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« La Russie se pose en acteur majeur de la recomposition du Proche-Orient »


Par Adlene Mohammedi — 06 mars 2017

L’historien Frédéric Pichon a fait sa thèse sur le village chrétien de Maaloula (nord-est de Damas). Depuis le début de la crise syrienne, il a notamment publié deux ouvrages : « Syrie : Pourquoi l’Occident s’est trompé » (Éditions du Rocher, 2014) et « Syrie, une guerre pour rien » (Éditions du Cerf, 2017). Dans ce dernier, où se mêlent rappels historiques et analyse de la situation actuelle, l’historien revient sur la responsabilité des puissances “occidentales”, sur les autres acteurs, ainsi que sur l’échec de la diplomatie française. Il s’est rendu en Syrie à quelques reprises depuis le début du conflit, dont une dernière fois en début d’année. L’occasion de l’interroger sur ce qu’il a pu y constater.

Le Comptoir : Dans ces deux livres, vous vous montrez assez sévère avec la diplomatie française en particulier. Vous semblez rejoindre le constat que faisait Dominique de Villepin, celui du déploiement en France d’une sorte de “virus néoconservateur”. Pourtant, le reproche le plus récurrent est celui de l’inaction. Beaucoup reprochent à la France un appui insuffisant aux rebelles et la non-intervention de l’automne 2013. Que leur répondez-vous ?

Frédéric Pichon : Oui, on peut voir les choses ainsi. Même si ce n’est pas l’option que j’aurais préconisée, la France aurait dû, pour être cohérente, joindre la parole aux actes et soutenir effectivement matériellement ces “rebelles” et ces “révolutionnaires” qu’elle a immédiatement reconnus et adoubés en étant une des premières à fermer son ambassade à Damas en mars 2012 et à reconnaître le Conseil national syrien (CNS). Celui-ci a été formé à ses débuts par des Franco-Syriens exilés depuis plus de trente ans, comme Bassma Kodmani, Burhan Ghalioun ou Monzer Makhous (45 ans sans revoir sa patrie pour ce dernier !). Or, elle ne l’a pas fait : faute de moyens et aussi faute de pouvoir ne compter que sur elle-même, c’est-à-dire d’être capable d’agir sans demander l’autorisation à Washington. C’est d’ailleurs Obama qui a stoppé tout net l’intervention des Rafales français en septembre 2013. Hollande, le “va-t-en-guerre” selon le mot du président américain, n’a eu d’autre ressource que de se complaire dans une posture compassionnelle dans laquelle il excelle d’ailleurs au point d’en avoir fait une spécialité, y compris en politique intérieure.

Pour en revenir à la question du néoconservatisme, je crois utile de ne pas caricaturer. La “secte”, ainsi qu’il est convenu d’appeler les “néoconservateurs”, a surtout une préoccupation majeure qui rassemble ses membres influents au sein des ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Leur obsession : la préservation de l’outil de dissuasion nucléaire français, la fameuse bombe “bleu-blanc-rouge”. Et l’Iran est leur cible principale, dans la mesure où la prolifération est susceptible de marginaliser l’arme nucléaire française. Cette position fait converger nombre d’intérêts et de groupes de pression qui se retrouvent sur la question iranienne : les atlantistes, qui souhaitent un arrimage fort à Washington (légèrement déçus par Obama cependant) ; le lobby de l’armement, qui a intérêt à ce soutien sans faille aux pays du Golfe tétanisés par l’émergence perse ; les “humanitaires”, inquiets des violations des droits de l’Homme en Iran ; enfin, les amis d’Israël. Une politique qui a le mérite de la cohérence et qui se caractérise par une hostilité à l’égard de l’Iran. Pour le Quai d’Orsay, la priorité est la lutte contre la prééminence iranienne.

Cela dit, ce qui est ironique, c’est que l’un des axes majeurs du néo-conservatisme américain, c’est-à-dire la “guerre contre le terrorisme”, a été brandi et largement utilisé par le régime lui-même et ses alliés. Qu’en pensez-vous ?

