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Le Moyen-Orient en voie de balkanisation ?


Vendredi 8 novembre 2013

Par Ramzy Baroud (revue de presse : info-palestine.net – 3/11/13)

Les eaux chaudes du Golfe paraissent paisibles à l’endroit où je suis assis, à Doha, mais cette tranquillité ne reflète guère les conflits que cette région continue de générer. L’euphorie du soit-disant printemps arabe est révolue depuis longtemps, et ce qui subsiste est une région dans une phase transitoire pleine de risques. Personne ne peut voir ce à quoi l’avenir va ressembler, mais les éventualités sont nombreuses, et peut-être tragiques.

Au cours de mes nombreuses visites dans la région, je n’ai jamais ressenti une telle difficulté à imaginer l’avenir, alors que les lignes d’affrontements se sont affirmées comme jamais auparavant. Des gouvernements, des intellectuels, des communautés religieuses ou autres se regroupent de part et d’autres des nombreuses lignes de fracture. Cela se produit à divers degrés, dans tout le Moyen-Orient, selon le lieu du conflit.

Certains pays sont directement engloutis dans des conflits sanglants et qui vont durer – qu’il s’agisse de révolutions perdues comme en Égypte ou de soulèvements transformés en une guerre civile des plus destructrices comme en Syrie. Inversement, ceux qui sont pour l’instant épargnés par les affres de la guerre sont très impliqués dans le financement des divers protagonistes, envoyant des armes, formant des combattants et lançant des campagnes médiatiques en faveur d’un parti contre l’autre. L’objectivité des médias n’a jamais été aussi inexistante, même en termes relatifs.

Pourtant, dans certains cas, les lignes ne sont pas tracées avec beaucoup de certitude non plus. Dans les rangs de l’opposition  au pouvoir, les groupes sont trop nombreux pour être comptés et leurs propres alliances changent à une rapidité que les médias semblent peu remarquer ou sont peu soucieux de signaler. Nous parlons arbitrairement d’une « opposition », mais en réalité il n’y a pas de programme politique ou militaire véritablement unificateur, qu’il s’agisse du Conseil militaire suprême, du Conseil national de la Syrie ou de la Coalition nationale syrienne.

Dans une carte interactive, mise en forme par Al Jazeera et qui reprend surtout ce qui semble être des conclusions un peu hâtives, le Conseil militaire « affirme qu’il commande à environ 900 groupes et à un total d’au moins 300 000 combattants ».

Il est facile de prétendre avoir un pouvoir effectif sur tous ces groupes, mais de nombreux autres fonctionnent selon leurs propres agendas ou sont unifiés sous différentes plates-formes militaires sans aucune allégeance à une structure politique, qu’elle vienne d’Istanbul ou d’ailleurs.

Il est facile toutefois d’associer l’idée d’un conflit perpétuel avec la soi-disant violence inhérente au Moyen-Orient. Pendant près de deux décennies, nombreux sont ceux qui avaient prévenu que l’intervention militaire américaine en Irak finirait par « déstabiliser » la région tout entière. Le terme « déstabiliser » était bien sûr tout à fait à propos, et « l’israël » a fait plus que sa part pour déstabiliser plusieurs pays, occuper les uns et détruire les autres. Mais les perspectives de déstabilisation politique étaient encore beaucoup plus inquiétantes lorsque c’est le pays le plus puissant au monde qui investit une grande partie de ses forces et ressources financières pour faire le sale boulot.

En 1990-91, puis à nouveau en 2003, et une fois de plus en 2006, l’Irak a été utilisé comme un immense champ d’expérimentation pour la guerre, pour le « state building » et la guerre civile sous patronage américain. La région n’avait jamais connu une telle division pouvant se transformer en lignes de séparation sectaire comme il est advenu par la suite. Le discours qui accompagnait la guerre américaine était sans aucun complexe totalement sectaire. Il modifia l’un des paysages politiques les plus complexes dans le monde en l’espace de quelques semaines, en se basant sur un modèle imaginé par des « experts » vivant à Washington et avec peu d’expérience de la vie réelle. Non seulement l’Irak a été mis en lambeaux, mais il a été remodelé à plusieurs reprises pour être mis en conformité avec la compréhension historique inepte qui est celle des États-Unis.

