Le mouvement de protestation populaire en Irak
septembre 24, 2016
Publié par Gilles Munier
24 Septembre 2016,
Place Tahrir: Manifestation antigouvernementale répondant à l’appel de Moqtada al-Sadr
Entreprise de récupération du mouvement de protestation déclenché par Moqtada al-Sadr? L’analyse de la situation politique en Irak faite par le Parti communiste irakien.
Par Raid Fahmi (revue de presse: international.pcf.fr)*
L’évolution de la situation politique en Irak au cours des dernières années indique clairement que le pays connaît une crise profonde et généralisée qui frappe tous les domaines : politique, économique, social et institutionnel. L’occupation de Mossoul, la troisième ville irakienne, par Daech le 10 juin 2014, sans réelle résistance de la part des forces armées, et qui a coïncidé avec la chute brutale des cours du pétrole, source principale des recettes budgétaires de l’Etat, a amplifié les effets conjoncturels de la crise et l’a approfondie.
Cette crise structurelle n’est pas sans lien avec la façon dont le changement s’est opéré, à savoir par la guerre, l’occupation américaine qui s’est ensuivie, le lourd héritage du régime dictatorial, la nature du régime et son mode de fonctionnement qui repose sur les quotas ethno-sectaires dans l’administration et la construction des institutions civiles et militaires de l’Etat.
La situation actuelle est aussi le produit des effets déstructurants du repliement sur les identités religieuses, confessionnelles, ethniques, tribales et régionales, et de l’instrumentalisation du religieux au détriment de l’identité nationale, ainsi que de la surdétermination des appartenances identitaires.
Au cours de la dernière décennie, la dépendance de l’économie nationale à l’égard de la richesse pétrolière s’est accentuée au point que ses revenus représentent plus de 95 % du budget national et approximativement 60 % du PIB.
Le développement de l’économie rentière a entraîné le déclin des secteurs et des activités de production, fragilisant par conséquent les bases de l’économie et la rendant fortement vulnérable aux aléas du marché mondial du pétrole.
Récemment, le ministre de la Défense a publiquement reconnu que l’avancée rapide de Daech et la chute, presque sans résistance, des grandes villes de Mossoul et Ramadi est due en grande partie à la corruption qui sévit dans les rangs des forces de sécurité et de l’armée. Même si ce n’était pas une révélation pour les Irakiens, cet aveu fait par de hauts responsables du gouvernement montre l’étendue des ravages et les effets destructeurs de la corruption. Elle ronge les administrations de l’Etat, détourne les fonds publics au profit de l’enrichissement personnel de responsables politiques, de hauts fonctionnaires, d’hommes d’affaires fourbes et de leur entourage. A la corruption financière s’ajoute la corruption politique et administrative sous toutes les formes et déclinaisons.
Malgré la participation de toutes les grandes coalitions ethno-confessionnelles – chiites, sunnites et kurdes – dans le gouvernement, la mésentente, les tiraillements et les conflits entre elles portant sur le partage du pouvoir et les avantages étaient la règle.
Les effets conjoints de la forte chute des revenus pétroliers, les coûts humains et financiers de plus en plus élevés de la guerre contre Daech et les opérations terroristes ont intensifié les difficultés de l’Etat, notamment au niveau financier. En 2014, la crise a atteint un point tel que le gouvernement était dans l’incapacité de payer les salariés et les ouvriers des sociétés publiques qui étaient censées opérer sur la base de l’auto-financement. Un mouvement de protestation s’est déclenché dans plusieurs sites industriels, dans lequel les communistes et les militants syndicaux étaient aux premiers rangs.
Fin juillet 2015, alors que la température atteignait les 50°C à Bassora dans le sud de l’Irak, la production d’électricité baissait plusieurs fois par jour, provoquant un très large mécontentement.
La colère montait aussi chez les jeunes devant l’absence d’emplois et des contraintes multiples limitant leur liberté. Les forces de sécurité ont brutalement réprimé leurs manifestations et un jeune, Muntadar Al Helfi, a perdu la vie. Ce fut l’étincelle qui déclencha un mouvement de protestation populaire qui débuta par un grand rassemblement le 31 juillet sur la place Al Tahrir (« libération » en arabe) à Bagdad, sous le monument de la Liberté.
Les rassemblements et les manifestations se sont poursuivis et se poursuivent depuis cette date sans interruption tous les vendredis, à Bagdad et dans plusieurs provinces au centre et au sud de l’Irak.