Oui, c’est un rare point de convergence qui est plutôt fortuit. En fait, l’usage du terrorisme est un grand classique des États militaristes. C’est aussi un sport régional très ancien dont ont su user de nombreux dirigeants, et en particulier les Assad. Hafez al-Assad l’avait fait, à l’époque de la guerre du Liban (1975-1990), avec les Palestiniens et certains groupes chiites (avec des hauts et des bas). Bachar al-Assad l’avait fait aussi avec la nébuleuse des islamistes radicaux syriens à la suite de l’invasion américaine de l’Irak : il avait su monnayer ses bonnes grâces en livrant quelques individus à la CIA, tandis que cette dernière n’hésitait pas à sous-traiter à la Syrie quelques clients intéressants, comme Mohammed Haydar Zammar [un membre aleppin d’al-Qaïda, NDLR], dans le cadre de la procédure d’extraordinary rendition [transfert d’un prisonnier hors procédure d’extradition, NDLR]. Actuellement, c’est le principal argument (qui est devenu une réalité) du pouvoir syrien : les zones rebelles sont invivables, bombardées, si bien qu’il faut choisir son camp : celui de l’État rempart contre le terrorisme.

On parle souvent des acteurs “occidentaux”, mais peut-on vraiment affirmer que Washington, Londres et Paris ont joué le même rôle dans cette affaire ?

Non, je ne crois pas qu’Obama ait été le cynique que certains médias arabes décrivent. Bien qu’issu d’une famille de culture musulmane par son père, portant lui-même un prénom arabe, le président américain était porteur des représentations américaines classiques sur le monde musulman. En d’autres termes, une vision lointaine, naïve (comme l’a démontré le discours du Caire de 2009, entre bons sentiments et erreurs d’appréciation). Les États-Unis n’ont été que rarement confrontés à cet Autre (le premier Arabe arrivé sur le sol américain au milieu du XIXe siècle était très probablement un Syro-Libanais chrétien) et leur géographie les met à bonne distance des soubresauts de ce monde.

Sur un plan personnel, la méfiance est de mise pour Obama. Concernant la Syrie, le président américain, qui avait pourtant défini une “ligne rouge” dans le conflit, s’est vanté de n’être pas intervenu en Syrie après l’attaque chimique d’août 2013. Il a souvent laissé transparaître sa lassitude à l’endroit des alliés régionaux de Washington, Arabie saoudite en tête, qualifiés de “free riders” (resquilleurs), les accusant d’utiliser les États-Unis pour mener leurs guerres confessionnelles. Il s’est mis à dos le royaume saoudien, mais aussi Israël, en décidant de conclure l’accord nucléaire avec l’Iran. Un Obama réaliste donc qui qualifiait l’intervention en Libye, menée principalement par les Européens, de “shit show” et décrivait François Hollande comme l’un des plus âpres va-t-en-guerre parmi les dirigeants occidentaux.

La responsabilité américaine dans le conflit réside plutôt dans l’influence démesurée qu’exercent les groupes de pressions financés par les pays du Golfe, à travers divers think tanks, comme la Brookings Institution, ou par le biais de fondations, au premier chef desquelles la Fondation Clinton qui fut généreusement abondée par l’Arabie saoudite en particulier. C’est là sans doute l’erreur et la responsabilité d’Obama : avoir laissé Hillary Clinton faire des promesses aux “Amis de la Syrie”, alors même qu’il était incapable de les tenir si tant est qu’il en ait même eu la volonté. Alors, en toute connaissance de cause, Washington a laissé ses alliés – Saoudiens et Turcs – déployer leurs propres agendas radicaux dans la région, participant de fait à la déstabilisation de l’ensemble du Moyen-Orient. Le calcul de certains cercles outre-Atlantique fut de considérer qu’une démocratisation immédiate de la région (et la dimension islamiste de l’insurrection syrienne fut très tôt reconnue comme telle) était impossible et qu’Assad valait toujours mieux que les Frères musulmans en Syrie. Mais le conflit en Syrie avait au moins un avantage : celui d’épuiser sur le moyen terme l’Iran et la Russie qui mobiliseraient leurs ressources pour maintenir leur influence dans la région. La confessionnalisation du conflit, le sort de millions de civils et le risque terroriste ne pouvaient concerner l’Amérique que de façon très lointaine. Un héritage que l’administration Trump devra assumer au prix de douloureux arbitrages.

