Lettre d’une pigiste perdue dans l’enfer syrien
août 4, 2013
À Alep, en avril 2013 (Sipa)
Ce texte sur son expérience syrienne a été publié le 1er juillet 2013, sur le site de la « Columbia Journalism Review »<http://www.cjr.org/feature/womans_work.php?page=all> , par Francesca Borri, journaliste indépendante italienne, par ailleurs auteur d’un livre sur le Kosovo et d’un autre sur les rapports entre « israéliens » et Palestiniens intitulé : »Quelqu’un avec qui parler »
(Manifestolibri <http://www.manifestolibri.it/vedi_autori.php?autor=Francesca%A0Borri> , 2010).
Il a suscité de très nombreuses réactions, auxquelles Francesca Borri a elle-même répondu sur le site du « Guardian »
<http://www.theguardian.com/commentisfree/2013/jul/26/syria-freelance-journalist-response> .
Il nous a semblé qu’il méritait d’être traduit en français.
Il m’a finalement écrit. Voilà plus d’un an que je lui envoie des articles à la pige. Pour lui, j’ai attrapé la typhoïde et reçu une balle dans le genou. Aujourd’hui, mon rédacteur en chef a regardé les infos et a pensé que je faisais partie des journalistes italiens qui ont été kidnappés. Il m’a envoyé un e-mail: «Si tu trouvais une connexion, pourrais-tu tweeter ta captivité ?»
Le même jour, dans la soirée, j’ai retrouvé le camp « rebelle » où je vivais, au beau milieu de cet enfer qui s’appelle Alep, et dans la poussière , la faim et la peur, j’ai espéré trouver un ami, un mot compatissant, un geste tendre. Au lieu de ça, je n’ai trouvé qu’un autre e-mail de Clara, qui passe ses vacances chez moi en Italie. Elle m’a déjà envoyé huit messages «Urgents !». Les autres messages dans ma boîte de réception ressemblaient à ça: «Excellent, ton article aujourd’hui ; aussi excellent que ton livre sur l’Irak.»
Malheureusement, mon livre ne parlait pas de l’Irak, mais du Kosovo.
Du reporter freelance, les gens gardent l’image romantique d’un journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui plaisent à la certitude d’un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas libres, bien au contraire. Rester en Syrie, là où personne ne veut rester, est ma seule chance d’avoir du boulot. Je ne parle pas même d’Alep, pour être précise. Je parle de la ligne de front. Parce que les rédacteurs en chef, en Italie, ne veulent que le sang et les «bang bang» des fusils d’assaut. J’écris à propos des groupes islamistes et des services sociaux qu’ils mettent à la disposition des populations, les racines de leur pouvoir – une enquête beaucoup plus complexe à mener que le traditionnel article en direct du front. Je fais tout mon possible pour expliquer, pas seulement pour émouvoir, et je me vois répondre: «Qu’est-ce que c’est que ça ? Six mille mots et personne ne meurt ?»
À vrai dire, j’aurais dû comprendre ça la fois où mon rédacteur en chef m’a demandé un article sur Gaza, parce que Gaza, comme d’habitude, était bombardé. J’ai reçu cet e-mail: «Tu connais Gaza par cœur», écrivait-il. «Quelle importance, que tu sois à Alep ?» Exactement. La vérité est que j’ai fini en Syrie parce que j’avais vu dans le «Time» les photos d’Alessio Romenzi, qui est entré dans Homs par les égouts quand personne ne savait ce qu’était Homs. J’ai regardé ses clichés en écoutant Radiohead – ces yeux, qui me fixaient ; les yeux de ces gens en train de se faire massacrer , un par un, et personne n’avait même entendu parler d’un endroit nommé Homs. La conscience broyée comme par un étau, je n’ai pas eu d’autre choix que de partir en Syrie.
