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Le dilemme palestinien face à la guerre en Ukraine


Publié par Gilles Munier sur 29 Mars 2022, 08:24am

Catégories : #Palestine, #Ukraine, #Poutine

Le président palestinien Mahmoud Abbas, à gauche, et le président russe, Vladimir Poutine, lors d’une visite à Moscou en février 2018. Photo d’archives AFP

Selon un récent sondage, 43% des Palestiniens font porter la responsabilité de la guerre à la Russie, tandis que 40% jugent l’Ukraine responsable.

Par Stéphanie Khouri (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 26/3/22)*

Un seul des 14 députés palestiniens était présent ce soir-là pour assister au discours de Volodymyr Zelensky, retransmis sur Zoom, devant les membres de la Knesset. Depuis la mi-mars, le président ukrainien s’adonne à ce type d’exercice rhétorique de manière quasi-quotidienne. De Washington à Paris, la tournée (virtuelle) des parlementaires vise à maintenir la mobilisation internationale autour de Kiev suite à l’agression militaire russe déclenchée le 24 février. Mais le dimanche 20 mars à Jérusalem, les partis arabes rassemblés au sein de la Liste unifiée (Hadash, Ta’al et Balad) ainsi que la Liste Arabe unie menée par Mansour Abbas, avaient (presque) tous décidé de boycotter l’événement.

Derrière le front en apparence soudé pourtant, les motivations divergent. Certains, notamment le parti Hadash issu de la mouvance communiste, refusent de prendre position pour des raisons idéologiques. D’autres, à l’instar du député Odeh Basharat, proclament haut et fort leur appui aux Ukrainiens, tout en condamnant la collusion entre le gouvernement israélien et M. Zelensky, qui a systématiquement soutenu la ligne officielle israélienne, qu’il s’agisse de la campagne militaire contre Gaza en mai dernier, des évictions à Sheikh Jarrah ou du statut de Jérusalem. « Cet homme représente un non à l’occupation, mais seulement lorsqu’il s’agit de l’Ukraine », regrette Nour Odeh, analyste politique et membre de l’opposition à Ramallah, qui souligne l’absurdité de demander la fin d’une occupation devant un pouvoir qui en maintient une autre depuis plus d’un demi-siècle.

La séquence met en réalité les Palestiniens face à un dilemme difficilement surmontable. D’un côté, la liturgie autour de la résistance contre l’occupant russe suscite un émoi et réveille un sentiment de solidarité chez une partie des Palestiniens. « Sur le plan humain, il n’y a rien que de la sympathie envers les Ukrainiens », insiste Nour Odeh. En même temps, le souvenir d’une Russie protectrice héritée de l’ère soviétique et l’aversion envers le chef de l’Etat ukrainien poussent certains à se désolidariser du leadership ukrainien. « Parmi les élites, il y a un soutien marqué en faveur des Russes, émanant d’une forme de nostalgie pour l’Union Soviétique, d’une volonté de soutenir tout acteur faisant face aux Etats-Unis, ou encore d’une certaine frustration face au lien ukraino-israélien… », indique Ghaith el-Omari, chercheur au Washington Institute for Near East Policy.

Une partie de l’élite palestinienne, notamment en raison du poids du parti communiste dans les années 60 et 70, entretient toujours des liens familiaux, affectifs et culturels avec la Russie – et l’Ukraine, qui faisait partie de l’URSS. « Beaucoup d’intellectuels considèrent que l’expansionnisme russe n’est en rien différent de celui de l’Occident », explique Khaled Hroub, professeur d’études moyen-orientales à la Northwestern University/Doha. D’autant que Moscou a continué de ménager les sensibilités palestiniennes après la chute de l’empire soviétique, en s’abstenant de mettre son veto au Conseil de sécurité de l’ONU ou en organisant, comme en janvier 2017, une conférence afin d’encourager le dialogue inter-palestinien. Cette « rhétorique anti-impérialiste » cultivée par Moscou a mené une partie des cercles politiques palestiniens à soutenir la répression du régime de Bachar el-Assad contre le soulèvement populaire de 2011 et l’intervention militaire russe, ou encore à fermer les yeux sur le partenariat israélo-russe, notamment en Syrie.