Que répondez-vous à ceux qui affirment que c’est la répression sanglante qui a engendré une radicalisation, puis l’hégémonie de groupes islamistes ?

Si la répression féroce des régimes militaires a pu renforcer la détermination de certains militants, cela n’épuise pas la question de la radicalisation dont les sources sont idéologiques et géopolitiques. Que l’on considère la vague de terrorisme anarchiste qui toucha l’Europe et en particulier la France à la fin du XIXe siècle : la réponse particulièrement brutale qui fut celle de la République à partir de 1893 et les fameuses “lois scélérates” déboucha dans un premier temps sur une radicalisation de la “propagande par le fait” (assassinat du Président Sadi Carnot en 1894, attentats au Palais Bourbon), mais amena aussi très rapidement l’éradication du phénomène et sa transformation en action syndicale.

Avant la crise majeure qui a touché la région à partir de 2011, les pressions amicales de l’Occident s’étaient portées sur le sort fait aux prisonniers politiques dans des pays comme l’Égypte, la Syrie ou l’Irak. En 2010, Amnesty International avait même publiquement interpellé le gouvernement belge pour obtenir la libération d’Oussama Atar, ressortissant belgo-marocain emprisonné en Irak lors d’un séjour qui n’avait rien de touristique. Or, ce dernier vient d’être identifié comme l’un des cerveaux des attentats de Bruxelles. Les gestes de bonne volonté attendus, encouragés par des chancelleries elles-mêmes aiguillonnées par des ONG qui leurs servent de conscience morale, se sont traduits par l’élargissement de centaines d’opposants qui, parce qu’ils étaient dans leur grande majorité des islamistes, ont permis de remettre dans le circuit les pires activistes qui opèrent désormais. Et l’arrivée au pouvoir du Maréchal al-Sissi en Égypte a depuis été accueillie avec un lâche soulagement par les mêmes qui avaient célébré le moment “Tahrir” et le “printemps égyptien”, oubliant bien vite que dès février 2011, Youssef al-Qaradawi, prédicateur vedette d’al-Jazeera et proche des Frères musulmans, avait dirigé la prière sur cette même place, au lendemain de la chute d’Hosni Moubarak. Le messianisme occidental faisant la courte échelle aux fondamentalistes, sous l’aimable visage d’un Kenneth Roth ou d’une Samantha Power, pour le plus grand malheur des populations locales, c’est à ce genre d’impasse que sont parvenus les derniers tenants de la “communauté internationale”.

Dans ce petit monde de l’entre-soi, la force est abhorrée quand elle émane de régimes qui déplaisent mais est requise à grandes intonations martiales quand il s’agit de les renverser. Là réside le paradigme néoconservateur qui a fait tant d’émules en Europe : un savant mélange de brutalité guerrière et de postures humanitaires, de relativisme et d’essentialisme tout à la fois. Et puis je note que pour ce qui est des Européens partis faire le djihad en Syrie, ces derniers vivent au sein de sociétés qui restent, aux dernières nouvelles, démocratiques, ayant depuis longtemps conjuré le spectre de l’autoritarisme et assurant la pleine liberté de circulation, d’expression et de culte à tous.

Le maintien du régime syrien est largement dû au soutien de Moscou, de Téhéran et des milices au premier rang desquelles le Hezbollah. Que pensez-vous des divergences qui risquent d’apparaître entre ces acteurs, surtout si on y intègre Ankara qui semble s’être accommodée de la solution russe ?

Je crains que cet accommodement ne soit de courte durée. Erdogan poursuit un agenda “néo-ottomaniste”, mélange de nationalisme et d’islamisme, et conserve un pouvoir de nuisance que les gazoducs russes, à mon avis, ne suffiront pas à conjurer. Quant aux Iraniens et aux Russes, la géographie est un démenti flagrant à leur convergence actuelle, qui ne pourra être durable.