Mais que vous écriviez d’Alep ou de Gaza ou de Rome, les rédacteurs en chef ne voient pas la différence. Vous êtes payé pareil: 70$ par article. Même dans des endroits comme la Syrie, où la spéculation délirante fait tripler les prix. Donc, par exemple, dormir dans une base « rebelle », sous les obus de mortier, sur un matelas posé à même le sol, avec cette eau jaune qui m’a donné la typhoïde, coûte 50$ par nuit ; une voiture coûte 250$ par jour.
Donc, plutôt que de minimiser les risques, vous finissez par les maximiser. Non seulement vous ne pouvez pas vous payer une assurance – presque 1000$ par mois – mais vous ne pouvez pas non plus payer un fixeur ou un traducteur. Vous vous retrouvez seul en terre inconnue. Les rédacteurs en chef sont bien conscients que rémunérer un article 70$ vous pousse à économiser sur tout. Ils savent aussi que si vous êtes sérieusement blessé, une partie de vous espère ne pas survivre, parce que vos finances ne vous permettent pas d’être blessé. Mais ils achètent l’article, même quand ils refuseraient d’acheter un ballon de foot Nike fabriqué par des enfants pakistanais.
Les nouvelles technologies nous amènent à penser que la vitesse est un élément de l’information. Mais ce raisonnement repose sur une logique autodestructrice: le contenu, désormais, est standardisé, et votre journal, votre magazine, n’a plus aucune singularité, il n’y a donc plus aucune raison de payer un reporter. Pour les nouvelles, j’ai Internet – gratuitement. La crise que les médias traversent est une crise du média lui-même, pas du lectorat. Les lecteurs sont toujours là, et contrairement à ce que croient beaucoup de rédacteurs en chef, ce sont des gens intelligents qui demandent de la simplicité sans simplification. Ils veulent comprendre, pas uniquement savoir.
Chaque fois que je publie un témoignage de guerre, je reçois une douzaine d’e-mails de personnes qui me disent : «Ok, bel article, tableau saisissant, mais je voudrais comprendre ce qu’il se passe en Syrie.» Et j’aimerais tellement répondre que je ne peux pas proposer d’articles d’analyse, parce que les rédactions vont simplement le survoler et me dire: «Tu te prends pour qui, gamine ?» – malgré mes trois diplômes, mes deux livres et mes dix années passées à couvrir des guerres, d’abord comme enquêtrice humanitaire puis comme journaliste. Ma jeunesse, au passage, s’est volatilisée quand des morceaux de cervelle m’ont éclaboussée. C’était en Bosnie. J’avais 23 ans.
Les journalistes freelance sont des journalistes de seconde zone – même s’il n’y a que des freelance ici, en Syrie, parce que c’est une guerre sale, une guerre du siècle dernier ; c’est une guerre de tranchée entre des « rebelles » et des loyalistes qui sont si proches qu’ils se hurlent dessus pendant qu’ils se mitraillent. Quand vous découvrez la ligne de front, vous n’en revenez pas, avec ces baïonnettes que vous n’avez jamais vues que dans les livres d’histoire. Les guerres modernes sont des guerres de drones, mais ici ils combattent mètre par mètre, rue par rue, et on en chie de peur.
Et pourtant les rédacteurs en chef, en Italie, vous traitent comme un enfant ; vous prenez une photo hallucinante, et ils vous disent que vous avez été chanceux, au bon moment au bon endroit. Vous décrochez une exclusivité, comme l’article que j’ai écrit un septembre dernier sur la vieille ville d’Alep, classée au patrimoine de l’UNESCO, réduite en cendres tandis que les mercenaires et l’armée syrienne se disputaient son contrôle. J’ai été la première reporter étrangère à y pénétrer, et les rédacteurs en chef vous lancent: «Comment pourrai-je justifier que mon journaliste n’ait pas pu entrer et que vous y êtes parvenue ?» J’ai reçu un e-mail d’un chef de service à propos de cet article: «Je le prends, mais je le publierai sous le nom de mon journaliste.»
