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Irak: les funérailles collectives des victimes yézidies de l’Etat Islamique font ressurgir de sinistres souvenirs


Publié par Gilles Munier sur 16 Février 2021, 12:38pm

Catégories : #Irak, #Kurdistan

Les habitants des villages yézidis de Kojo espèrent que l’enterrement des 104 victimes du génocide permettra à cette minorité assiégée d’entamer son processus de deuil.

Par Suadad al-Shalhy (revue de presse : Middle East Eye – 6/2/21)*

Alors que les dépouilles de plus de 100 Yézidis assassinés par le groupe État Islamique (EI) étaient ramenées au village de Kojo, situé dans le district du Sinjar au sein du gouvernorat de Ninive, pour y être enterrées des années après le passage de ce groupe dans le nord de l’Irak, les activistes locaux exprimaient leur espoir que cet évènement permette aux survivants de guérir de vieilles blessures.

Des centaines de villageois, des représentants locaux et fédéraux, des religieux, des représentants des organisations humanitaires, de missions internationales et des journalistes s’étaient rassemblés samedi le long des rues de Kojo pour voir passer les dépouilles des 104 personnes tuées par l’EI en août 2014 vers leur destination finale.

Parmi les spectateurs se trouvait Farhan Ibrahim. Il se tenait au bord de la route principale qui coupe le village en deux et regardait passer les porteurs, vêtus majoritairement de costumes noirs et de l’uniforme traditionnel blanc yézidi, qui soulevaient des cercueils enveloppés dans le drapeau irakien. Les corps étaient arrivés depuis peu de Bagdad à l’issu d’un long processus d’inspection et d’identification.

Le silence régnait, interrompu seulement par les sons de pas des porteurs, les murmures des familles des victimes, les pleurs et les tambourins battus par les groupes folkloriques qui suivaient le convoi en jouant des mélodies funéraires. Ibrahim secouait la tête, cherchant à chasser les souvenirs du jour où l’EI est arrivé dans la région et s’est livré, selon les autorités, au troisième plus grand massacre de sa campagne meurtrière dans la région.

Le soir du 2 aout 2014, les forces peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) étaient déployées à travers la ville de Sinjar, en compagnie d’une demi-douzaine de volontaires yézidis armés seulement d’AK-47s. Les attaques de l’EI se focalisaient jusque-là sur les banlieues sud du district du Sinjar, le bastion le plus important de la minorité religieuse yézidie en Irak et dans la région.

Les évènements se sont accélérés quelques heures plus tard, quand tout d’un coup, les peshmergas se sont évanouis dans la nature « sans combattre », selon Ibrahim. Les volontaires yézidis se sont alors retrouvés seuls à essayer d’enrayer l’avance des militants EI qui se déversaient dans le district de toute part.

« Le lendemain, à 7 heures du matin, la résistance armée s’était tue. Il ne restait plus de forces ni de volontaires », a déclaré Ibrahim à Middle East Eye (MEE). « On était sûrs qu’ils allaient tous mourir”, du coup des dizaines de milliers de Yézidis sont descendus dans la rue, fuyant vers les montagnes aux alentours ». « La montagne se trouvait à 25-40km, selon l’emplacement du village d’où ils partaient. Les familles qui possédaient une voiture ont survécu, mais celles qui étaient à pied sont tombées dans les mains de militants de l’EI. » Ils se déplaçaient par douzaines de Toyota pick-up modernes, et leur chasse aux Yézidis était donc facile, particulièrement pour ce qui est des fuyards à pieds. « Ces hommes armés ont tués ou enlevés tous ceux qui n’ont pas réussi à rejoindre la montagne ce jour-là. Les corps jonchaient les rues et les voitures étaient pleines de personnes qu’ils avaient ramassées. »

Le village de Kojo, à 21 km au sud de Sinjar, n’était pas encore entré en contact avec l’EI. Ses militants étaient occupés pour l’heure à Sinjar et ses quatre banlieues étendues, mais ils finirent par prendre la direction du sud pour « en finir avec les Yézidis une fois pour toute ».

