Entretien avec Noam Chomsky qui évoque les négociations Israélo-palestiniennes et la situation en Syrie.
septembre 16, 2013
Par Frank Barat pour Le Mur a Des Oreilles – conversations pour la Palestine.
(le 06/09/2013)
LMaDO (Frank Barat) : Quelle est la définition de « négociations » dans le dictionnaire israélo-américain ? Et pourquoi l’Autorité Palestinienne joue-t-elle le jeu ?
NC : Du point de vue des États-Unis, les négociations sont un moyen pour Israël de continuer d’appliquer ses politiques systématiques de confiscation de tout ce qu’il veut en Cisjordanie, de maintien du siège de Gaza, de séparation de Gaza d’avec la Cisjordanie et, bien sûr, d’occupation du plateau du Golan Syrien. Tout ça avec le soutien total des États-Unis. Comme depuis plus de vingt ans ans et l’expérience d’Oslo, le cadre posé par les négociations offre simplement une couverture pour cela.
LMaDO : Pourquoi l’Autorité Palestinienne joue-t-elle le jeu et continue-t-elle de retourner à la table des négociations ?
NC : Probablement, en partie, en désespoir de cause. On peut se demander si c’est le bon choix mais ils n’ont pas beaucoup d’alternatives.
LMaDO : Selon vous c’est donc plus ou moins pour survivre qu’ils acceptent le cadre des négociations ?
NC : S’ils refusaient de se joindre à ces négociations, menées par les États-Unis, leur base de soutien s’effondrerait. Ils survivent principalement sur des dons. Israël s’est assuré qu’ils ne développent pas une économie productive. Ils sont une sorte de « Société Schnorrer », comme on dirait en Yiddish : vous pouvez juste emprunter et vous vivez avec ce qu’on vous accorde.
Ont-ils une alternative à cela ? Ce n’est pas très clair. Mais s’ils refusaient l’injonction des États-Unis à venir négocier, même sur des bases totalement inacceptables, ils perdraient du soutien financier. Et ils ont du soutien, de l’extérieur. Suffisamment pour permettre à l’élite palestinienne de vivre une vie plutôt décente – souvent fastueuse même – pendant que leur société s’effondre autour d’eux.
LMaDO : La chute, la disparition de l’Autorité Palestinienne serait-elle une mauvaise chose après tout ?
NC : Cela dépend de ce qui la remplacerait. Si, par exemple, Marwan Barghouti était autorisé à participer à la société civile à nouveau, comme l’a finalement été Nelson Mandela à son époque, cela pourrait redynamiser l’organisation d’une société palestinienne capable de faire pression, avec de réelles exigences. Mais n’oublions pas qu’ils n’ont que très peu d’options.
En fait, revenons vingt ans en arrière, au début des accords d’Oslo. Des négociations étaient en cours, les négociations de Madrid, pour lesquelles la Palestine était représentée par Haider Abdel-Shafi – homme de la Gauche Nationaliste, très respecté en Palestine. Il avait refusé les termes de négociations posés par Israël et les États-Unis, qui exigeaient que l’expansion des colonies se poursuive. Son refus a entrainé le blocage complet des négociations, qui n’ont donc abouti à rien.
Pendant ce temps, les Palestiniens de l’étranger, menés par Arafat, empruntaient une route secondaire via Oslo et prenait le contrôle des négociations. Haider Abdel-Shafi était tellement opposé à cela qu’il n’a même pas assisté à la mascarade de cérémonie où Clinton rayonnait pendant qu’Arafat et Rabin se serraient la main. Il n’est pas venu parce qu’il avait compris que c’était une véritable trahison. Lui avait agit selon ses convictions et n’avait donc rien obtenu.
Et nous n’obtiendrons rien sans un soutien important de l’Union Européenne, des pays du Golfe et, en fin de compte, des États-Unis.
LMaDO : D’après vous quels sont les réels enjeux des évènements actuels en Syrie ? Et quel peut en être l’impact sur la région ?
NC : La Syrie va au suicide. C’est une histoire horrible qui empire de jour en jour. Il n’y a aucune lueur d’espoir à l’horizon. Ce qui va se passer, si cela continue, c’est que la Syrie va finir par être divisée, probablement en trois régions : une région Kurde, qui est déjà en train de se former et qui pourrait se joindre d’une certaine manière au Kurdistan Irakien semi-autonome, peut-être par le biais d’une sorte d’accord avec la Turquie.
Le reste du pays sera divisé entre une région dominée par le régime de Assad – un régime horriblement violent, et une autre zone dominée par les différentes milices, qui vont des milices extrêmement malveillantes à d’autres plus laïques et démocratiques.
Pendant ce temps, Israël observe et apprécie le spectacle. Le New York Times de ce matin citait un dirigeant israélien exprimant son plaisir à voir les arabes se massacrer entre eux.
