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Le salut du Liban ne viendra pas de l’étranger


Publié par Gilles Munier sur 7 Octobre 2021, 08:05am

Catégories : #Liban

Par Jana J. Jabbour (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 2/10/21)*

À chaque crise que traverse le Liban, les clichés sur la « résilience » du pays depuis la fin de la guerre civile et la capacité de ses habitants à « renaître tel le phénix » fleurissent à nouveau, au Liban comme à l’étranger. Et lorsqu’ils ne parviennent pas à trouver eux-mêmes une voie de sortie, les Libanais tendent à s’accrocher à la conviction que les puissances régionales et occidentales ne laisseront pas tomber un pays qui, selon le récit populaire, constitue un modèle de coexistence pacifique dans une région divisée et joue un rôle-clé de terre d’accueil pour les réfugiés palestiniens et syriens.

Pourtant, alors que le Liban traverse une profonde crise multidimensionnelle, voire existentielle, et que les fondations de l’ordre politique et économique d’après-guerre s’effondrent, aucune puissance étrangère ne semble vouloir ou pouvoir arrêter, ou du moins ralentir, cette chute vertigineuse. D’abord parce que le temps de l’interventionnisme extérieur, tel que nous l’avons connu dans les années 1990-2000 – au nom du « devoir d’ingérence » (conceptualisé par Mario Bettati et Bernard Kouchner dans les années 1980) ou de la « responsabilité de protéger » (RDP)–, est révolu ; tout comme l’ère où les puissances occidentales étaient prêtes à tout pour assurer l’expansion mondiale des principes et valeurs libéraux. Par conséquent, imaginer qu’une puissance étrangère interviendra directement au Liban pour faire respecter la démocratie, promouvoir la bonne gouvernance et mettre fin à la kleptocratie est un scénario tiré par les cheveux.

Il en va ensuite de même pour les différents scénarios envisageant de placer le Liban sous une forme de tutelle internationale, dans la mesure où le pays ne relève d’aucun des cas prévus par le droit international en la matière. Le Liban ne représente ainsi aucune menace pouvant ouvrir la voie à une intervention de l’ONU au titre du chapitre VII sur la base d’une « menace pour la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » reconnus. En outre, si le Liban peut certainement être classé dans la catégorie des « États faillis » – selon la définition retenue par Robert Jackson (The Global Covenant: Human Conduct in a World of States, 2000) –, c’est-à-dire incapable de remplir ses devoirs fondamentaux et de fournir des services et des droits de base, cette « faillite » n’est pas le résultat d’un conflit armé ou d’une catastrophe naturelle, comme dans d’autres cas ayant pu justifier une intervention onusienne. Elle constitue plutôt la conséquence de « l’inaction délibérée » de sa classe politique, comme l’a diagnostiqué la Banque mondiale. Enfin, si le désespoir de la population est réel, celle-ci n’est pas pour autant soumise à des violations des droits de l’homme, des persécutions de masse ou des crimes de guerre pouvant motiver une intervention fondée sur le principe de la RDP.

Positions ambiguës

Enfin, bien que les Libanais aient un certain penchant naturel pour l’autoglorification, le Liban ne constitue pas une priorité dans l’agenda des grandes puissances, mais tout au plus une petite partie de calculs géopolitiques plus vastes et complexes à l’échelle de la région. Alors que les deux visites du président Emmanuel Macron à Beyrouth au lendemain de l’explosion du port et son initiative pour le Liban ont pu donner l’impression que Paris allait œuvrer à la constitution d’un « nouveau pacte politique », cette rhétorique grandiloquente est paradoxalement allée de pair avec une ligne de conduite pragmatique dictée par des considérations de realpolitik – illustrée notamment par l’absence de sanctions lourdes contre les responsables politiques (comme le gel de leurs avoirs en France). Cette position ambiguë, et le fait que Paris doit continuer de naviguer entre les paramètres et les « lignes rouges » fixés par les forces politiques traditionnelles, doit être envisagée à la lumière de l’évolution de la dynamique régionale. Dans un contexte de détente et de normalisation potentielle des relations entre la France et l’Iran, il est contre l’intérêt de Paris de prendre des mesures agressives contre le Hezbollah – la bénédiction française au nouveau gouvernement de Nagib Mikati, auquel participe ce dernier, va aussi dans ce sens. Enfin et surtout, en conservant des relations étroites avec les forces politiques traditionnelles, Paris espère conclure avec Beyrouth des accords économiques permettant aux entreprises françaises d’exploiter les ressources potentielles en hydrocarbures du Liban (comme Total a commencé à le faire). Au final, l’initiative française a eu un effet contre-productif sur le processus de changement au Liban. Avec son discours spectaculaire à Gemmayzé, le président français a donné aux Libanais une dose de morphine : assurés que Paris se tient fermement à leurs côtés, les Libanais ont eu l’impression de pouvoir se reposer un instant dans leur lutte contre les kleptocrates. Dans une certaine mesure, l’initiative libanaise de Macron a désamorcé la « thaoura » et tempéré l’élan révolutionnaire de la société civile en faisant croire à la population en une solution miraculeuse apportée par des puissances extérieures.

