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La révolution sera télévisée et manipulée …


Par Ramzy Baroud

Dans les derniers jours du conflit libyen, tandis que l’OTAN menait sa campagne de bombardements sans interruption, le comportement d’un correspondant de la télévision Aljazeera en arabe a provoqué plus qu’un simple froncement de sourcils. Il a également soulevé de sérieuses questions sur la responsabilité journalistique des médias arabes – ou en fait de tous les médias – en période de conflit.

La mobilisation massive au Yémen pour imposer le départ du dictateur Sale – ami des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite – a très peu droit aux honneurs d’AljazeeraUtilisant un émetteur-récepteur tenu à la main, le journaliste a rediffusé en temps réel une communication entre un commandant libyen et ses troupes dans un quartier de la banlieue de Tripoli sous le coup d’un massif bombardement aérien. Des millions de personnes étaient à l’écoute, de même que l’était très certainement le renseignement militaire de l’OTAN pour des informations sensibles ainsi dévoilées par une armée dépassée et en grande partie défaite. Le siège [d’Aljazeera] basé à Doha voulait plus d’informations et le journaliste a fourni sans problème tous les détails qu’il connaissait.

Est-ce qu’Abdel-Azim Mohamed, un journaliste réputé pour ses reportages sans concession sur Fallujah en Irak, aurait violé les règles du journalisme en transmettant une information qui pouvait aider un camp par rapport à l’autre, et pire encore, coûter des vies humaines ?

Alors qu’il y a peu de doutes sur l’héritage impressionnant d’Aljazeera – et ses différentes et précieuses contributions de beaucoup de ses journalistes – des questions pressantes doivent être posées concernant sa couverture actuelle du ainsi-nommé Printemps arabe qui a commencé en décembre 2010.

Certains d’entre nous ont déjà mis en garde contre la tentation d’un style de reportage au contenu toujours identique. Un soulèvement populaire non violent est fondamentalement différent d’une rébellion armée et une révolution pacifique sur la Place Tahrir est différente d’une campagne militaire et politique menée par l’OTAN et par des pays arabes pour les éternels et mêmes objectifs en poussant au conflit sectaire (comme en Libye et maintenant en Syrie).

La couverture par Aljazeera de la révolution égyptienne était pour l’essentiel, impeccable. C’était un type de reportages qui reflétait bien la ferveur révolutionnaire ressentie dans tout le pays. Même lorsque l’ancien régime de Hosni Mubarak a censuré ces reportages d’Aljazeera, il a d’une certaine manière trouvé le moyen de traduire l’humeur du pays avec une clarté impressionnante.

Malgré le fait que certains soulèvements arabes sont par eux-mêmes plus complexes que d’autres (parce que les sociétés impliquées incarnent par exemple un aspect sectaire plus développé), Aljazeera continue à sauter d’un pays à l’autre comme s’il s’agissait d’aborder différentes formes d’un même sujet précis. Dans la couverture de la Libye, la campagne injustifiée de bombardement de l’OTAN n’a fait l’objet que de très peu de reportages. Les agressions contre les Africains noirs (couverts par quelques médias occidentaux et africains) n’ont mérité qu’une faible diffusion sur Aljazeera en langue arabe. Des invités toujours disponibles étaient immédiatement mis à contribution pour écarter toutes les informations faisant état de mauvais traitements à l’encontre des soldats capturés accusés d’être « des fidèles de Muammar Al-Qaddafi ». Aljazeera s’était en effet donné pour tâche de présenter le scénario parfait d’une révolution parfaite. Maintenant que le sentimentalisme de la révolution tend à se faner, une nouvelle réalité plus dure s’impose où il est question de nombreux groupes armés, de combats corps-à-corps et de pays occidentaux prêts à se partager le butin.

La priorité d’Aljazeera s’est maintenant déplacée de la Libye à la Syrie, un pays qui est dans le collimateur de Washington depuis de nombreuses années et qui contrarie Israël depuis longtemps par son appui aux organisations de la résistance libanaise et palestinienne.