C’est également très bien pour les États-Unis, qui ne souhaitent pas non plus de solution à ce conflit. Si les États-Unis et Israël voulaient vraiment aider les rebelles – ce qu’ils ne font pas – il leur serait facile de le faire, sans intervention militaire. Par exemple, si Israël déployait des troupes sur le plateau du Golan (bien sûr il s’agit du plateau du Golan Syrien mais, de nos jours, le monde tolère plus ou moins, accepte même, l’occupation israélienne dans cette zone) ; s’il faisait juste ça, cela obligerait Assad à déplacer des forces vers le sud ce qui soulagerait un petit peu les rebelles. Mais rien ne laisse penser que cela va se passer. Ils ne donnent pas non plus d’aide humanitaire aux nombreux réfugiés qui souffrent. Ils ne font aucune des choses très simples qu’ils pourraient faire.
Tout cela laisse supposer qu’Israël et les États-Unis préfèrent que les choses se passent exactement comme elles sont en train de se passer, comme le relayait le New York Times de ce matin. Pendant ce temps, Israël peut célébrer son statut d’ « Oasis au milieu du Désert » (« Villa in the Jungle », ndt) comme ils aiment s’appeler.
Un article intéressant d’Aluf Benn a paru dans Hareetz. On pouvait y lire que les israéliens s’amusent, vont à la plage et s’auto-congratulent d’être ce petit village paisible pendant que le reste de la région se déchire et s’entretue. Et, bien évidemment, Israël ne fait que se défendre. Ils aiment cette image et elle semble ne pas déplaire non plus aux américains.
Le reste n’est que fanfaronnades.
LMaDO : Que pensez-vous des discussions à propos de frappes américaines ? Cela va-t-il arriver ?
NC : Un bombardement ?
LMaDO : Oui.
NC : Eh bien, il y a un débat intéressant aux États-Unis à ce propos. L’extrême droite, qui est un peu en marge du panel international, s’y oppose – pas pour des raisons que j’approuve. Ils s’y opposent parce qu’ils disent : « Pourquoi devrions-nous résoudre les problèmes des autres et gaspiller nos ressources ? »
Ils demandent, littéralement : « Qui viendra nous défendre lorsque que nous serons attaqués puisque nous passons notre temps à aider les pays étrangers ? »
Ça, c’est l’extrême droite.
Pour savoir ce que pense la droite « modérée », nous pouvons lire des gens comme David Brooks du New York Times par exemple, considéré comme un analyste intellectuel de droite.
Pour lui, l’effort américain de se retirer de la région n’a pas un « effet modérateur ». Au contraire, il dit que la présence des forces américaines dans la région a un effet bénéfique. Cela améliore la situation, comme vous pouvez le voir en Irak par exemple. Mais si nous nous retirons, nous ne sommes plus capables de gérer et améliorer la situation.
Ceci est l’opinion la plus répandue des intellectuels de droite jusqu’aux les libéraux-démocrates, etc…
Alors il y a de grands débats pour savoir si « Nous devrions exercer notre Responsabilité de protéger ? »
Eh bien, jetez juste un oeil au bilan de la Responsabilité de protégeraméricaine. Le fait même que ces mots puissent être prononcés en dit long sur la culture morale et intellectuelle des États-Unis, et de l’Occident en général.
Sans parler du fait que c’est une grossière violation de la loi internationale.
La dernière trouvaille d’Obama est de dire que ce n’est pas lui qui a fixé la « ligne rouge » mais le monde, par le biais de ses conventions sur la guerre chimique. Eh bien, en effet, le monde a un traité à ce sujet, traité qu’Israël n’a pas signé et que les États-Unis ont totalement négligé, par exemple quand ils ont soutenu l’utilisation d’armes chimiques par Saddam Hussein. Aujourd’hui, cet épisode est utilisé pour dénoncer Saddam Hussein, et on oublie qu’il n’était pas seulement toléré mais clairement soutenu par le gouvernement Reagan. Évidemment, la convention sur la guerre chimique ne dispose d’aucun pouvoir coercitif.
La Responsabilité de protéger, ça n’existe pas. C’est une fraude. Une invention de l’Occident. Il existe deux notions de ce concept : la première a été votée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, qui parle de « Responsabilité de protéger » mais ne donne aucune autorisation d’intervenir, sous quelque forme que ce soit, sauf sous les conditions de la Charte des Nations Unies. Il en existe une seconde version, adoptée seulement par l’Occident, les États-Unis et ses alliés, qui est unilatérale et dit que la Responsabilité de protéger permet « l’intervention militaire par des organisations régionales, dans la région qu’elles contrôlent, sans autorisation du Conseil de Sécurité. »
Si on le traduit en anglais, cela veut dire que les États-Unis et l’OTAN sont autorisés à utiliser la violence quand ils le décident et sans autorisation du Conseil de Sécurité. Voilà ce qu’est la Responsabilité de protégerdans le langage occidental. Si ce n’était pas si tragique, ce serait risible.
LMaDO : Merci professeur Chomsky, ce fut un plaisir de discuter avec vous