– Réformer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, en mettant fin au mode de gouvernement fondé sur les quotas sectaires, qui est à l’origine des défaillances du système politique et qui engendre sans cesse des conflits et des crises.
– Les réformes doivent œuvrer pour la citoyenneté, avec égalité des droits et des devoirs entre les citoyens, comme principe structurant du fonctionnement et de l’action de l’Etat. Les manifestants ont réclamé des mesures et des actions rapides et effectives contre la corruption et exigé que soient traduits en justice les hauts responsables impliqués.
– Le troisième thème porte sur des revendications demandant à l’Etat de fournir ou d’améliorer les services publics qui affectent la vie des citoyens.
Pendant plus d’un an, le mouvement de protestation a rassemblé et mobilisé des centaines de milliers de personnes, voire des millions certaines semaines.
En dépit des pressions, des provocations et des frustrations face à l’attitude des autorités et en dépit de la résistance des forces opposées à toute réforme, le mouvement a maintenu son caractère pacifique, ses revendications et ses mots d’ordre qui traduisent les demandes et les besoins de la grande majorité des gens, au-delà des clivages politiques et ethno-confessionnels. L’organisation du mouvement reflète son caractère divers et multiple et a pour souci d’empêcher les tentatives de récupération politique partisane. Des militants communistes et sympathisants sont les acteurs principaux dans les coordinations qui organisent les manifestations.
Quel bilan peut-on dresser après plus de cinquante-quatre semaines de protestation ?
Certes, les réformes souhaitées sont encore loin, les mesures contre la corruption sont très timides et les services publics toujours en piteux état. Cependant, ce qui a été réalisé est loin d’être négligeable.
Dans un souci de brièveté et de concision, on se limite à énumérer les résultats obtenus jusqu’à présent :
– Promouvoir et répandre à grande échelle les notions de citoyenneté, d’Etat civique démocratique et de l’état civil, notamment dans les milieux sociaux qui avaient des appréhensions et des a priori négatifs vis-à-vis de ces notions.
– Briser l’aura entourant un certain nombre de symboles politiques, culturels et religieux, ce qui a encouragé les gens à s’exprimer et à critiquer plus librement.
– Secouer les fondements de la construction politique sectaire et le mur du système des quotas est fissuré.
– Peser sur la haute autorité religieuse à Najaf pour qu’elle prenne ses distances par rapport aux forces et dirigeants politiques se réclamant d’elle, et pour qu’elle adopte des positions plus claires et plus affirmées à l’égard du gouvernement, lui rappelant qu’il est tenu de répondre aux demandes légitimes des manifestants.
– Pousser les membres de la Chambre des représentants à faire passer la loi sur les partis politiques et la loi du travail, et à activer la fonction de surveillance.
– Elever le niveau de conscience des centaines de milliers de citoyens, des jeunes en particulier, qui ont participé aux manifestations et se sont formés politiquement sur le terrain.
– Faire de la protestation et de la manifestation un exercice de routine.
– Propager l’idée de justice sociale, adoptée à grande échelle.
Dans les rapports de forces politiques actuels, ceux qui détiennent les rênes du pouvoir n’ont pas intérêt à entreprendre les réformes réclamées par le mouvement de protestation. Le mouvement populaire de protestation peut contribuer à faire évoluer ces rapports en haussant le niveau de conscience de larges pans de la société, en particulier les jeunes et les milieux populaires. On peut déjà constater une avancée. Le mouvement a aussi attiré de nouvelles sections de la société au champ de l’action politique de masse.
D’autre part, le mouvement de protestation a donné un nouvel élan aux forces et aux groupes démocratiques, et a su stimuler un intérêt grandissant pour ses idées, en faveur de son projet politique et des solutions qu’il propose.
Tout cela devrait trouver une traduction politique dans les échéances électorales des années 2017-2018, ce à quoi nous devons nous atteler avec l’ensemble des forces civiques démocratiques et progressistes.
La solidarité internationale et le soutien politique des forces de progrès dans le monde, en France en particulier, seraient fortement appréciés et seront d’une grande aide.
Le Parti communiste français a déjà exprimé sa solidarité d’une manière concrète. Nous lui en sommes reconnaissants.
Raid Fahmi est secrétaire-adjoint du comité central du Parti communiste irakien
*Source : International PCF. fr