Ils bloquèrent la route entre Kojo et le Mont Sinjar, et assiégèrent le village pendant onze jours avant de le prendre d’assaut et de mettre en scène l’exécution en masse des hommes et vielles femmes yézidis qui refusaient de se convertir à l’Islam, racontèrent les survivants aux autorités et journalistes.

Au 15 août, on comptait au moins 2700 hommes abattus, plus de 6400 femmes et enfants kidnappés, 350000 déplacés et plus de 80 charniers de victimes yézidies.

En dépit des discours de soutien de Bagdad et du GRK, certains habitants sont sceptiques quant à la possibilité d’une véritable compensation ou justice.

« Nous sommes un peuple pacifique, et ne ressentons de l’animosité envers personne », a déclaré Zaid Hajai à MEE. « Nous ne croyons pas en la vengeance et à l’effusion de sang en représailles pour ce que nous avons souffert. Nous voulons obtenir nos droits légalement parce la loi du sang pour le sang ne règlera pas le problème. »

Retour au Sinjar

Bien que cinq années se soient écoulées depuis la libération du Sinjar et l’expulsion de l’EI, seuls vingt pour cent des résidents, qui vivent pour la grande majorité dans des camps de déplacés dans les montagnes et dans les gouvernorats du GRK de Dohuk et de Souleimaniyeh, sont rentrés chez eux, d’après les autorités locales et fédérales.

La partie « la plus fertile » de la région et aussi celle la plus en altitude, située proche de la frontière syro-irakienne, est un haut lieu de conflit entre les différentes forces régionales et locales, et le génocide est en partie dû à des tensions religieuses, sociales et géopolitiques non résolues et qui perdurent depuis des décennies.

Avant 2003, le Sinjar était un refuge pour les opposants à Saddam Hussein, qui l’avait inclus dans ses campagnes de changement démographique et d’arabisation entreprises dans les endroits à majorité kurde dans le nord et shiite dans le sud.

Plus tard, lorsque les USA ont mené une coalition militaire pour renverser Saddam et que les Kurdes et chiites ont pris le pouvoir, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) a pris le contrôle du Sinjar et des alentours. Mais qui devrait officiellement contrôler la région est un sujet de dispute entre Bagdad et le GRK.

Avec le temps, l’endroit est devenu un refuge pour les militants du PKK (n.d.t. Parti des travailleurs turcs) et des mouvements kurdes syriens opposés au régime de Bachar al-Assad.

Le fait que le Sinjar se trouve au croisement de conflits entre Bagdad et le GRK, le PDK et ses opposants idéologiques du PKK, Bagdad et Ankara et enfin Damas et Ankara, a renforcé le sentiment chez les Yézidis qu’ils sont « des marchandises que toutes les parties s’échangent » en fonction de leurs intérêts.

Des déplacés yézidis ont déclaré à MEE que c’était la raison essentielle pour laquelle ils ne rentraient pas chez eux. La myriade de conflits dans la région ont transformé cette région paisible du Sinjar en un champ de bataille entre factions kurdes, turques, chiites, turkmènes et yézidies.

La Turquie, qui combat le PKK depuis les années 80, « a trouvé là un moyen de régler ses comptes » avec ses opposants kurdes, chiites et syriens en même temps, déclarait un officiel irakien à MEE.

Depuis mars 2017, Ankara bombarde la région de temps à autres sous le prétexte de poursuivre des opposants qui se réfugient au Sinjar.

Cherchant un moyen de neutraliser la région, le gouvernement de Bagdad a signé en octobre dernier un accord avec le GRK qu’il qualifie « d’historique » et qui vise à éliminer la présence du PKK et autres factions armées dans la région, et à replacer cette dernière sous la protection exclusive de Bagdad.

