L’histoire secrète de la toute première réunion de Daech
août 20, 2016
Harald Doornbos et Jenan Moussa
Traduit par Hélène Oscar Kempeneers
Monde 19.08.2016 –
Abou Ahmad, un combattant de l’État islamique, était au premier rang, en avril 2013, quand l’État islamique d’Irak est devenu l’État islamique en Irak et au Levant, prélude à la proclamation du califat un an plus tard. Deux journalistes l’ont interrogé pendant des dizaines d’heures.
Abou Ahmad a toujours soutenu l’insurrection syrienne. Il est né dans une ville du nord de la Syrie, dans une famille conservatrice et religieuse d’origine sunnite et arabe, et était encore étudiant quand la révolte a éclaté en mars 2011. Dès le premier jour, il a pris part aux manifestations contre le président Bachar el-Assad. «C’est le cœur exalté que nous avons assisté à l’insurrection égyptienne, suivie par la révolution en Lybie, raconte-t-il. On espérait que le vent du changement soufflerait aussi sur notre pays.»
Quand le soulèvement se change en une guerre civile en 2012, Abou Ahmad décide de prendre les armes et de partir au combat. Il rejoint un groupe rebelle affilié aux djihadistes et principalement constitué de Syriens, mais qui compte aussi quelques combattants étrangers venus d’Europe et d’Asie centrale. À l’époque, la composition des brigades change constamment. Tous les deux ou trois mois, son groupe prend un nouveau nom ou s’unit à d’autres rebelles djihadistes. Après ça, les groupes commencent à se consolider. Au printemps 2013, Abou Ahmad se rallie à l’État islamique d’Irak et au Levant alors qu’il vient de s’installer en Syrie, et que les tensions entre le groupe djihadiste et le Front Fatah al-Sham sont à leur paroxysme. Le groupe se proclame ensuite califat mondial en juin 2014 et adopte le nom d’«État islamique» pour refléter ses ambitions internationales. Aujourd’hui, Abou Ahmad est toujours un membre actif de l’organisation et bénéficie d’un point de vue unique sur le comportement du groupe ainsi que sur son histoire.
Nous avons rencontré Abou Ahmad plus de quinze fois et nous l’avons interrogé sur ses connaissances du groupe djihadiste, ainsi que sur la sincérité de son engagement en tant que «soldat du califat». Sur une période de dix mois, nous avons passé plus de cent heures avec lui. Il a patiemment répondu à nos questions sur son parcours, sur l’organisation du groupe et sur l’identité des combattants étrangers européens qui l’ont rejoint. Nos entretiens ont duré six heures par jour, par période d’une semaine.
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Abou Ahmad a pris de gros risques pour nous parler. Comme il fait toujours partie de l’État islamique, nous avons volontairement dû masquer certains détails sur sa vie pour protéger son identité.
«Devenue trop extrême»
Il a accepté de nous parler, selon lui, pour plusieurs raisons. Bien qu’il soit toujours un membre de Daech, il n’est pas d’accord avec toutes ses positions. L’organisation l’attire parce qu’il la voit comme le groupe sunnite le plus puissant de la région. En revanche, il est déçu de constater qu’elle «est devenue trop extrême», en évoquant la crucifixion, l’immolation et la noyade de ses opposants et de ceux qui violent ses règles.
Par exemple, Abou Ahmad n’est pas d’accord avec un châtiment que l’État islamique a implanté dans la ville d’Al-Bab, au nord de la Syrie, qui consiste à enfermer dans une cage, sur une place du centre-ville appelée le «Square de la Liberté», les citoyens syriens coupables de crimes mineurs, comme le vol de cigarettes. Le groupe, selon Abou Ahmad, les emprisonne dans cette cage pendant trois jours avec un panneau autour du cou pour indiquer le crime qu’ils ont commis. «Maintenant, on l’appelle le Square du Châtiment, explique-t-il. Je pense que ce type de punition est mauvais pour nous. Ça pousse les sunnites à nous craindre plutôt qu’à nous aimer, ce qui n’est pas bon du tout.»
Autrefois, Abou Ahmad espérait que l’État islamique «unifierait les djihadistes» et rassemblerait les djihadistes sunnites sous une même bannière. Il admire les combattants étrangers qu’il a rencontrés, principalement des jeunes venus de Belgique et des Pays-Bas pour faire la guerre en Syrie. Ils ont tous vécu dans des pays riches et en paix, alors que des dizaines de milliers de Syriens ont payé des fortunes à des passeurs pour entrer en Europe et fuir la guerre. Ces djihadistes ont volontairement fait le chemin inverse.
«Ils ont quitté leurs familles, leurs maisons et leurs pays pour venir nous aider en Syrie. Ils ont littéralement sacrifié tout ce qu’ils avaient pour nous soutenir.»
