Le conflit syrien pour les nuls
décembre 30, 2018
Publié le 29 Décembre 2018 par Observatus geopoliticus in Moyen-Orient
En ces fêtes de fin d’année, vous aurez peut-être, chers lecteurs, l’occasion de discuter entre la poire et le fromage de la guerre en Syrie qui entre dans sa phase terminale. Vous me dites souvent qu’il est difficile d’expliquer la situation à des gens qui se contentent des « informations » dégurgitées par BFM ou l’imMonde. Pour répondre à cette demande, voici un résumé schématique et clair de ces huit années qui ont bouleversé le Moyen-Orient et changé la donne mondiale.
La problématique centrale du conflit est l’arc chiite Iran-Irak-Syrie-Hezbollah :
Cet arc est, pour diverses raisons, la bête noire des Etats clients/alliés de l’empire américain au Moyen-Orient.
Pour les pétromonarchies du Golfe, Arabie saoudite et Qatar en tête, il empêche de faire passer leurs pipelines vers la Turquie et l’Europe. Cela se double, pour Riyad, d’une véritable obsession religieuse vis-à-vis de l' »hérésie » chiite.
Pour Israël, l’arc, qui se nomme lui-même axe de la Résistance et soutient la cause palestinienne (les sunnites ont depuis longtemps abandonné la lutte), est l’ennemi à abattre. Il est synonyme de continuum stratégique qui ravitaille le Hezbollah au Liban.
La Turquie a une position géographique exceptionnelle et prétend devenir l’interface énergétique par laquelle passeraient les gazoducs et oléoducs des pétromonarchies. De plus, Erdogan a engagé une ambitieuse politique néo-ottomane sunnite qui lorgne vers le Sud.
Pour les Américains, outre le fait de plaire à leurs protégés (c’est le rôle de tout empire) et de mettre des bâtons dans les roues de l’Iran, leur ennemi depuis 1979, cela permettrait de squizzer énergétiquement la Russie et de la remplacer, sur le marché européen, par les hydrocarbures du Golfe.
Ainsi, tout concourt à ce que « quelque chose se passe ». Dès 2007, dans un article prémonitoire intitulé The redirection, Seymour Hersh indicait que la « guerre contre le terrorisme » avait laissé place à la guerre contre les chiites, pourtant ennemis mortels des terroristes sunnites qui mettaient l’Occident et le monde à feu et à sang. Rien d’étonnant à cela, les Américains avaient déjà profité de l’émotion du 11 septembre pour régler leurs petits comptes géopolitiques et attaquer Saddam, pourtant adversaire d’Al Qaïda…
Quelque chose se prépare donc, mais où ? Attaquer l’Iran de front est impossible après les fiascos irakien et afghan. Ré-attaquer l’Irak « libéré » quelques années auparavant est invendable auprès de l’opinion publique. Quant au Hezbollah libanais, il est par trop excentré et Israël s’y est d’ailleurs cassé les dents en 2006. Le maillon faible est la Syrie. C’est là que les efforts vont se porter.
Dès la fin des années 2000, le plan est prêt, comme l’expliquera Roland Dumas. La vague des « Printemps arabes » de 2011 est un prétexte idéal. Qu’une partie des Syriens se soulève réellement, sans arrière-pensées, contre Assad ne peut être nié. Que d’autres groupes aient été préparés et financés en amont, faisant partie d’une manœuvre élaborée dans des capitales étrangères pour faire tomber Assad, c’est une évidence.
Plan A (2011-2014) : le renversement d’Assad
Le plan est simple : faire tomber Assad et le remplacer par un régime sunnite favorable aux intérêts de l’empire US et de ses clients.
L’arc chiite serait coupé, le Hezbollah isolé au Liban et les pipelines pétromonarchiques pourraient passer, via la Jordanie alliée et la Syrie nouvellement conquise, vers la Turquie et l’Europe.