Les États-Unis ont également peu d’intérêt à adopter une position proactive et agressive au Liban. Prenant la mesure de la « surextension impériale » (Paul Kennedy) du pays et focalisée sur la menace chinoise, l’administration Biden poursuit la stratégie entamée par le président Obama : le pivot vers l’Asie et « l’empreinte légère » au Moyen-Orient. En outre, dans le contexte actuel des négociations bilatérales sur le programme nucléaire iranien, Washington n’a aucun intérêt à contrarier Téhéran au Liban. Plutôt que de prendre des mesures audacieuses contre la principale force contre-révolutionnaire du pays, Washington s’est contenté de déclarations publiques et de sanctions cosmétiques contre le parti de Dieu, tout en offrant un soutien financier aux forces armées et une aide humanitaire à la population libanaise. Ainsi, les efforts de la France et des États-Unis se sont plutôt concentrés sur la fourniture d’une aide humanitaire d’urgence visant à empêcher le Liban « malade » de mourir, plutôt que de l’aider à guérir de sa maladie chronique en le poussant sur la voie de la restructuration et des réformes. Autrement dit, la limitation des dégâts a été privilégiée à la gestion de la crise.

Puissances du statu quo

Le retrait relatif des puissances occidentales dans la région a par ailleurs créé un vide de pouvoir qui a ouvert la voie à la montée en puissance des puissances régionales de rang intermédiaire. Néanmoins, ces dernières se sont également montrées réticentes à œuvrer en faveur du changement au Liban. La prolongation du statu quo est ainsi dans l’intérêt de l’Iran : au cours des 40 dernières années, le pays a fortement investi dans le Hezbollah afin d’accroître sa portée stratégique dans la région, et la désagrégation de l’État libanais profite à cet « État dans l’État ». De même, le changement de l’équilibre des forces au niveau régional – en Syrie, en Irak et au Yémen – semble jusqu’à présent être à l’avantage de Téhéran, ce qui améliore son pouvoir de négociation avec les puissances occidentales. D’où la volonté de « laisser les choses en l’état » au Liban.

La Turquie agit elle aussi comme une puissance de statu quo. Malgré les nombreux discours sur la toute-puissance de la Turquie au Liban, il existe en réalité un fossé entre les ambitions et les capacités d’Ankara. Bien que la Turquie entretienne des relations cordiales avec presque toutes les forces politiques, elle ne dispose pas des leviers pour les pousser à mettre en œuvre des réformes ni des moyens de les sanctionner. En outre, lorsqu’il s’agit de contrer l’influence croissante du Hezbollah dans le pays, Ankara hésite à agir de manière agressive contre ce dernier par crainte de se mettre à dos l’Iran. En fait, malgré leur rivalité pour le leadership régional et leurs rôles antagonistes en Syrie, Ankara et Téhéran sont amenés à coopérer car ils sont économiquement interdépendants et partagent des préoccupations politiques et sécuritaires communes (endiguement des Kurdes, lutte contre Daech, lutte contre l’influence des puissances occidentales dans la région). Le Liban ne pèse par conséquent pas bien lourd dans cette équation.

L’Arabie saoudite est quant à elle entrée dans une phase de « laisser-faire » vis-à-vis du dossier libanais. Le nouveau leadership saoudien, incarné par le prince héritier Mohammad ben Salmane, considère le Liban à travers le prisme de ses craintes sécuritaires face à l’influence croissante de l’Iran. Riyad ne souhaite plus soutenir économiquement et politiquement un pays exploité par le Hezbollah pour renforcer l’influence iranienne. Comme les dirigeants saoudiens semblent avoir perdu espoir dans le Liban, il est peu probable à court terme que Riyad adopte une position proactive et investisse des ressources politiques et financières pour sauver le pays. De plus, alors que le Liban perd son rôle économique, culturel et touristique dans la région, l’Arabie saoudite – et plus généralement les États du Golfe – tend à endosser son rôle régional traditionnel. En ce sens, la crise du Liban, associée à la désagrégation de la Syrie et de l’Irak et à l’affaiblissement de l’Égypte, contribue à un déplacement du pouvoir régional des États du Levant vers les pays du Golfe, éliminant ainsi pour Riyad toute motivation d’agir contre le statu quo au Liban.

Opportunité

En dépit de ces perspectives pessimistes, chaque crise offre une opportunité de construire un avenir meilleur. L’inclination des puissances régionales et internationales à ne pas intervenir dans la crise libanaise crée en effet une occasion unique pour les Libanais de devenir maîtres de leur destin. Il leur revient de penser collectivement un nouveau contrat social inclusif capable d’assurer un modèle viable de gouvernance, et de réfléchir à l’identité et au rôle du Liban dans son environnement régional. Les prochaines élections législatives représentent également un levier et un élan pour le changement, à condition toutefois que les groupes issus de la société civile et se revendiquant de l’opposition agissent de manière responsable et pragmatique – notamment en unifiant leurs rangs autour d’un agenda clair. Cela nécessite un leadership visionnaire et une réflexion créative pour trouver des solutions originales aux problèmes persistants du Liban.

La route du changement est longue, douloureuse et pavée d’épines, mais elle mènera inévitablement à la naissance d’un nouveau Liban. Un Liban qui reflète les ambitions et la vision de nouvelles générations ayant acquis ces dernières années une conscience révolutionnaire et une maturité politique. Quant aux puissances extérieures, elles sont confrontées à deux options : soit elles tablent sur le court terme en s’accrochant à l’ordre ancien ; soit elles adoptent une approche plus visionnaire et plus courageuse en investissant dans les forces qui recherchent le changement et en sanctionnant l’oligarchie kleptocratique – une approche qui serait certainement plus profitable à long terme.

Jana J. Jabbour est politologue et chercheuse associée au Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.

Source : L’Orient-Le Jour

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