Making-of
Depuis sa création, on connaît l’État islamique du point de vue de ses ennemis. Son histoire a déjà été largement racontée par ceux qui le combattent en Irak et en Syrie, par des citoyens traumatisés qui ont échappé à son règne brutal et par quelques transfuges. C’est sur le point de changer. Voici l’histoire d’Abou Ahmad, un membre de Daech qui était aux premières loges pour assister à l’expansion rapide du groupe et qui a passé plusieurs mois aux côtés de ses combattants étrangers les plus célèbres.
Dans cette série de trois articles, il nous offre un aperçu de l’influence des manipulations politiques d’Abou Bakr al-Baghdadi sur l’expansion islamiste en Syrie, des efforts d’Al-Qaïda pour juguler la croissance du groupe, et des armes terrifiantes qui composent l’arsenal du califat auto-proclamé. Certains noms et détails ont été écartés pour protéger Abou Ahmad.
Mais Abou Ahmad déchante rapidement devant certains aspects du groupe. Pour commencer, l’État islamique n’a pas rassemblé les djihadistes. Au contraire, des tensions sont apparues avec d’autres organisations et il craint aujourd’hui que «la croissance de Daech n’ait conduit à la rupture avec le Front Fatah al-Sham et l’affaiblissement des forces djihadistes unies en Syrie».
Ensuite, alors que certains des combattants étrangers étaient des hommes qui vivaient en accord avec la religion en Europe, il a découvert un autre groupe qu’il a fini par surnommer pour lui-même «les fous». Il s’agissait principalement de jeunes criminels belges ou néerlandais d’origine marocaine, au chômage, issus de familles difficiles et qui vivaient des vies marginales dans des banlieues marginales de villes marginales. La plupart de ces «fous» ne connaissent rien à la religion, et presque aucun n’a lu le Coran. Pour eux, combattre en Syrie est une aventure, ou une manière de se repentir pour leurs «vies de pécheurs» dans les bars et boîtes de nuit européennes.
Il y avait Abou Sayyaf, un djihadiste venu de Belgique, qui parlait souvent des décapitations. Un jour, il a demandé à son émir, Abou al-Atheer al Absi, s’il pouvait assassiner quelqu’un. «Je voudrais juste porter une tête à la main», a-t-il dit. Autour de lui, on le surnommait al-thabah, «le bourreau».
Coulisses des violences de l’État islamique
Dans une guerre, la première victime est souvent la vérité. Les histoires qu’Abou Ahmad nous a racontées sont tellement incroyables et proches du siège du pouvoir de l’État islamique que nous étions déterminés à vérifier ses affirmations.
Pour ce faire, nous lui avons donné un questionnaire quand il a dit qu’il connaissait de nombreux combattants belges et néerlandais qui avaient rejoint l’État islamique. Nous avons donc préparé une liste accompagnée d’environ cinquante photos de djihadistes provenant de ces pays et qui ont rejoint la Syrie. Pendant un de nos entretiens, nous lui avons demandé d’identifier les hommes sur ces photos.
Ses réponses ont confirmé qu’il connaissait effectivement des combattants djihadistes européens engagés en Syrie. Devant nous, sans accès à internet ni aide extérieure, Abou Ahmad a parcouru les images et a correctement désigné une trentaine de djihadistes par leur nom. Dans la plupart des cas, il a ajouté une anecdote à leur propos. Pour les autres photos, il a dit qu’il n’avait jamais rencontré ces personnes et qu’il ne connaissait pas leur nom.
Abou Ahmad nous a fait parvenir une photo où on voit deux prisonniers quelques instants avant leur mort, mais aussi deux membres de l’État islamique chargés de filmer cette scène d’horreur
Il nous a également montré des photos et des vidéos sur son ordinateur portable privé, sur lesquelles on peut voir des combattants néerlandais, belges ou d’Asie centrale en Syrie, et qui n’ont jamais été publiées sur internet. Pour obtenir de telles images, il faut avoir vécu une expérience profonde et personnelle au sein de la communauté djihadiste.
Abou Ahmad a aussi prouvé qu’il avait accès aux coulisses de certains des actes de violence les plus spectaculaires de l’État islamique. Après la capture de Palmyre en 2015, il s’est rendu dans le désert, au milieu d’un décor digne d’un épisode de Game of Thrones, pour assister aux exécutions de plusieurs opposants du groupe. Un jour de juillet 2015, deux membres de l’État islamique originaires d’Autriche et d’Allemagne ont exécuté deux personnes accusées de faire partie de l’armée syrienne sur la grande colonnade de la cité antique. Ce n’est qu’une des nombreuses exécutions qui ont eu lieu à Palmyre: le 4 juillet, l’État islamique a diffusé une vidéo montrant le spectacle sanglant de combattants adolescents en train d’exécuter 25 soldats syriens présumés dans l’amphithéâtre de la cité.