L’Irak continue de souffrir, même après que les États-Unis aient prétendument retiré leur armée. Des milliers de personnes ont péri en Irak ces derniers mois, les victimes appartenant à une communauté religieuse ou à une autre.

Mais le mal irakien est devenu une maladie régionale. Et comme les États-Unis quand ils envahirent des pays souverains et réorganisèrent les frontières politiques, des groupes comme l’État islamique d’Irak et Al -Sham (ISIS) sont actifs partout où ils trouvent matière à l’être, sans aucun respect pour les frontières géographiques.

Formée en Irak en 2006 comme une plate-forme pour les différents groupes jihadistes comme Al-Qaïda en Irak, l’ISIS a été un élément puissant de la terrible guerre qui sévit en Syrie. Le groupe semble avoir peu de problème pour circuler librement et trouver des ressources. Pire encore, dans certaines parties de la Syrie, il gère de fait une économie relativement stable qui lui donne une meilleure position que les groupes syriens locaux.

Ces groupes n’aurait jamais vu le jour en Irak et se seraient encore moins déplacés avec une telle aisance d’un pays à l’autre, s’il n’y avait pas eu l’invasion américaine. Ils fonctionnent comme des armées privées, réparties en petits groupes de combattants aguerris qui sont capables de trouver leur chemin à travers les frontières et de prendre le contrôle de communautés entières. Al-Qaïda, un groupe que l’on connaissait à peine il y a 12 ans – est devenu partie prenante de l’avenir de l’ensemble des pays du Moyen-Orient.

Quant aux pays qui ne subissent pas le type de bouleversement que connaissent la Syrie et l’Irak, ils ont toutefois compris qu’il était trop tard pour jouer le rôle du spectateur.

Il s’agit d’une guerre tous azimuts qui est en train de se déployer et il n’est plus temps de rester au bord.

D’inquiétantes prévisions peuvent être faites sur l’évolution de toute la carte de la région et seuls quelques pays semblent en être épargnés.

Le récent article de Robin Wright dans le New York Times, « Imaginer une nouvelle carte du Moyen-Orient », est une spéculation typique produite par les élites politiques et les médias américains sur le Moyen-Orient. Ils ont appliqué ce type de spéculation avec application avant et après l’invasion américaine de l’Irak, où ils ont sculpté les pays arabe de façon à se conformer aux intérêts américains, divisant et ré-assemblant. Cette fois, cependant, les perspectives sont terriblement sérieuses et réelles. Tous les principaux acteurs, même s’ils dont en apparence opposés l’un à l’autre, peuvent contribuer à ces possibles redistributions. Selon Wright, il se pourrait non seulement que certains pays diminuent de taille mais aussi que certains des territoires découpés s’assemblent avec d’autres territoires séparés de pays voisins.

Même « des cités-États – oasis de multiples identités comme Bagdad, des enclaves surarmées comme Misrata, la troisième ville de Libye, ou des zones homogènes comme Jabal Al-Druze dans le sud de la Syrie – pourraient faire un retour, même si ce n’est que techniquement à l’intérieur des pays », écrit-il. L’illustration info-graphique accompagnant l’article était intitulée : « Comment 5 pays pourrait devenir 14 ».

Quelle que soit l’évolution des évènements, la prédiction est elle-même révélatrice de la nature changeante des conflits au Moyen-Orient, où ce sont les pays entiers qui sont désormais mêlés à la guerre. Les nouvelles lignes de bataille sont aujourd’hui sectaires, portant les symptômes de la guerre civile implacable qui règne en Irak. En fait, les acteurs sont toujours plus ou moins les mêmes, sauf que le « jeu » a désormais été étendu de façon à dépasser les frontières poreuses de l’Irak et à être transposé vers des espaces beaucoup plus vastes où les militants ont la main haute.

Vues d’ici, les eaux chaudes du Golfe paraissent calmes, mais c’est un calme trompeur…

Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine – Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Fnac.com

*http://www.info-palestine.net/spip.php?article14121

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