L’accord signé entre Bagdad et le GRK le 1 octobre sous les auspices de la Mission de l’ONU en Irak, a pour but de « restaurer la stabilité et de normaliser la situation dans le district du Sinjar », selon la copie écrite que MEE a obtenu.

D’après ce fameux « accord du Sinjar », la police locale, les forces de sécurité nationale et les services de renseignements fédéraux sont responsables d’assurer la sécurité uniquement au Sinjar, à condition que toutes les autres forces armées soient repoussées hors des frontières du district, et que la présence du PKK dans le district et aux alentours prenne fin.

Mais peu de locaux pensent que cet accord entrainera de vrais changements.

« Nous n’avons rien reçu des gouvernements de Bagdad et d’Erbil, et le peu de services auquel a accès la population du Sinjar est l’œuvre d’organisations civiles internationales qui y travaillent » déclare Ibrahim. « Même l’accord qu’ils ont signé ne nous apporte rien. Tout ce que ces deux gouvernements font c’est satisfaire la communauté internationale et la convaincre qu’ils ont réussi à régler le problème au Sinjar. »

Faisant référence aux chefs tribaux sunnites qui s’étaient alliés à l’EI à l’époque, il ajoute que la plupart des gens responsables du génocide de 2014 qui a fait plus de 5000 morts yézidis sont toujours libres. « Les Yézidis n’ont toujours pas reçu de garanties qu’ils ne subiront pas un nouveau génocide comme celui de 2014 », dit-il. « Nous sommes convaincus que le gouvernement de Bagdad peut se retirer à tout moment en fonction des accords qu’il conclura avec le Kurdistan ou ailleurs, et nous seront de nouveau livré à toutes les exactions que pourrait imaginer un parti prônant des idées extrémistes ».

Les familles encouragées à rentrer chez eux.

L’accord de Sinjar est entré en vigueur au début du mois de décembre, alors que la majorité des factions armées quittaient la ville et remettaient leurs quartiers généraux à la police fédérale, qui avait formé un cordon autour de la ville en collaboration avec l’armée irakienne.

Les groupes paramilitaires à majorité chiite de Hachd al-Chaabi et les forces de protection du Sinjar étaient stationnés tout autour de la ville, alors que les gardes-frontières fédéraux se chargeaient de sécuriser la frontière syro-irakienne, déclaraient les autorités.

En vertu de l’accord, le Sinjar devrait avoir sa propre police locale, composée de 2500 hommes recrutés exclusivement au sein de la population locale, et en majorité parmi les familles de déplacés, les survivants au massacre et leur famille. Elle sera entrainée et équipée uniquement par le gouvernement central.

Des sources au sein des forces de sécurité fédérale ont indiqué à MEE que ces forces étaient prêtes et seraient déployées à l’intérieur de la ville de Sinjar dès la semaine prochaine. L’EI, qui considèrent les Yézidis comme des infidèles, a détruit la plupart des maisons et villages dans les régions sud et le nord du Sinjar, tandis que les opérations militaires des forces irakiennes et de la coalition internationale menée par les États-Unis pour libérer la ville s’est chargée de détruire une partie de ce qu’il en restait.

Reconstruire la ville de Sinjar et débarrasser les villages des vestiges de la guerre est un des points importants de l’accord entre Bagdad et le GRK afin d’inciter les gens à rentrer chez eux.

« La plupart des familles a peur de rentrer, mais le retour graduel au calme et le nettoyage des villes et villages ainsi que leur reconstruction devraient les y encourager » a déclaré Hajai. « La situation sécuritaire dans la région est actuellement relativement stable, surtout après la signature de l’accord et les patrouilles le long de la frontière. Il faudra encore beaucoup de temps avant un retour à la normale, mais l’avenir est prometteur et les familles pensent au retour ».

*Source: Middle East Eye (anglais)

Traduction et Synthèse: Z.E

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