De Damas à Alger :un grand inconfort stratégique…
août 12, 2012
Par Ahmed Selmane
L’histoire n’est pas une longue succession de complots, de conspirations où de conjurations. On peut même dire, sans hésiter, qu’à l’échelle de l’histoire, le complot y est ingrédient secondaire. Il est de peu de poids quand les facteurs structurels qui font un État efficace sont réunis : libertés publiques et privées, adhésion des populations, progrès économiques et techniques, capacité d’anticipation. Pour le reste, les services de renseignements et d’espionnage existent à travers le monde essentiellement pour justifier des budgets, pour que l’on n’ignore pas qu’ils effectuent un travail et qu’il ne s’agit pas d’activité caritative. Il ne s’agit que d’un bras séculier parmi d’autres. L’éditorialiste et analyste Abdelbari Atwan vit depuis 35 ans en Occident, au milieu de ses universités, ses médias, ses politiques et ses Think-tanks. Il en connait les rouages et les processus de décision. Il en a tiré une vérité : les politiques et les guerres stratégiques menées par les occidentaux ne sont basées ni sur l’émotion, ni sur la réaction, mais sur une action et une planification rigoureuse. Une seconde vérité, non accessoire, est que les stratèges occidentaux estiment que les dirigeants arabes et même, de manière plus générale, les élites arabes sont assez aisément manipulables. Ces deux observations tirées du réel d’une carrière de 35 ans à côtoyer le monde de la politique et des médias en Occident sont-elles excessives ? Abdelbari Atwan verserait-il dans l’illumination ? Aurait-il sombré dans une démagogique « théorie du complot » devenue, au fil du temps, une arme d’interdiction massive de penser de manière stratégique et prospective ? S’érigerait-il en défenseur du dictateur de Damas quand il déclare que la Syrie est en voie de partition et que les dirigeants arabes qui participent avec enthousiasme au club des « amis de la Syrie » n’ont aucune idée de ce que sera le Proche-Orient dans dix ou vingt ans ? Serait-il devenu un partisan du statuquo, dictatorial s’entend, en soulevant l’hypothèse que les révoltes arabes, qui ne sont pas le fruit d’un complot mais de vrais mouvements des sociétés, risquent pour des raisons structurelles, d’aboutir à des situations contraires aux attentes des sociétés. Ces mouvements de société n’ont-ils pas été accompagnés par d’étranges amis ?
Une fois qu’il sera fini de la Syrie…
La Syrie, bien plus que la Libye, est, intellectuellement, un inconfortable point de rupture stratégique. L’observateur ou le militant sont sommés de prendre position selon une articulation simple : soit avec le régime, soit contre lui. Toute pensée alternative, toute tentative de formuler une posture ou le rejet du régime baasiste est de principe mais qui considère que la manière d’en finir avec lui détermine le futur est ainsi balayée avec, dans le meilleur des cas, une accusation de « mollesse » et de compromission.
Les forces de l’opposition syrienne qui ont lancé leur appel de Sant’Egidio en savent quelque chose. Mais l’Histoire enseigne aussi qu’il ne suffit pas d’avoir raison. Dans le déchainement des passions et des propagandes ces voix risquent, une fois que tout sera fini, une fois qu’il en sera fini de la Syrie, de n’être qu’un marqueur mémoriel et pour déplorer après coup les occasions manquées. Sociologiquement, la plupart des auteurs de l’appel font partie des classes moyennes éduquées, assez fortement marquées par les idées nationalistes et progressistes, qui tout en refusant de cautionner le régime s’abstiennent de participer à des jeux externes. Ils incarnent parfaitement l’inconfort stratégique des élites arabes sans allégeances aux régimes et sans alliances externes. Ils pensent – et cela n’a rien d’une soi-disant théorie du complot – qu’il existe une stratégie générale évoquée par Abdelbari Atwan de recomposition des États sur des bases ethno-religieuses. Cette démarche longue d’affaiblissement et d’éclatement des États nationaux, totalement sous emprise autoritaire ou dictatoriale, trouve dans les révoltes actuelles des fenêtres d’opportunité pour une accélération de la mise en œuvre de ce Moyen-Orient reconstruit que Condoleeza Rice appelait de ses vœux en célébrant son sinistre « chaos créatif ». Encore une fois, il ne s’agit de nier l’authenticité des contestations politiques et sociales mais de constater qu’en l’état actuel des choses, les sociétés concernées sont moins outillées pour en tirer profit que le « Centre » impérial et ses relais.