Et puis, bien sûr, je suis une femme. Un soir, récemment, il y avait des tirs de mortier partout et j’étais assise dans un coin, avec la seule expression qu’on peut avoir sur le visage quand la mort risque de frapper d’une seconde à l’autre, quand un autre reporter arrive, me regarde de la tête aux pieds, et me dit: «Ce n’est pas un endroit pour une femme.» Que pouvez-vous répondre à un type comme ça ? Crétin, ce n’est un endroit pour personne.
Si je suis effrayée, c’est parce que je suis lucide. Parce qu’Alep n’est que poudre à canon et testostérone , que tout le monde est traumatisé: Henri, qui ne parle que de guerre ; Ryan, bourré d’amphétamines. Et pourtant, à chaque fois que nous voyons un enfant taillé en pièces, c’est d’abord vers moi, la femme «fragile», qu’ils se tournent, pour savoir comment je me sens. Et je suis tentée de leur répondre : je me sens comme vous. Les soirs où j’ai l’air blessée, ce sont les soirs où je me protège, où j’évacue toute émotion et tout sentiment ; ce sont les soirs où je m’épargne.
Parce que la Syrie n’est plus la Syrie. C’est un asile de fous. Il y a cet Italien qui était au chômage et qui a rejoint al-Qaida, dont la mère sillonne Alep pour le retrouver et lui mettre une bonne raclée ; il y a le touriste japonais qui arpente les lignes de front parce qu’il dit avoir besoin de deux semaines de «sensations fortes» ; le Suédois diplômé d’une école de droit qui est venu pour rassembler des preuves de crimes de guerre ; les musiciens américains qui portent la barbe à la Ben Laden, prétendant que ça les aide à se fondre dans le décor alors qu’ils sont blonds et qu’ils mesurent plus d’un mètre quatre-vingt-dix. (Ils ont apporté des médicaments contre la malaria, même s’il n’y a pas de cas de malaria ici, et veulent les distribuer en jouant du violon). Il y a les membres de diverses agences des Nations-Unies qui, lorsque vous leur dites que vous connaissez un enfant souffrant de leishmaniose (une maladie transmise par piqûre d’insecte) et que vous leur demandez s’ils pourraient aider les parents à le faire soigner en Turquie, vous répondent qu’ils ne le peuvent pas parce que c’est un cas particulier et qu’ils ne s’occupent que de «l’enfance» en général.
Mais nous sommes des reporters de guerre après tout, n’est-ce pas ? Une bande de frères (et de sœurs). Nous risquons nos vies pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Nous avons vu des choses que la plupart des gens ne verront jamais. Nous sommes parfaits pour animer les dîners en ville. Les bons clients que tout le monde veut inviter.
Mais le secret sordide, c’est qu’au lieu d’être unis, nous sommes nos propres pires ennemis ; et la raison du papier payé 70$, ce n’est pas le manque d’argent, parce qu’il y a toujours de l’argent pour un papier sur les petites amies de Berlusconi. La vraie raison, c’est que quand vous demandez 100$, quelqu’un d’autre est prêt à le faire pour 70. C’est une compétition féroce. Comme Beatriz, qui aujourd’hui m’a indiqué une direction erronée pour pouvoir être la seule à couvrir une manifestation, tromperie qui m’a menée au milieu des snipers. Juste pour couvrir une manifestation, semblable à des centaines d’autres.
Pourtant nous prétendons être ici afin que personne ne puisse dire : «Mais nous ne savions pas ce qui se passait en Syrie.» Alors que nous ne sommes ici que pour emporter un prix, pour gagner en visibilité. Nous sommes ici à nous mettre des bâtons dans les roues comme si un prix Pulitzer était à notre portée alors qu’il n’existe absolument rien de ce genre. Nous sommes coincés entre un gouvernement qui ne vous accorde un visa que si vous êtes contre les « rebelles » et les « rebelles » qui, si vous êtes avec eux, ne vous autorise à voir que ce qu’ils veulent bien vous montrer.