La bataille d’Alep a largement exacerbé les critiques adressées à la Russie. Celle-ci n’était plus seulement un partenaire privilégié de la Syrie. Pour une partie de l’opinion publique, les bombardements russes étaient le signe d’un impérialisme qui n’a rien à envier à celui reproché ailleurs aux Américains. Comment interprétez-vous ce rôle actif joué par Moscou et sa lecture extensive du terrorisme, dépassant largement le seul État islamique ? Et qu’avez-vous constaté de l’action russe en Syrie ?

Les Russes font avant tout de la politique au sens clausewitzien du terme. C’est-à-dire que les résultats politiques peuvent être obtenus par le rapport de force militaire. Ils parlent avec tous, y compris des groupes islamistes comme Ahrar al-Sham [coalition salafiste, NDLR]. Plus fondamentalement, les Russes, qui tiennent à un règlement politique de la crise, avaient alerté dès le début des risques de militarisation du conflit et attiré l’attention sur l’ascendant de plus en plus visible que prenaient les groupes armés d’inspiration djihadiste dans l’offensive contre les forces gouvernementales. Alors même que cette réalité était minimisée ou dénoncée comme fantaisiste encore jusqu’en 2013, les Russes y voyaient un danger sur le long terme, y compris pour l’Occident lui-même. Par la suite, la Russie a été capable de mettre en application ses principes. Quoi qu’on pense du personnage, Vladimir Poutine dispose d’une stratégie. Ainsi, à l’été 2015, la Russie juge que les forces gouvernementales syriennes risquent l’effondrement. Au printemps précédent, après la mise sur pied de l’Armée de la Conquête (Jaysh al-Fatah), un regroupement concerté de différentes brigades rebelles chapeauté par al-Nosra, le tout grâce à une coordination officielle entre le Qatar, la Turquie et l’Arabie saoudite, c’est la région de Lattaquié qui est menacée à partir de la province d’Idlib. Poutine ne veut pas voir s’affaiblir l’État syrien et décide d’intervenir directement, à la demande de Damas.

La Russie se montre ainsi apte à monter des opérations complexes. Elle fait la démonstration de sa capacité de projection de forces, en utilisant toutes sortes de vecteurs, y compris les plus spectaculaires : des missiles de croisière, tirés depuis la Mer Caspienne ou par sous-marin, ou encore l’entrée en scène du bombardier stratégique Tu-160 qui a semble-t-il fortement marqué les états-majors occidentaux : parti de Mourmansk, l’avion a contourné l’Europe avant d’entrer en Méditerranée via Gibraltar pour délivrer ses missiles de croisière en Syrie, après un vol de seize heures et plusieurs ravitaillements en vol. La Syrie, terrain d’expérimentation grandeur nature, marque un saut qualitatif : il s’agit de tester l’efficacité des bombardiers et chasseurs de dernière génération ou encore celle du centre de commandement à Moscou. La Russie a aussi déployé en Syrie un système mobile de défense anti-aérienne et antimissile, le S-400. Une arme capable de viser simultanément 300 cibles et qui oblige de fait, par son caractère imparable, toute aviation à se coordonner avec la Russie pour pénétrer l’espace aérien syrien. En septembre 2016, les premiers S-300 [système anti-aérien, NDLR], véritable “joker” de la panoplie russe, ont été installés en Syrie, près de Tartous notamment.

Mais derrière tout ceci, c’est le volet politique qu’il faut considérer : la Russie se pose en acteur majeur de la recomposition du Proche-Orient, tout en garantissant ses intérêts stratégiques, notamment l’accès aux mers chaudes et à leurs ports. En l’espace de quelques semaines, Moscou avait atteint ses objectifs : stopper le recul de l’armée syrienne, consolider l’autorité de Bachar al-Assad et relancer une dynamique du côté du pouvoir syrien, revenu dans le jeu diplomatique et militaire. La cohérence et l’efficacité de l’appui russe en Syrie apparaissent à juste titre comme remarquables. Relative économie de moyens, pertes limitées (le recours à des sociétés militaires privées, comme le groupe Wagner qui a opéré à Palmyre en 2016, limite les pertes officielles) et faible risque d’enlisement avec à la clé une capacité à penser politiquement la suite : la neutralisation de la Turquie, la réduction de la rébellion à Alep, voire une victoire sur l’État islamique dans son fief de Raqqa. A l’échelle régionale, ce sont à présent l’Égypte et la Libye du général Haftar qui se sont rapprochés de Moscou.

