! L’ASL et les autres brigades qui contrôlent aux barrages chaque passager l’exigent et scrutent leurs papiers!
A la frontière au Liban où il faut au plus vite accomplir les formalités d’entrée , c’est la cohue,les pleurs et les drames ! Certains n’ont pas les papiers nécessaires ! Malgré leqs supplications,les énervements et les colères , des voyageurs doivent alors se résigner à refaire en sens inverse ce trajet de tous les dangers. Ce sera, nous raconte l’amie, le lot de femmes et d’enfants que leurs hommes ont tenté de mettre à l’abri au Liban ou ailleurs , mais qui sont refusés d’entrée. Ces hommes avaient, eux, décidé de rester en Syrie pour garder les maisons ou les biens qui leur restent !
De nuit, au garage Charles Hélou!
Quelques jours plus tard, nous nous rendons après minuit au garage des bus ! Nous devons circuler tard dans la nuit. Je veux surtout voir à quoi ressemblent ces arrivées de tant de Syriens déracinés.
La station de bus Charles Hélou, dans le grand hub près du port est, le soir, un endroit assez spécial ! Sous les voûtes en béton de l’autoroute, il nous faut longer en une longue boucle étroite et assez sombre par endroits,l ’alignement de plusieurs bus arrivés de partout ou sur le départ . Les bus sont garés, tout moteur allumé. Alignés côte à côte au centre de cet ovale qui pue le carburant, ils débarquent désormais de Syrie leur pitoyable cargaison ou attendent les clients avant de repartir très tôt au petit matin. Il y a foule ! Les passagers alépins commencent à quitter le bus Zaytouni. Des amis ou des proches déjà installés au Liban, s’éjectent des voitures qui n’ont juste le temps que de les recueillir avec leurs bagages. On ne doit pas stationner ! Des hommes surtout, jeunes , aux visages fatigués , s’activent ! Ces garçons, comme dans toutes les gares routières du Moyen Orient, interpellent les arrivants. Ce qui me frappe : les regards de tous, si tristes et sans sourires, envolées la joie, les rires et l’entrain d’autrefois. Les gares routières syriennes étaient des lieux que je trouvais toujours très amusants ! Débordants d’activité, ils m’impressionnaient et me fascinaient avec cette noria de grands véhicules et, à peine arrivés et libres des passagers, lavés à grande eau . Puis les chauffeurs très calmes manoeuvrent avec une précision remarquable pour se garer, se dégager des embouteillages ou prendre la route ! C’était, de jour comme de nuit, un mouvement incessant ! On partait ainsi et très vite dans toutes les directions et très loin hors des frontières ! Tous pouvaient au moins l’imaginer ! Cette liberté et cette facilité de prendre le large me plaisait par-dessus tout. Il y avait des gares de tout niveau, et pour tout lieu, à l’intérieur ou hors du pays. Le voyage était à la portée de toutes les bourses ! Mais cette nuit, dans ce lieu d’arrivée au Liban, de départ ou de retour vers l’enfer, les cœurs sont serrés, les visages fermés. Les arrivants qui descendent, fripés et épuisés, s’effondrent souvent en pleurant dans les bras des proches qui les ont attendus, trop longtemps parfois ! Il y a ces ouvriers silencieux qui,pour la plupart, ont cherché un pauvre travail au Liban et repartent pour revoir leurs familles. Ils devront attendre des heures le lever du jour à la frontière. Les bus ne prendront la route que si le signal qu’ils peuvent tenter le trajet leur est donné par leurs sociétés respectives
Halab, Halab, Halab …
Plusieurs bus déjà ronronnent mais nous, nous ne voulons pas partir pour Alep, ni pour la Syrie ! Pas question ! Stationnées au plus mal, nous ne voulons que repérer très vite le bus Zaytouni qui vient d’arriver. Il ronfle encore , chargé de tous ses passagers ! A Alep, la tante de mon amie confie régulièrement aux chauffeurs ,comme beaucoup de Syriens, des colis pour sa nièce. Il nous faut faire vite pour récupérer un lourd sac de voyage qu’un garçon a tiré des soutes ! Le chauffeur d’un autre bus a été chargé, lui, de rapporter du courrier .