La « rébellion » va bon train et le gouvernement a déjà perdu tout l’Est du pays en juin 2013. Peu importe que le Front al-Nusra (la branche syrienne d’Al Qaïda) soit le fer de lance de la révolte, les rebelles continueront à être qualifiés de « modérés » dans notre bonne presse. Pour les parrains de la « révolution », la chute d’Assad n’est qu’une question de temps…
Cependant, quelques grains de sable enrayent la machine. En Syrie utile, à l’Ouest, les loyalistes résistent, soutenus en bloc par les minorités religieuses (Alaouites, chrétiens) ainsi que par la bourgeoisie sunnite, effrayés par le djihadisme des « rebelles ». Le Hezbollah, lui, vole au secours d’Assad et envoie ses bataillons. C’est dans ce contexte qu’intervient le premier false flag chimique, celui de la Ghouta, qui doit servir de prétexte au bombardement massif des loyalistes par les Américains, ouvrant une voie royale aux rebelles modérément modérés. Mais Poutine est là, qui désamorce la crise, on s’en rappelle.
Plan B (2014-2015) : Daech et le corridor sunnite
La probabilité de voir le renversement d’Assad et la prise de contrôle de toute la Syrie ayant du plomb dans l’aile, une autre idée se fait jour, un plan à minima en quelque sorte : créer un sunnistan de part et d’autre de la ligne Sykes-Picot, frontière artificielle séparant l’Irak et la Syrie. C’est à cela que servira Daech.
Les mails piratés de Clinton le montrent, les généraux américains (Wesley Clark, Michael Flynn) le confirment : les alliés des Etats-Unis ont financé et aidé Daech pendant que Washington regardait opportunément ailleurs. On parle ici des éternels suspects saoudiens et qataris bien sûr. Quant à la Turquie, ses liens avec l’Etat Islamique sont connus de tous. A Kobané, pendant que les Kurdes résistaient aux furieux assauts de Daech, l’artillerie turque les bombardait dans le dos. Plus localement (Golan), sans que cela ait d’ailleurs une grande portée stratégique, Israël a tissé de bonnes relations avec l’EI ; ses responsables et sa presse ne s’en cachent pas.
Fin 2014, le sunnistan est une réalité :
Néanmoins, rien ne va plus. Le 29 juin 2014, l’Etat Islamique proclame le Califat sur les territoires qu’il contrôle. Pour l’Arabie, gardienne des lieux saint de l’islam, c’est un casus belli, non pas idéologique (les décapitations saoudiennes n’ont rien à envier à celle de l’EI), mais religieux. Comment ?! Nos créatures nous échappent, une fois de plus…
Les exactions mises en scène par Daech entraînent la réprobation internationale et le retournement de certains pays. Le roi de Jordanie, horrifié de voir un de ses pilotes brûlé vif dans une cage, sent le vent tourner et se rapproche de Moscou, donc de Damas. Les Etats-Unis, qui avaient longtemps fermé les yeux, se réveillent soudain devant les caméras et se retournent contre le monstre qu’ils avaient paternellement laissé proliférer. Surtout que, depuis septembre 2015, les Russes se sont invités dans la partie et, eux, ne font pas de détails…
Plan C (2015-2018) : la carte kurde
C’est en quelque sorte un plan B bis, encore plus réduit et comportant bien des complications.
Daech étant décidément insoutenable, le dernier jeu en vogue est intitulé Qui prendra la place du Califat ? Créer, de la main gauche, un monstre qui fait le sale boulot pour finir par le combattre, de la main droite, afin de prendre sa place : la ficelle est vieille comme le monde. C’est ce qu’ont fait les pompiers-pyromane américains, avec les Kurdes dans le rôle de l’extincteur.
Premier problème : ces Kurdes vivent dans l’extrême nord syrien et sont les frères d’armes et la base arrière du PKK, la bête noire de la Turquie, membre de l’OTAN. Washington est bien embêtée : seuls les Kurdes sont capables de reprendre le territoire daéchique et couper l’arc chiite, mais les utiliser et les armer provoque la fureur d’Ankara. Le tour de passe-passe consistant à y adjoindre quelques combattants arabes et à rebaptiser le tout « Forces Démocratiques Syriennes » (FDS) ne trompe personne et surtout pas Erdogan.
Dès lors, le sultan se retourne lui aussi contre Daech et envahit une partie du Nord syrien (Al Bab) pour prendre de vitesse les Kurdes et empêcher leur jonction avec Afrin. Il passe ensuite son temps à recycler les barbus d’Idlib pour les lancer contre le Rojava des Kurdes, à menacer régulièrement ces derniers et à grogner contre leur protecteur américain.