L’autre volet de l’intervention russe est aussi politique. Depuis le printemps 2016, Washington et Moscou ont tenté de converger sur ce qui a été la préoccupation première des Russes dès le début : séparer la rébellion “fréquentable” d’al-Nosra, c’est-à-dire al-Qaïda en Syrie. Ils ne parlent d’opposition “modérée” que depuis peu (surtout depuis Alep), après avoir beaucoup moqué cette expression. Les observateurs et les diplomates ont eu raison dans les premières semaines de l’intervention russe : la chasse de Moscou ne frappait pas prioritairement l’État islamique, mais bien ces zones où s’entremêlaient dans la plus grande confusion politique les différents groupes se réclamant de l’Armée syrienne libre coordonnés avec al-Nosra, véritable fer de lance de la rébellion. Après quelques semaines de protestations molles de la part des États-Unis, la trêve et le cessez-le-feu conjointement négociés par Moscou et Washington ont été globalement appliqués d’un commun accord entre les grandes puissances, chacune ayant son centre d’observation, les Russes depuis Hmeimim (base aérienne russe au sud-est de Lattaquié) et les Américains depuis Amman (Jordanie). Comme la trêve ne concerne ni l’État islamique ni al-Nosra, les États-Unis sont bien en peine de prouver que les groupes visés ne coopéraient pas avec les djihadistes. John Kerry lui-même reconnaissait que la situation était “compliquée” : par cela, il fallait comprendre « laissons les Russes faire tout en feignant de les critiquer » . Par ailleurs, près de deux cents officiers russes opèrent en Syrie pour recevoir les redditions de chefs ou d’individus appartenant à la rébellion. Parfaitement arabisants, ces hommes sont chargés de recevoir les armes mais aussi de garantir l’immunité aux repentis. Pour ce qui est d’Alep, la diplomatie française aura gesticulé, Boris Johnson [ministre britannique des Affaires étrangères, NDLR] appelé à manifester devant l’ambassade de Russie à Londres et la séquence médiatique se sera achevée. La reprise d’Alep fin décembre 2016 a été d’abord et avant tout une démonstration politique de la Russie : c’est l’accord avec Ankara qui a permis la reddition et l’évacuation des rebelles d’Alep-Est.

Lors de vos voyages en Syrie, vous avez parlé de Damas comme d’une “vitrine de la normalité”. Est-ce encore le cas ? L’idée de “Syrie utile” concurrence-t-elle celle d’un contrôle total du territoire national ?

C’est une normalité très relative : une inflation réelle gigantesque, des pratiques de corruption décuplées, un exode massif des élites et des conditions de vie parfois difficiles, comme de décembre à janvier dernier, où les cinq millions d’habitants de la métropole ont été privés d’eau potable.

Cela dit, cette “Syrie utile” ne tient que parce qu’elle reçoit des autres parties du pays, y compris celles tenues par la rébellion et même l’État islamique, les ressources qui lui sont nécessaires. J’étais il y a peu non loin de Khanasser [village au sud-est d’Alep, NDLR], sur la route de Raqqa à l’est et d’Alep au nord : les camions passent pour rejoindre Kamishli [capitale du Kurdistan syrien, NDLR] mais doivent payer une taxe à l’État islamique et ne transporter aucune arme… A terme, la Syrie n’est pas viable sans l’Est où se trouvent notamment les ressources énergétiques.

Vous vous êtes intéressé au sort des “chrétiens d’Orient”. Personne ne niera la menace qui pèse sur eux. Seulement, ils sont nombreux à ne pas vouloir se considérer comme une minorité. A vouloir se considérer comme des Arabes comme les autres. Un homme comme Georges Corm critique assez durement cette singularisation, notamment en rappelant ses conséquences regrettables dans l’histoire (surtout au Liban). Comment appréhendez-vous cette question qui vous occupe depuis votre thèse ?