Un homme, une enveloppe à la main, nous aborde. Il reconnaît mon amie ! je lui demande : « Comment va Alep ces jours ? ». Un sourire très las et :
« Alep, Madame est si fatiguée ; « ktir ktir ta’bana « Et oui, si fatiguée ! »
Mais mon amie repart en courant dans la cohue ! La tante a l’habitude d’envoyer les vêtements d’hiver, les objets qui manquent à la nouvelle installation et qu’elle va récupérer quand c’est possible dans l’appartement déserté mais désormais gardé par un proche. Mais elle veut aussi que sa nièce et ses neveux n’aient pas le mal d’Alep et pour le prévenir, elle leur envoie des gâteaux qu’elle fabrique quand il y a du mazout, du poivre d’Alep dont mon amie manquait justement mais aussi, et ce qui nous fera rire, un « petit « tanaké : un bidon bien fermé de « laban » de brebis et du jour. C’est le « laban » du printemps ! Avant et depuis des années, la tante allait se fournir derrière la citadelle, à Bab Al Hadid : la « Porte de fer ». Tout Alep savait où se fournir pour ce yaourt et ces fromages si recherchés. On les achetait par dizaines de kilos. Deux cents kilos m’avait annonçé en riant mon voisin. Bien sûr , plus question d’aller à l’Est mais les marchands se sont débrouillés et ils ont annoncé à la tante qu’ils ont maintenant une boutique dans Chara’ al Nil : la rue du Nil et son quartier pas trop dangereux malgré les snipers et les affrontements de nuit ! Il est tenu par l’armée syrienne ! La tante a couru s’approvisionner et par chance, elle envoie aussi des « kebbés » et des petites pizzas au thym ou à la viande ! Marroussé, mais comme à Djamiliyé, « la Pistache d’Alep » les célèbres traiteurs et pâtissiers alepins continuent à travailler ! Par contre , on ne va plus à Khalidiyé, le grand marché aux légumes des quartiers ouest ! Il est aux mains des terroristes !
Mon amie connaît bien l’habile et courageux chauffeur du Zaytouni. Elle revient aussitôt traînant avec l’aide du chauffeur un sac volumineux. Ils échangent les précieuses dernières nouvelles. L’homme sourit enfin et nous assure : « Ces derniers temps, c’est mieux et plus sûr ! La prochaine fois , je vous ramène à Alep ! ».
Quelques jours plus tard, nous apprendrons qu’un bus a eu un accident sur la route de tous les dangers. Plusieurs passagers sont morts et d’autres, dont le chauffeur,ont été blessés !
Toute une vie quittée à la hâte
La voyageuse du café Hamra n’est restée que peu d’heures à Beyrouth. Elle est aussitôt repartie en France et elle y a déjà le mal du pays.Inquiète pour sa famille restée à Alep,elle ne voit pas trop comment elle pourrait vivre seule dans sa province française qu’elle a quitté depuis des dizaines d’années ! Son cas ressemble à ce que ressentent tant de ces femmes franco-syriennes âgées, mariées depuis des années à des Syriens. Certaines, qui ne quittaient que peu Alep ou la Syrie, sont veuves. J’en ai rencontré plusieurs lors de mon séjour au Liban ! J’observe ainsi une autre amie veuve qui vivait à Alep dans un appartement à proximité de ses enfants et petits-enfants. Elle conservait tous les livres de son mari et objets qu’il aimait : un intellectuel et artiste alépin très connu pour sa connaissance de la Syrie. Elle s’occupait de leur jardin fréquenté par deux ou trois de ces chats omniprésents dans le décor syrien ! Comme pour beaucoup de Syriens, ses enfants décidèrent de quitter la Syrie quand ils furent à plusieurs reprises menacés d’être délogés de chez eux par des voyous armés et de tout perdre sans savoir où aller ! Leurs appartements , quittés à la hâte, cette famille alépine est désormais réinstallée provisoirement en exil au Liban dans différents quartiers et loin les uns des autres. Ils n’ont gardé que peu de choses de leur Syrie où leurs racines sont si profondes qu’aucun souvenir d’une autre terre habitent leurs esprits ! Comme une partie de notre famille, beaucoup de leurs parents n’avaient même jamais passé une frontière ! Cette dame âgée ne sourit plus. Je l’observe, immobile,son regard dans le vide et tassée sur une chaise dans le nouvel appartement où elle occupe une petite chambre ! Elle a tellement pleuré, me raconte-t-elle, en quittant sa maison d’Alep qu’elle ne veut plus penser à toute cette vie laissée derrière elle et ne peut imaginer ce que vont être ces temps à venir, au Liban ou ailleurs ! Elle ne sait pas et n’a aucune idée de ce que sera leur futur.
Quand nous parlons, c’est seulement de ce que sont devenus les autres : les voisins, les proches !