La vérité, c’est que nous sommes des ratés. Deux ans que ça dure et nos lecteurs se rappellent à peine où se situe Damas, le monde entier qualifie ce qui se passe en Syrie de «pagaille» parce que personne ne comprend rien à la Syrie – hormis le sang, encore le sang, toujours le sang. Et c’est pour cette raison que les Syriens ne nous supportent plus maintenant. Parce que nous montrons au monde entier des photos comme celle de cet enfant de sept ans avec une cigarette et une kalachnikov. Il est clair que cette photo est une mise en scène mais elle a été publiée dans les journaux et sur les sites web du monde entier en mars et tout le monde criait: «Ces Syriens, ces Arabes, quels barbares !»
Aujourd’hui, un homme est venu vers moi ; il m’a dit: «Honte à vous.»
Si j’avais réellement compris quelque chose à la guerre, je n’aurais pas essayé d’écrire sur les mrcenaires et les loyalistes. Parce que la seule histoire qui vaille d’être racontée en temps de guerre, c’est comment vivre sans peur. Tout peut basculer en une fraction de seconde. Si j’avais su cela, alors je n’aurais pas eu si peur d’aimer, d’oser, dans ma vie ; au lieu d’être ici, maintenant, recroquevillée dans l’obscurité et la puanteur, en regrettant désespérément tout ce que je n’ai pas fait, tout ce que je n’ai pas dit. Vous qui demain serez encore en vie, qu’attendez-vous ? Pourquoi hésitez-vous à aimer ? Vous qui avez tout, pourquoi avez-vous si peur ?
Francesca Borri
Traduit de l’anglais par Véronique Cassarin-Grand et David Caviglioli
Avec l’autorisation de la ‘Columbia Journalism Review’ <http://www.cjr.org/feature/womans_work.php?page=all>
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20130731.OBS1691/lettre-d-une-pigiste-perdue-dans-l-enfer-syrien.html
Texte terrible, texte saisissant. Texte revelateur de la deshumanisation de l’homme tout court. Mais il n’y a pas qu’a Alep ou il y a des fous » en conference ». Meme si nous y sommes pas, nous sommes tous des fous. Tous! Les plus touchees, sont les dirigeants de ces pays, membres de l’otan et de l’union europeenne.
Celui qui a peur, c’est celui qui possede quelque chose ou pense posseder quelque chose. Et ce sont ceux-la, qui veulent que la guerre continue en Syrie. Ouvrons les oreilles.
Certainement le meilleur article que j’ai lu sur ce qui ce passe en Syrie et sur terre en général. J’y vois l’éveil d’une dame qui commence à comprendre la source du démon humain… Pour 70$ une collègue l’envoie pratiquement se faire tuer, une collègue extrêmement égoïste, encore doté de l’égo de son enfance… Ego, qui lui, lui donne une envie irrépressible d’avoir le dessus sur les autres, tellement centré sur son nombril qu’elle était prête à envoyer sa semblable à l’abattoir pour une somme dérisoire et qui plus est, pour un évènement sans grande importance dans le but évident d’obtenir un hypothétique plus grande visibilité qui lui aurait peut-être apporté une incertaine célébrité… Quand on recherche la célébrité que pourrait rapporter une « médaille journalistique », c’est d’abord et avant tout pour empocher plus de fric, du fric qui permettrait à un individus de pouvoir se payer des esclaves, qui sont ceux et celles qui ont été moins compétitifs ou moins « chanceux »… C’est un peu ce que tous bons capitalistes recherchent, le fric ou plus exactement le pouvoir du fric… Pour y arriver il faut être très agressive et compétitive… La compétition… Une grande qualité quand on essais de se dépasser soit-même, mais, certainement un vilain défaut quand on essais de dépasser les autres pour les mauvaises raisons… Un défaut extrêmement valorisé des notre plus jeune âge dans nos sociétés, entre-autres, dans les sports, les études et même le sexe… Voilà donc que cette guerre aura donné quelques chose de bon, elle aura éveillé une femme à l’amour, on pourrais même croire qu’elle commence réellement à croire en quelques chose de grandiose… Et probablement aussi, que le monde est folie une folie de l’égocentrisme dans un monde ou tout est relié. Je vous rassure madame, vous, vous n’avez rien raté et vous ne l’êtes point…