J’ai choqué nombre de chrétiens occidentaux lorsque j’ai exprimé l’idée que le choix du noun[lettre “n” en arabe, utilisée pour désigner les chrétiens de la région et incidemment pour exprimer une solidarité avec eux, NDLR] à la suite de l’expulsion des chrétiens de Mossoul était une très mauvaise idée, une idée franchement catastrophique en fait. Car cela renvoie à Nassara, qui est l’une des appellations coraniques fréquentes pour désigner les chrétiens, ici assimilés davantage à une secte, celle des Nazaréens. Un terme péjoratif, lourd de sens et qui témoigne d’une forme de culture du mépris face à des croyants dont toute la tradition islamique considère qu’ils ont été abusés et que si Issa (Jésus dans le Coran) a bien existé, il n’est que le dernier prophète avant Mohammad, sceau des prophètes. D’ailleurs, pour les musulmans, ceux qui affirment qu’il a été crucifié ont été victimes d’une illusion : un autre homme aurait été crucifié à sa place. En réalité, c’est le terme arabe massihi (de Massih, soit le Christ) qui constitue la traduction exacte de chrétien.

Reprendre à son compte cette appellation coranique peut se comprendre comme une forme de dialectique visant à s’approprier pour mieux le neutraliser ce symbole discriminatoire mais qui a pour résultat de faire accroire une fois de plus que ces chrétiens sont des intrus au Moyen-Orient. L’opinion qui prédomine – à tort ou à raison d’ailleurs – parmi les populations sunnites est que l’Occident ne semble pas s’être mobilisé pour éviter la répression des gouvernements syrien et irakien à leur encontre et cette mobilisation soudaine pour les chrétiens (et les Yézidis) ne fait que renforcer l’idée que ces populations sont fondamentalement allogènes. Ainsi s’effectue inconsciemment une convergence étrange entre les présupposés victimaires de notre empathie pour les minorités et le projet radical de l’État islamique qui vise à purifier et régénérer la région par une homogénéisation culturelle et religieuse ; en somme, la fin de toute la diversité que l’Orient avait pu encore conserver.

A Mossoul, les djihadistes de l’État islamique appliquèrent le statut parfaitement coranique de la “dhimma” aux chrétiens, ce qui revient à en faire des citoyens de seconde zone, assujettis à de lourdes taxes. Ce statut vexatoire, inspiré des premiers temps de l’islam, est une invitation très forte à l’exode. Ayant vécu et travaillé au Liban, j’avais croisé des maronites qui se prétendaient Phéniciens ! En fait, j’ai toujours considéré que les chrétiens d’Orient (je préfère le terme d’Arabes chrétiens) courraient un danger mortel en tentant de s’abstraire d’un substrat culturel qu’ils ont largement façonné. Les présenter comme « descendants directs des premiers chrétiens, qui parlent la langue du Christ » est certes très exotique et très vendeur. Mais c’est passer sur le fait que dans leur immense majorité, ils sont arabophones, utilisent la langue arabe dans leurs liturgies et ont beaucoup apporté à la culture arabe, notamment à partir du XIXe siècle. Alors qu’ils ont été sommés depuis si longtemps de montrer patte blanche, qu’ils ont été à l’origine de la notion d’arabité, que des intellectuels chrétiens furent les inventeurs et les promoteurs du panarabisme, on croit bien faire en les isolant de leur terreau de développement : de telles maladresses ne peuvent que renforcer les persécutions et les stigmatisations, surtout de la part des penseurs et prédicateurs de l’islamisme radical, qui sont pour la plupart originaires du Golfe où l’on ne connaît de présence chrétienne qu’exogène.

PAR ADLENE MOHAMMEDI | 6 MARS 2017

Source: https://comptoir.org/2017/03/06/frederic-pichon-la-russie-se-pose-en-acteur-majeur-de-la-recomposition-du-proche-orient/

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