Les forces de l’opposition syrienne qui ont lancé leur appel de Sant’Egidio en savent quelque chose. Mais l’Histoire enseigne aussi qu’il ne suffit pas d’avoir raison. Dans le déchainement des passions et des propagandes ces voix risquent, une fois que tout sera fini, une fois qu’il en sera fini de la Syrie, de n’être qu’un marqueur mémoriel et pour déplorer après coup les occasions manquées. Sociologiquement, la plupart des auteurs de l’appel font partie des classes moyennes éduquées, assez fortement marquées par les idées nationalistes et progressistes, qui tout en refusant de cautionner le régime s’abstiennent de participer à des jeux externes. Ils incarnent parfaitement l’inconfort stratégique des élites arabes sans allégeances aux régimes et sans alliances externes. Ils pensent – et cela n’a rien d’une soi-disant théorie du complot – qu’il existe une stratégie générale évoquée par Abdelbari Atwan de recomposition des États sur des bases ethno-religieuses. Cette démarche longue d’affaiblissement et d’éclatement des États nationaux, totalement sous emprise autoritaire ou dictatoriale, trouve dans les révoltes actuelles des fenêtres d’opportunité pour une accélération de la mise en œuvre de ce Moyen-Orient reconstruit que Condoleeza Rice appelait de ses vœux en célébrant son sinistre « chaos créatif ». Encore une fois, il ne s’agit de nier l’authenticité des contestations politiques et sociales mais de constater qu’en l’état actuel des choses, les sociétés concernées sont moins outillées pour en tirer profit que le « Centre » impérial et ses relais.
Islamistes et modernistes, une jonction supervisée
Cette tendance est accentuée par un fait majeur tout à fait remarquable : les élites islamistes, à la vision plutôt sommaire, ont fait jonction avec des élites modernisées expatriées. Étrange mariage de la carpe éradicatrice et du lapin intégriste porté à l’autel par le G7 et le Conseil de Coopération du Golfe. Ce n’est pas donner dans le « conspirationnisme » que de constater que cette jonction s’est établie sous l’égide des Occidentaux et de régimes arabes parmi les plus réactionnaires. En filigrane, il y a deux manières de voir le changement dans nos pays. Il y a les adeptes d’une forme de spontanéisme révolutionnaire qui estiment que la population apprend dans le mouvement, se politise et déroute les « planifications » des occidentaux. Ces néo-populistes de bonne volonté prétendent que la « révolution arabe » aurait surpris les occidentaux, les contraignant à adapter en tâtonnant leurs stratégies. C’est certainement vrai s’agissant de la France vis-à-vis de la Tunisie. Mais les dépêches de l’ambassade américaine à Tunis fuitées par Wikileaks peu avant les événements de Sidi-Bouzid établissent sans équivoque que l’aveuglement parisien était loin d’avoir contaminé Washington. Ainsi pour ces militants souvent sincères, les « masses » pèseraient de manière décisive sur le cours des évènements en intervenant directement dans le champ politique. Pourtant – et le processus est en cours – l’effet réel de cette intrusion directe des masses reste à démontrer. Les appareils politico-sécuritaires ont, au moins, une influence égale à celle de masses désorganisées ou encadrées par des partis religieux dont le centre de gravité est libéral autant que conservateur.
La fermeture de l’option négociation
Les pouvoirs qui émergent n’ont rien de révolutionnaire. Ils sont en général dans une démarche d’allégeance politique vis-à-vis des occidentaux et d’obséquiosité envers les émirs du Golfe. Mais il est vrai que tous les pays n’ont pas l’importance relative stratégique de la Syrie et ne subissent pas le même traitement qui consiste à rendre impossible toute avancée par la négociation. Cette option est fermée en Syrie. Elle pourrait l’être dans d’autres pays en cas de crise et en fonction des opportunités qui peuvent s’ouvrir. La Syrie aujourd’hui a-t-on observé est l’Algérie des années 90 mais, la différence est flagrante, sans une ingérence extérieure massive et déterminante en faveur de l’opposition. Pourtant, en dépit de ce que peuvent penser ceux qui prétendent que tout est préférable aux régimes en place, le compromis par la négociation, est bien l’option la moins périlleuse en l’état actuel des décompositions des ordres établis et de la faiblesse des élites oppositionnelles « islamistes » et «modernistes ». Le vrai problème – et la Syrie en est l’illustration – est que les tenants d’un ordre obsolète ne se situent pas dans cette optique. Et quand ces régimes dictatoriaux s’y résolvent, il est déjà trop tard car ceux qui planifient auront avancé leurs pions. Le nihilisme révolutionnaire des uns se nourrit de l’immobilisme des autres et réciproquement. Dans ce désordre dont l’impérialisme tire les marrons du feu, il est difficile de ne pas penser à l’Algérie, à l’effrayante paralysie des tenants de l’ordre établi qui semblent attendre la prochaine éruption en comptant sur la répression. Pourtant notre histoire récente et celle qui se déroule actuellement en Syrie montre que ce chemin est miné.