Mutisme

Comme ailleurs, la guerre en Ukraine capte l’attention des médias depuis le 24 février. Mais le tiraillement entre Moscou et Kiev a poussé le leadership palestinien, à Ramallah comme à Gaza, à opter pour une position neutre en s’abstenant de condamner l’invasion russe – en dépit des pressions de l’administration Biden et de certaines chancelleries européennes. Ni le Hamas ni l’Autorité Palestinienne, tous deux soucieux de ménager le partenaire russe, ne se sont prononcés sur le conflit.

Les Palestiniens, eux aussi, sont partagés. Selon un récent sondage mené en Cisjordanie et à Gaza entre le 16 et le 20 mars par le Palestinian Center for Policy and Survey Research (PCPSR), 43% des Palestiniens font porter à la Russie la responsabilité de la guerre, tandis que 40% jugent l’Ukraine responsable. « Si le public est divisé presque à parts égales, une majorité préfère que les autorités ne prennent pas position sur le sujet », souligne Ghaith el-Omari. Selon le même sondage, 71% des Palestiniens de Cisjordanie souhaiteraient, en effet, que l’Autorité Palestinienne préserve sa neutralité dans le conflit, contre 14% qui estiment que l’Autorité devrait soutenir la Russie et seulement 10% l’Ukraine.

Mais pour Nour Odeh, il s’agit moins de « neutralité » à proprement parler que d’une « paralysie » au sommet résultant de la léthargie dans laquelle le leadership est plongé depuis des décennies. « La paralysie est devenue le mode opératoire ici, le statu quo par défaut », souligne-t-elle, ajoutant : « Être neutre, c’est le dire. Quand vous ne dites rien, cela s’apparente plus à une forme de mutisme ».

Au-delà du silence et des conflits idéologiques, tous partagent pourtant une même émotion : la colère et le sentiment d’un « deux poids, deux mesures » face à l’emballement occidental pour venir au chevet des ukrainiens. Alors qu’une pluie de sanctions a été adoptée en l’espace de quelques jours pour faire plier l’économie russe, le mouvement pro-palestinien « Boycott, Divestment, and Sanctions » (BDS), apparu en 2005 afin de faire pression contre l’illégalité des politiques israéliennes, a fait l’objet d’une forte résistance de la part des gouvernements occidentaux, dont certains ont été jusqu’à adopter des lois « anti-BDS » visant à criminaliser l’initiative.

La frustration est d’autant plus grande que l’élan de solidarité international est largement relayé au sein de la société israélienne. Du ministre des Affaires étrangères au citoyen qui manifeste « Pour l’Ukraine » dans les rues de Tel-Aviv, un drapeau bleu et jaune en main, la condamnation ambiante apparaît des plus cyniques aux yeux de certains Arabes israéliens. « C’est à la fois déprimant et déroutant de voir la manière dont le monde est en train de réagir », regrette Majed Kayyal, auteur originaire de Haïfa.

C’est ce sentiment que beaucoup, dont le Hamas à travers sa communication publique, ont choisi d’exploiter afin de « mettre en avant l’incapacité occidentale à stopper l’invasion russe » décrivant la séquence « comme le début de la fin de la domination américaine dans la sphère internationale », estime Ghaith el-Omari. Mais en surfant sur ce refrain familier, les dirigeants palestiniens pourraient aussi passer à côté d’une opportunité. Celle de « capitaliser sur la mobilisation en cours afin de mettre l’Occident face à ses propres contradictions : soit vous appliquez les normes du droit international de manière consistante, soit vous admettez qu’elles ne s’appliquent qu’à vos alliés – auquel cas c’est la fin de l’ordre international tel que nous le connaissons », réplique Nour Odeh.

*Source : L’Orient-Le Jour

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