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France: élites et médias versent dans les fantasmes conspirationnistes


France: élites et médias versent dans les fantasmes conspirationnistes
Par Bahar Kimyongür

Mondialisation.ca, 31 janvier 2014
Investig’action

Depuis la guerre d’Algérie, la France n’avait plus connu un tel climat d’Inquisition. De nos jours, on ne peut plus critiquer les élites du pays, leurs politiques guerrières et leurs atteintes à la liberté d’expression sans être soupçonné d’être un théoricien du complot aux fréquentations suspectes, un négationniste qui s’ignore voire carrément un nostalgique du IIIe Reich. Pourtant, sur certains sujets comme la Syrie, les théories du complot les plus douteuses sont déversées à foison et sans la moindre vergogne dans les médias dominants. Après la thèse raciste et délirante du complot alaouite à la tête de l’Etat syrien, la plus en vogue aujourd’hui est celle qui fait d’Al Qaïda une invention du président syrien Bachar el Assad. Toute cette fable repose sur un événement : la libération de militants salafistes des prisons syriennes au début des manifestations de mars 2011.

Premier constat surprenant : les auteurs de cette théorie reprochent au régime syrien son laxisme dans la lutte contre les courants religieux radicaux. En proférant cette critique, ils encouragent en quelque sorte le régime syrien à maintenir les prisonniers salafistes en détention.

Pourtant, il existe un principe universel que ces mêmes agitateurs anti-syriens ne manquent jamais de rappeler : la présomption d’innocence. Même dans une dictature militaire, il arrive que de dangereux provocateurs soient poursuivis et punis puis libérés parce qu’ils n’ont pas (encore) commis de crimes de sang.

Peut-on reprocher à la dictature syrienne d’avoir été trop démocratique en proclamant une amnistie générale dans l’intention claire de calmer le jeu ?

Qu’aurait-on dit si le président syrien s’était abstenu de libérer les militants islamistes ? Nous n’aurons sans doute jamais de réponse à nos questions élémentaires et légitimes.
Peu de temps après leur libération de la prison de Sednaya lors d’une amnistie décrétée en mai 2011 et qui a touché des milliers d’activistes de tout bord (une précision que nos médias se gardent bien d’évoquer), plusieurs militants salafistes se sont radicalisés et ont embrassé la lutte armée.

Les plus fameux sont Hassan Aboud, fondateur du groupe djihadiste armé appelé les Libres du Levant (Ahrar al Cham), Ahmad Ayssa Al Cheikh, leader des Faucons du Levant (Souqour al Cham) actifs à Idlib et Zahran Alloush et le chef suprême de l’Armée de l’Islam (Jaych al Islam) engagée sur le front de Damas.

Le 23 novembre 2013, ces trois organisations ont fusionné avec d’autres groupes djihadistes pour former le Front islamique qui compte aujourd’hui près de 80.000 hommes.

Résumons : le régime de Damas arrête les militants islamistes, le régime a tort.

Quand il les relâche en même temps que des milliers de Syriens de tous bords, le régime a tort aussi. Admettons que le régime ait facilité l’organisation de ces mouvements armés djihadistes. L’organisation dont font partie Hassan Aboud, Ahmad Al Cheikh et Zahran Alloush est précisément en concurrence avec les deux groupes affiliés à Al Qaïda, à savoir le Front al Nosra et l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (Daech). De plus, le Front islamique est officiellement soutenu par les monarchies du Golfe et décrit par nos médias comme « islamiste modéré ».

Armin Arefi, dans cet article du Point daté du 10 janvier le suggère de manière explicite :

« Ainsi, depuis l’été dernier, un nombre croissant d’accrochages oppose l’EIIL à d’autres groupes rebelles plus modérés » Armin Arefi, le dix janvier dans le Point (2)

Mince alors. Bachar serait donc à la fois le fondateur des groupes armés djihadistes d’Al Qaïda et des groupes armés djihadistes en lutte contre Al Qaïda ?

Bachar serait donc à la fois avec et contre l’Arabie saoudite, avec et contre l’Occident, avec et contre Al Qaïda ?

Celle-là, même l’humoriste Dieudonné n’aurait pas osé. Un petit rappel des événements aidera sans doute nos experts à se libérer de leur “confusionnisme” compulsif.

Qui a nié la présence d’Al Qaïda dans ses rangs ? L’opposition syrienne (1).

Qui a menacé de s’allier à Al Qaïda en cas de refus d’intervention militaire directe en Syrie de la part de l’OTAN ? L’opposition syrienne.

Qui a salué la présence d’Al Qaïda dans ses rangs ? L’opposition syrienne.

Qui s’est insurgé contre l’inscription d’Al Qaïda dans les listes des organisations terroristes ? L’opposition syrienne.

Qui s’engage dans les rangs d’Al Qaïda ? Des opposants syriens et des djihadistes étrangers.

Qui arme et finance les groupes affiliés ou proches d’Al Qaïda ? Des opposants syriens exilés, des donateurs wahhabites et le régime saoudien.

Où est Bachar dans tout ça ? Dans la résistance contre Al Qaïda. Bachar peut-il être l’ami d’une organisation comme Al Qaïda qui hait le nationalisme arabe, la laïcité, le principe de citoyenneté, l’Islam éclairé, les courants musulmans hétérodoxes et les minorités non musulmanes ? Cette idée est absurde et même diffamatoire.

