Le prince, les « hommes bons » et les petites souris.
décembre 28, 2011
Par Marie-Ange Patrizio
« Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléem et dans tout son territoire, selon la date dont il s’était soigneusement enquis auprès des mages ». Évangile selon Matthieu, chap. 2, versets 16-18.
Je poursuis le récit de mon séjour en Syrie après avoir appris les attentats de Damas, avant-hier, veille de Noël.
Je n’ai entendu qu’une fois à la radio que ces attentats avaient été revendiqués par les Frères Musulmans syriens. Martine Laroche-Joubert, aujourd’hui au Journal de France 2 (chaîne publique), n’a pas cru bon de se renseigner sur le nombre exact des victimes, pourtant bien documenté par la presse syrienne et étrangère : 44 morts à ce jour et 166 blessés graves.
Les villes (y compris Homs) et villages de Syrie envahis par une foule de manifestants, et les hôpitaux débordés par les donneurs de sang : le réflexe le plus vital.
Pas de décoration des maisons ni des églises pour Noël, en signe de deuil et de solidarité avec les familles des victimes.
Pour une revue de presse non alignée sur la Syrie, on peut consulter la rubrique du site Réseau Voltaire, dont l’équipe de rédaction est à Damas depuis novembre 2011 .
Les esprits supérieurs à qui on ne fait pas avaler les « théories du complot », « conspirationnistes » etc. pourront continuer à écouter tranquillement les thèses développées maintenant par tous nos media : c’est le « régime » qui a fomenté les attentats contre ses propres services de sécurité, et cætera.
Vendredi 18 novembre, rencontre avec le prince Talal Arslan , dans sa résidence de Beyrouth.
Je reproduis ici les notes que j’ai prises au cours de cette entrevue, traduite essentiellement par l’interprète personnel du prince puis par un membre du groupe ; du fait de leurs conditions de transcription, elles n’engagent, bien sûr, que moi.
« Ce qui se passe en Syrie et ce qui se passe au Yémen, en Tunisie ou ailleurs est très clair, et ce qu’en rapportent les media ne reflète pas la réalité. Dès les premiers jours les media ont essayé de mettre l’accent là-dessus, or il y a là une différence radicale : parce que les thèses du président Assad sont conformes aux aspirations du peuple syrien ; et lui dans son approche politique est en bons termes avec sa population.
Assad a été éduqué au sein de l’école patriotique de son père, certes, mais il a été influencé par une éducation occidentale, en fonction de son éducation occidentale. Dès qu’il a pris ses fonctions comme président, il a commencé à agir de sorte qu’il y ait une ouverture et une avancée en Syrie.
(…) Je suis plus que sûr qu’il était la personne de la mouvance des réformes en Syrie, et dès le début de son mandat il a fait de son mieux pour donner une image moderne et morale de la présidence en Syrie.
(…) Les soi-disant thèses de réforme en Syrie [rapportées par les media occidentaux] n’ont absolument rien à voir avec toute mouvance vraiment réformiste en Syrie. Certaines forces de cette opposition, qui se disent d’opposition, se dressent en fin de compte contre toutes les composantes de la population civile et, pour être encore plus précis, je dirai qu’elles ont des arrières pensées sectaires, communautaristes et, même, racistes.
Il faut revenir à septembre 2004, et à la résolution 1559 sur la « souveraineté du Liban » qui représente l’étincelle de tous les événements qui se passent ici, depuis ; cette résolution est arrivée en même temps que certains événements en Irak et en même temps que les théories du « Grand Moyen-Orient ». Quel est ce nouveau « Moyen-Orient » qu’on nous propose ?
D’après ce qu’on voit, il n’ouvre que sur un avenir sunnite, avec l’expulsion des chrétiens et des maronites de la région.
Depuis des centaines d’années on n’a jamais connu ce genre de ligne politique et on essaye de nous convaincre que, sous prétexte de Frères Musulmans, on nous proposerait un islam modéré.
On voit les résultats de ce grand mensonge à Tunis, en Egypte, en Libye et au Bahreïn. Et on essaie d’appliquer ça en Syrie et au Liban aussi.
Soyons clairs. Nous, nous payons la facture de notre attachement à notre indépendance, à notre arabité aussi, de notre résistance contre quoi ? Contre le fanatisme, c’est-à-dire contre Israël.
Oui, pour nous Israël représente l’Etat raciste par excellence, nous ne sommes pas contre les Juifs mais contre le racisme advenu dans cette région qui est le berceau de notre civilisation, le berceau du judaïsme, du christianisme, de l’islam. C’est dans ces principes que nous avons été élevés, selon les lois de l’arabité.
Assad paye le prix fort de cette attitude là. Voilà le danger pour cette région : ils veulent qu’émergent des entités politiques semblables à l’entité israélienne. Pour nous c’est inadmissible, et nous allons résister et combattre ce courant jusqu’au bout car il représente l’élimination pure et simple de notre identité, de nos religions, de notre civilisation et de notre histoire.