Cela n’empêche pas les FDS cornaquées par les forces spéciales US d’avancer vers le Sud, bien loin de leur zone de peuplement. Commence alors une folle course-poursuite entre Kurdo-Américains d’un côté, Syro-Irano-Russes de l’autre, sur les décombres du califat de Daech, en direction de la frontière syro-irakienne. Pour les premiers, il s’agit de couper l’arc chiite, pour les seconds de le reconstituer.
Les « chiites » marquent un point précieux en juin 2017 quand ils doublent la base américaine d’Al Tanaf dans le Sud et parviennent à la frontière. Ils continuent vers le noeud stratégique d’Al Bukamal, que visent également, de l’autre côté de l’Euphrate, les FDS qui descendent à toute allure. En Irak, les milices chiites pro-iraniennes font de même tandis que le califat de l’EI est laminé de tout côté.
La bataille finale n’aura finalement pas lieu malgré les tensions et les escarmouches, Russes et Américains ayant trouvé un modus operandi, se partageant les rives de l’Euphrate. Mis à part quelques poches isolées, l’EI est fini, y compris de l’autre côté de la frontière, en Irak. Quant à l’arc chiite, il est partiellement reconstitué, mais enserré entre la zone contrôlée par les FDS et la poche américano-« rebelle » d’Al Tanaf.
C’est dans ce contexte qu’intervient la bombe lancée en ce mois de décembre 2018 par Trump sur le retrait américain de Syrie.
Voilà, chers lecteurs, le conflit syrien résumé schématiquement en quelques minutes. Vous avez maintenant tous les éléments pour briller dans les dîners en ville ou, plus simplement, expliquer à votre entourage ce qui sous-tendait cette guerre. Vous pouvez aussi tout simplement donner le lien vers cet article. Quant à nous, continuons sur les derniers rebondissements…
*** Dernières nouvelles ***
Les prédictions de notre dernier billet se révèlent exactes. L’armée syrienne entre massivement dans la région de Manbij, en coordination avec les FDS face aux rebelles et à leur parrain turc. Les Kurdes ne savent plus quoi faire pour caresser les loyalistes, un porte-parole déclarant même que FDS et armée syrienne sont les membres d’une même famille. Le retournement de veste kurde prête à sourire, mais nous avons toujours souligné ici que, depuis toutes ces années, les deux parties avaient bien pris soin de ne jamais couper les ponts.
Pour le système impérial, le sénateur Lindsay Graham en tête, l’appel des Kurdes à Assad est « un désastre majeur », rien que ça. Et le faucon néo-con de continuer : « C’est un cauchemar pour la Turquie et peut-être Israël. Les grands vainqueurs sont l’Iran, Assad et l’EI ». Daech étant fini, la dernière partie du communiqué est un élément de propagande. Pour le reste, il n’a pas tort et on comprend qu’il soit horrifié devant la reconstitution de l’arc chiite.
Les Turcs l’ont effectivement un peu mauvaise, affirmant même sans rire que les Kurdes n’avaient « pas le droit de demander de l’aide au gouvernement syrien » (!) Le sultan ne sait plus sur quel pied danser, éructant contre « l’opération psychologique » de Damas à Manbij mais assurant que si les YPG s’en retirent, tout va bien finalement.
Les Russes ont encore manœuvré à la perfection, prenant bien soin de ne laisser personne sur le carreau et de donner du sucre à tout le monde. Ils sont vraisemblablement derrière l’accord sur Manbij et assurent que la présence militaire turque en Syrie est « temporaire ». Le message est d’ailleurs délicieusement ambigu, justifiant les actions d’Ankara tout en lui montrant gentiment la porte de sortie :
« Les activités de la Turquie dans le nord de la Syrie sont un phénomène temporaire lié à ses préoccupations de sécurité nationale. Nous savons qu’Ankara apporte son soutien total à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de la Syrie, et rien ne nous permet de remettre en cause la crédibilité de cette position ».
Selon certaines rumeurs, les Russes auraient été plus loin et averti Ankara de rester en dehors de cette affaire et de laisser Assad reprendre l’intégralité du territoire.