Bachar peut-il être allié à une organisation comme Al Qaïda qui a massacré ses compagnons, ses partisans, ses amis et des membres de sa famille ? Autant dire que durant la seconde guerre mondiale, le général de Gaulle et les SS étaient partenaires.

Est-ce Bachar qui recrute les jeunes volontaires pour le djihad en Syrie dans les rues de Londres, d’Amsterdam ou de Bruxelles ? Non.

Est-ce Bachar qui surveille les aéroports internationaux par où transitent allègrement ces jeunes volontaires au djihad ? Non.

Est-ce Bachar qui pilote les avions de la Turkish Airlines transportant en masse les candidats au djihad ? Non.

Est-ce Bachar qui contrôle les passeports des djihadistes à la frontière turque ? Non.
Est-ce Bachar qui ordonne aux soldats turcs d’éteindre les projecteurs de leurs miradors au passage des djihadistes et de leurs cargaisons d’armes ? Non (cf. Luc Mathieu, Libération, 13 décembre 2010).

Est-ce Bachar qui envoie depuis le début du conflit des centaines d’avions cargos remplis d’armes depuis l’Arabie saoudite, le Qatar, la Croatie ou la Libye à destination des groupes djihadistes dont Al Qaïda ? Non.

Qui combat Al Qaïda depuis le début du conflit ? L’armée syrienne.

Qui se fait fusiller, trucider, décapiter, dépecer, déposséder par Al Qaïda depuis le début du conflit ? L’armée et la population syrienne loyaliste ou neutre et depuis quelques semaines les groupes djihadistes concurrents.

Quelle conclusion tirer de ces évidences ?

Depuis son apparition lors de la guerre d’Afghanistan, Al Qaïda n’a jamais changé de camp. Le réseau terroriste a toujours servi d’alibi et de force supplétive dans les guerres impérialistes contre les Etats souverains et désobéissants.

Il arrive de temps en temps qu’Al Qaïda s’en prenne à ses anciens patrons.

Le réseau terroriste s’est en effet peu à peu renforcé et autonomisé. Il a son propre agenda, à savoir l’instauration d’un califat mondial et la soumission des peuples à son hégémonie.

A l’évidence, nos experts auto-proclamés de la Syrie ont vite oublié qu’Al Qaïda est un monstre qui s’est échappé des laboratoires de la CIA et que les Saoud ont parachuté partout où leurs intérêts étaient menacés.

Al Qaïda a semé la terreur dans les camps palestiniens du Liban durant les années 2000. Le réseau terroriste était inexistant en Irak avant l’invasion US en 2003. Il a infiltré la Syrie dans les années qui ont suivi ces deux événements, à partir du Liban et de l’Irak.

Malgré tous ces faits concrets, certains journalistes ont décrit Al Qaïda comme d’un « cadeau fait à Bachar » (Le Point, 10 avril 2013)

Dans une interview accordée au quotidien saoudien Al-Hayat, François Hollande a accusé le président syrien Bachar Al Assad de ne pas « combattre” les “extrémistes », mais de les « utiliser pour faire pression sur l’opposition modérée ».(AFP, 31 décembre 2013)

Le président français pouvait difficilement faire de la démagogie plus grossière. Chacun sait, à commencer par l’agence de presse d’opposition appelée l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), que l’armée syrienne a neutralisé, en seulement quelques semaines, plus de militants d’Al Qaïda que toutes les armées du monde réunies, soit plusieurs dizaines de militants par jour.

En outre, les bastions d’Al Qaïda se situent entre Idlib et Alep et entre Raqqa et Deir Ezzor, soit dans des zones éloignées de territoires contrôlés par les forces loyalistes.

Comme de nombreux experts français ont déjà maintes fois expliqué, l’armée syrienne n’a pas les forces de se déployer sur tout le territoire du pays. Elle poursuit une stratégie de grignotage, avançant lentement à partir des territoires qu’elle contrôle, de Homs à Hama, puis de Hama à Khanasser, puis de Khanasser à Al Safira, puis d’Al Safira à Alep etc.

Il est toutefois évident que les services secrets syriens tentent d’infiltrer Al Qaïda pour le détruire comme n’importe quel service d’espionnage en guerre contre le réseau terroriste.
Peut-on reprocher au régime syrien ce que font les Etats européens pour se protéger d’Al Qaïda ?

Pendant que certains experts continuent à nier l’évidence, grâce aux efforts de réconciliation et au climat de dialogue qui s’est installé dans le cadre des négociations dites de Genève 2, de nombreux groupes rebelles proches de l’Armée syrienne libre ont décidé de signer une trêve avec l’armée arabe syrienne à Barzé, Douma, Darayya et Moudamiyyat al Cham, c’est-à-dire dans des localités entourant la capitale Damas (France 24, 23 janvier 2014).

Il s’agit là d’une collaboration bien réelle entre armée loyaliste et rebelles. Ces derniers rendent leurs armes lourdes à l’armée syrienne en échange de quoi ils peuvent contrôler leurs quartiers contre les incursions d’Al Qaïda.

Ces trêves ont permis à des milliers de déplacés de rentrer chez eux.

Pour une fois que des rebelles et des loyalistes fraternisent, l’événement aurait pu être salué par les grands experts du conflit syrien et médiatisé à sa juste mesure. Eh bien non.

Il faut croire que la paix en Syrie n’intéresse guère les élites françaises.

Bahar Kimyongür

(1) Nous parlons ici de l’opposition pro-saoudienne et pro-occidentale gravitant autour de la Coalition nationale syrienne.

(2) http://www.lepoint.fr/monde/en-syri…

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