Comment se débrouillent les proches, les amis alépins, où sont-ils, où pouvons-nous les joindre? Tout cela fait l’essentiel de nos conversations. Comment pourrait-il en être autrement ? Toute la Syrie pense, s’angoisse, discute, rêve de la Syrie et surtout se demande ce que sera la Syrie de demain ! Comme l’Irak ?
« Pire, me lance un ami ! Pire ! »
Depuis deux ans, il n’y a dans nos têtes, que la Syrie et ce que nous pouvons faire de notre part de Syrie et chacun avec ses problèmes et ses interrogations !
Au Liban, des nouvelles de Syrie
Mon amie tient à me faire découvrir ce qu’elle connaît désormais de son pays d’exil : un Liban que je connaissais si bien autrefois mais qui a bien changé ! Nous allons donc souvent sur les plages de la côte, dans les sites touristiques, dans les nouveaux quartiers, dans les cafés et même dans les nombreux grands ensembles aux enseignes internationales comme le long de ces rues élégantes des nouveaux quartiers de Beyrouth. Il fait soleil et il y a foule sur Zaytouna Bay , sa promenade de « planches » posées sur la mer, le long de la très élégante marina au pied du Saint Georges. En restauration , le mythique hôtel beyrouthin n’est pas encore ouvert ! Dans ces lieux si calmes, il y a des Syriensdont de nombreux Aleppins : en famille souvent ! Mon amie s’arrête, prend des nouvelles qu’ensuite elle me commente : par exemple, cette famille d’industriels qui prenait le soleil juste assise sur l’un de ces nombreux bancs du quai face au Yatcht Club où de luxueux yachts sont amarrés, bien alignés !
Une partie de la famille est à Beyrouth. Leur usine bien sûr a été occupée par l’ALS , comme tant d’industriels et commerçants, ! Ils ont déjà payé une énorme rançon pour la récupérer mais….un autre groupe est venu qui a demandé lui aussi une grosse somme d’argent ! La famille, méfiante désormais ,n’a pas voulu repayer ! ! Alors les deux frères restés à Alep sont menacés et se cachent ! Il faudrait sans doute payer mais le pourraient-ils ?
L’ami que je joins par téléphone à Tripoli et que je ne rencontrerais pas, parce que ces derniers jours la région du nord Liban n’est pas sûre, me raconte que les autorités et organisations ont de plus en plus de difficultés à secourir les familles syriennes réfugiées au plus près de la frontière. Souvent plus pauvres que les exilés de Beyrouth, elles s’entassent dans la ville du nord et aux alentours ! Et plus difficile encore est de scolariser les jeunes !
A Beyrouth encore, un ami palestinien m’annonce que de nombreux réfugiés du camp palestinien de Yarmouk près de Damas s’entassent à Aïn El Héloué et à Sabra ou Chatila ! Ils ont du mal à trouver du travail ! Des Syriens ont trouvé à s’employer : certains dans le bâtiment ou d’autres comme artisans tel ce tailleur Alépin ! D’autres, plus nombreux, sont ces garçons de café ou ce jeune vendeur qui s’affaire dans une grande épicerie. Nous le rencontrons dans ce beau magasin où l’on trouve, bien visibles dans des dizaines de sacs ou de bocaux, toutes les épices possibles ! Il nous confirme que le célèbre vieux vendeur du meilleur zattar – ce mélange de thym et autres épices d’Alep – qui officiait dans la minuscule boutique à mi-chemin dans la rue qui va de la Porte de Quinessrin à notre maison, a bien été tué ! Son fils a ouvert une nouvelle boutique dans la partie ouest moins exposée!
Ce sont là des histoires de Syrie devenues ordinaires, banales !
J’ai quitté Beyrouth mais je vais y retourner bientôt pour retrouver de nouveau un peu de la Syrie mais aussi parce que ce petit pays m’a toujours attirée même si on le sent, lui aussi, menacé et même si la vie y semble fragile ! La Syrie, pour beaucoup d’entre nous semble devenue inaccessible. Ce que nous y avions ou nous aimions, est perdu et, au moins, pour longtemps. Ce qui nous désole le plus c’est de savoir le pays menacé par ces groupes islamistes, si intolérants. Jamais nous ne pourrions accepter de vivre sous leurs lois iniques !
Alors c’est rassurant de pouvoir au moins être quelquefois au Liban, d’y retrouver mes amis libanais que, depuis longtemps, je n’avais plus visités et, le plus souvent possible retrouver mes autres amis, ces Syriens s’ils peuvent s’installer pour un temps au moins dans ce pays si aimable et y trouver un peu de paix !
S.Lafleuriel-ZAKRI 15 avril 2013