Le message est en tout cas passé et les Turcs se déclarent heureux de continuer à coopérer avec la Russie et l’Iran dans le format Astana pour régler le conflit. L’importante délégation turque qui a fait le voyage de Moscou semble avoir quand même obtenu quelque chose. Les deux pays se sont mis d’accord sur la coordination entre leurs troupes pour « éliminer la menace terroriste en Syrie ». En décodé, cela pourrait vouloir dire qu’Ankara va enfin s’occuper de l’Idlibistan tandis que Moscou va tenter de convaincre les YPG kurdes de désarmer. L’on se dirige petit à petit vers ce que nous prévoyions :
On peut imaginer à terme un Kurdistan syrien autonome mais occupé par l’armée syrienne dans laquelle seraient intégrées les YPG. Sous contrôle de Damas, donc, mais aussi de Moscou. Acceptable pour les Turcs, acceptable pour les Kurdes, acceptable pour Assad et le Kremlin.
Alors que le système impérial reste sur sa faim, la guerre est sur sa fin. Retournant leur keffieh à la vitesse de l’éclair, les pays arabes annoncent l’un après l’autre la réouverture de leur ambassade à Damas. Les rats remontent sur le navire… Les plus hypocrites sont sans doute les Emirats Arabes Unis, dont la télé Sky News n’a pas assez de louanges sur le renouveau d’Alep, après avoir passé des années à troller sur le désormais légendaire « dernier hôpital » de la ville. Quant aux Saoudiens, ils se préparent doucement mais sûrement à suivre le mouvement. La malédiction de Touthankassad a encore fait une victime : Jubeir, le MAE de Riyad qui nous assurait pendant des années qu’Assad allait partir, vient de voir la porte.
Ce sont tous ces atterrissages à l’aéroport de Damas qui ont peut-être permis aux Israéliens de perpétrer leur peu glorieux raid de Noël. Nous savions déjà que les jets s’étaient cachés derrière des avions civils. Ils se pourrait qu’ils aient également profité du fait que Damas ait désactivé le brouillage électronique GPS de sa défense anti-aérienne afin de permettre aux avions des émissaires d’atterrir. S’ils voulaient, par ce coup de poker un peu suicidaire, éliminer l’Arsène Lupin du Moyen-Orient, Qassem Soleimani, c’est raté. Le bonhomme était tranquillement en train d’assister à un service funéraire à Téhéran…
Reste l’Irak, où la visite surprise du Donald au nez et à la barbe de Bagdad, a fait des vagues. Nous nous demandions il y a trois jours :
Reste à voir si les dirigeants irakiens, qui n’ont même pas été invités à la petite sauterie, seront d’accord et s’ils possèdent une marge de manœuvre suffisante pour refuser ce qui ressemble furieusement à un diktat de Washington.
La réponse ne s’est pas fait attendre. La condamnation est unanime et les principaux partis politiques irakiens veulent désormais voter au parlement l’expulsion des troupes américaines du pays. Comme le dit un député : « L’Irak ne doit pas être une plateforme servant aux Américains à régler leur compte avec les Russes et les Iraniens ». Ici encore, Grand jeu et arc chiite, c’est tout ce dont il s’agit dans ce conflit, même si vous n’en lirez pas une ligne dans la presse…
Terminons sur une hypothèse, osée certes. Après ses annonces de retrait syrien et afghan, Trump, véritable fossoyeur de l’empire, souhaite également se désengager d’Irak. Ne pouvant en prendre publiquement la responsabilité, car cela entraînerait la rébellion ouverte du Deep State, déjà échaudé par le retrait de Syrie, il organise ce voyage provocateur. Cela cause évidemment la fureur des dirigeants irakiens, dont le parlement vote l’expulsion des troupes US. Et le Donald, jouant de son apparente bêtise, de se justifier : Vous voyez, je voulais rester mais ce sont eux qui nous ont fait partir.
Encore une fois, ce n’est qu’une simple hypothèse, improuvable de toute façon. Elle aurait toutefois le mérite d’expliquer l’invraisemblance de ce voyage, secret sans raison et contraire à toutes les règles diplomatiques. L’avenir nous le dira…