D’un point de vue politique et humain, il n’y a aucun doute que la Syrie a besoin de réformes politiques qui touchent aux fondements de son système. Cependant, à la différence de ce que Aljazeera et d’autres médias scandent heure après heure, il y a plus en Syrie qu’un « régime alawite » brutal et une nation en rébellion qui ne cessent d’exiger une « intervention internationale ».
Il y a également la réalité des acteurs mal intentionnés qui ont leurs propres objectifs, comme isoler encore plus l’Iran, renforçer des alliés au Liban, affaiblir les organisations palestiniennes basées à Damas et aider leurs alliés des Etats-Unis à remodeler l’ensemble des pouvoirs dans la région.

On pourrait argumenter que quelque soient les ambitions qu’un certain petit pays arabe peut avoir, celles-ci ne devraient pas se réaliser aux dépens du peuple de Syrie qui veut une véritable démocratie dans un pays souverain, libre de toute intervention, des milices armées et des attentas inexpliqués à la voiture piégée.
Le fait est que l’insécurité et l’incertitude politique seront l’avenir de la Syrie si un accord politique n’est pas trouvé entre le gouvernement et une opposition véritablement patriotique qui ne réclame ni intervention étrangère ni « zones d’exclusion aérienne ». Les zones d’exclusion aérienne sur l’Irak en 1991 et sur la Libye en 2011 étaient de simples prologues aux interventions militaires qui ont ensuite dévasté ces deux pays. Il y a peu de justification pour répéter ce scénario ; le peuple de Syrie ne s’est pas soulevé pour simplement voir son pays détruit.

Le 5 janvier, un puissante explosion a tué 26 personnes à Damas, exactement deux semaines après que deux explosions simultanées en aient tué 44. Entre les deux attentats, des centaines de Syriens ont été, semble-t-il, tués et blessés lors d’affrontements armés impliquant « l’Armée Syrienne Libre ».
Vu les larges et poreuses zones frontalières de la Syrie avec l’Irak, la Turquie, le Liban et la Jordanie et la zone frontalière en conflit sur les Hauteurs du Golan sous occupation (illégalement annexées par Israël), on ne peut écarter la possibilité que la Syrie ait été infiltrée sur beaucoup de fronts. Mais ceci reste également non rapporté dans les médias.

Les journalistes sont cependant tenus de montrer un équilibre et de respecter les normes en matière d’humanité. Ils ne peuvent pas complètement écarter un camp et embrasser la cause de l’autre. Et c’est justement ce qu’a fait Aljazeera.
Cette chaîne n’a pas su garder son indépendance et elle couvre de plus en plus les bouleversements dans le monde arabe à travers le prisme politique étroit de son pays d’accueil [le Qatar].

Aux premiers jours d’Aljazeera, de la moitié à la fin des années 1990, cette chaîne a traité des sujets tabous et a fièrement remis en cause le statu quo. Ceci s’est poursuivi avec la couverture de la guerre en Afghanistan et de la guerre en Irak, alors que les médias occidentaux du courant dominant désavouaient leurs propres règles déontologiques en matière d’objectivité et traitaient les Irakiens comme des gens négligeables dont les morts ne méritaient même pas un décompte.

Mais ces derniers mois, la chaîne Aljazeera a commencé à changer d’orientation. Elle a dévié de ses responsabilités journalistiques en Libye et elle est maintenant en train de perdre tout repère avec la Syrie.

Cette chaîne a un besoin urgent de revoir son propre code déontologique et de respecter son engagement de traiter son public « avec le respect qui lui est dû et de traiter chaque question ou récit avec le soin requis afin de présenter une information claire, factuelle et précise. » Oui, peut-être le régime syrien devrait être changé et peut-être une rébellion armée en Syrie prendra par la suite le pas sur le soulèvement non violent. Mais ce qu’il en sortira, ce n’est ni à moi, ni à Aljazeera, ni au New York Times ni à aucun autre journaliste ou journal d’en décider. La révolution appartient au seul peuple syrien et lui seul peut déterminer où elle le mènera.

*Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.

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