L’armée américaine dès son arrivée en Irak a apporté le conflit entre sunnites, chiites et kurdes. Une fitna confessionnelle, et raciste, et ethnique ; et, pire encore, l’expulsion des chrétiens d’Irak. Malheureusement, parmi les pays arabes, seule la Syrie a fait preuve de solidarité avec les chrétiens d’Irak.
Où sont-ils ces régimes qualifiés de modérés, où sont-elles ces monarchies et ces principautés présentées comme des modèles qui n’ont pas accueilli les chrétiens d’Irak ?
Les chrétiens irakiens n’ont eu d’autre solution qu’émigrer [hors du Proche-Orient] ou se réfugier en Syrie. C’est ce qu’on fait payer à Assad.
Au Liban en 1975, un émissaire américain, Dean Brown, est venu ici comme représentant du président Gerald Ford. A mon père qui était encore en vie, il a proposé en toute impertinence le projet de l’expulsion des chrétiens du Liban. Dean Brown lui a dit que les navires étaient prêts pour transporter les chrétiens au Canada, Brésil…
Ce projet n’est pas nouveau.
Mais personne ne se souvient de ça.
Si [les forces impérialistes] lancent cette campagne contre le patriarche Raï ,c’est parce que celui-ci sait très bien ce que veut dire cette expulsion, parce qu’il est au courant de l’existence de ce plan.
L’occident doit savoir ça. Après la chute de l’empire ottoman il y avait ici deux courants : islamiste et panarabe. Les pionniers de l’arabité sont les chrétiens de cette région. Essayer de faire l’amalgame entre l’arabisme et l’islamisme est un énorme mensonge.
Le principe même de l’arabité dans cette région vient des maronites et à leur tête, des chrétiens ; ce sont les chrétiens qui ont formulé la pensée panarabe ; tout le monde doit le savoir.
Nous approchons du premier centenaire de la première guerre mondiale ; on retrouve ce même conflit, entre islamistes et panarabes.
Qu’est-ce qui me lie à Bachar al-Assad ?
Nous ne sommes pas de la même confession : c’est le nationalisme arabe qui nous unit, ça n’est pas du tout l’islam. Et ceci est un sujet primordial dans cette région et voilà pourquoi les USA sont décidés à la pousser dans l’intégrisme islamiste.
Cette opération est incompréhensible si l’on n’y voit pas une opération israélienne. Voilà le paysage de cette région. Et nos choix sont faits et ils sont définitifs.
Comparez l’attitude des media par rapport au Bahreïn, en regard de la Syrie. Les media font tout ce qu’ils peuvent avec la Ligue Arabe, qui n’a servi à rien depuis 1945 excepté à ce que nous voyons maintenant, pour attiser les sanctions économiques contre la Syrie.
La Ligue Arabe utilise les puissances étrangères pour provoquer un changement de régime en Syrie car [les dirigeants de la Ligue Arabe] savent pertinemment qu’ils ne peuvent pas le faire sur le plan de la politique intérieure.
Si nous perdions cette guerre, cette région entrerait dans ce que j’appellerai une guerre de cent ans ; et ceci est la chose la plus dangereuse pour l’existence de cette région.
Je dois dire que j’ai vraiment peur du [développement] d’un islam ethnique et fanatique et je dois vous dire que ce n’est pas simplement ce peuple mais le monde entier qui paierait un lourd tribut pour cela.
Nous avons vu ce qui s’est passé pour le 11.09. Nous avons vécu ici au Liban une petite période d’islam fanatique, et je voudrais être franc : je ne suis pas du tout effrayé par le fanatisme chiite car dans la culture chiite il y a toujours des espaces de liberté ; mais le fanatisme sunnite est capable de discréditer tous les autres partis.
Par exemple, je suis druze et c’est une partie de l’idéologie musulmane, mais je ne me sens pas accepté en tant que musulman par les musulmans fanatiques.
Autre exemple : cette guerre actuelle qui se déroule contre l’église catholique [dans la région], pourquoi ?
Ils [les impérialistes] ne veulent pas s’en prendre au fanatisme tant que ça sert leurs positions. Les catholiques appartiennent à l’église chrétienne qui ne sert pas [dans la région] les ambitions impériales, c’est pourquoi maintenant le conflit se cristallise autour de l’église catholique et du Vatican.
Le problème n’est pas celui de l’église catholique par rapport à l’islam ; c’est que proposer un islam fanatique sert [les intérêts de] l’Etat d’Israël qui est raciste.
Il y a à l’heure actuelle une guerre idéologique contre le Vatican, contre l’Eglise catholique et ce qu’elle représente [dans la région]. Et cela ne concerne pas simplement la survie et l’identité de la région : cela concerne la survie de la civilisation, dans le monde entier (…).
Il faut toujours revenir, ici, autour de ce seul sujet, l’arabisme, à cette seule solution, l’arabisme.
Si nous traitons le problème à partir de nos factions confessionnelles c’est la fin de cette région.
Je ne peux pas croire, adhérer, aux fanatismes chiite ou sunnite ou chrétien ou druze. Tout fanatisme religieux dans cette région sert les intérêts israéliens et sionistes ».