Plusieurs semaines avant que l’État islamique ne diffuse officiellement la vidéo de ces exécutions ignobles par les combattants allemand et autrichien, Abou Ahmad nous a fait parvenir une photo. On y voit non seulement les deux prisonniers quelques instants avant leur mort, mais aussi deux membres de l’unité médiatique de l’État islamique chargés de filmer cette scène d’horreur. Le groupe n’a jamais publié de photo des «coulisses» de ses exécutions. On ne les trouve nulle part sur internet. Cette photo qu’Abou Ahmad nous a envoyée est véritablement unique, parce qu’elle a été prise en secret par un initié.
Un des deux caméramans présents sur la photo est Harry Sarfo, un citoyen allemand ayant rejoint l’État islamique en Syrie. Il a lui-même déclaré par la suite qu’après avoir vécu une désillusion en entrant dans le groupe, il a préféré rentrer en Allemagne, où il est aujourd’hui emprisonné. Le portrait de Sarfo publié dans le New York Times raconte que des membres de l’État islamique lui ont dit de «tenir le drapeau noir du groupe et de faire des allers-retours devant la caméra» pendant qu’ils filmaient une vidéo de propagande. En revanche, la photo d’Abou Ahmad contredit la version selon laquelle Sarfo aurait joué un rôle passif dans cette production. Tandis que sur la vidéo, on le voit uniquement porter le drapeau noir, la photo montre qu’il était un des deux caméramans qui ont filmé les assassins sur le point d’exécuter les deux Syriens.
Poulet-frites, thé et boissons froides
Abou Ahmad n’a pas uniquement observé de loin le conflit grandissant entre les djihadistes syriens, il en a été le témoin direct. La rupture entre le Front Fatah al-Sham et l’État islamique a été un des événements les plus notoires de la guerre syrienne: elle a entraîné une division massive au sein des rangs anti-Assad et a marqué la montée d’une nouvelle force djihadiste, menée par Abou Bakr al-Baghdadi, qui a fini par éclipser al-Qaida.
Abou Ahmad était au premier rang pour assister au déroulement du plus grand divorce de la communauté djihadiste. Au début du mois d’avril 2013, il remarque une voiture marron foncé qui s’arrête devant le quartier général du Conseil consultatif des moudjahidines, un groupe djihadiste syrien dirigé par Abou al-Atheer dans la ville de Kafr Hamrah, au nord de la Syrie.
Un ami d’Abou Ahmad et commandant djihadiste s’approche alors de lui et lui glisse à l’oreille: «Regarde bien à l’intérieur de la voiture.» Celle-ci n’a rien de spécial: pas assez neuve pour attirer l’attention, sans être non plus un vieux tacot. Elle n’est pas blindée et n’a pas de plaques d’immatriculation.
À l’intérieur, quatre hommes sont assis. Abou Ahmad ne les reconnaît pas. L’homme assis derrière le conducteur porte une cagoule noire pliée sur la tête. Un châle noir est posé par-dessus et tombe sur ses épaules. Il a une longue barbe. En dehors du chauffeur, tous les occupants tiennent de petites mitraillettes sur leurs genoux.
Abou Bakr al-Baghdadi, en 2004.
Abou Ahmad constate que la sécurité à la porte du quartier général n’a pas été renforcée. Comme d’habitude, deux combattants armés montent la garde devant l’entrée. La connexion internet fonctionne normalement. Pour lui, rien n’indique que c’est un jour différent des autres. Mais une fois que les hommes sont sortis de la voiture et qu’ils ont disparu dans le bâtiment, le même commandant djihadiste revient le voir et lui glisse discrètement: «Tu viens de voir Abou Bakr al-Baghdadi.»
À l’époque, Baghdadi est, depuis 2010, le leader de l’État islamique d’Irak (ISI), la filiale d’al-Qaida dans ce pays dévasté par la guerre. Selon son propre récit, il a envoyé Abou Mohammed al-Joulani en Syrie en 2011 pour le représenter, en lui demandant d’installer le Front Fatah al-Sham sur place pour y mener le djihad. Jusqu’au début de l’année 2013, ISI et le Front Fatah al-Sham travaillaient en collaboration, mais Baghdadi n’était pas satisfait. Il voulait combiner toutes les filiales irakiennes et syriennes d’al-Qaida pour créer une organisation unique qui s’étendrait sur les deux pays et dont il serait, bien entendu, le leader.
Tous les matins, pendant cinq jours d’affilée, la voiture marron foncé dépose Baghdadi et son second, Haji Bakr, au quartier général du Conseil consultatif des moudjahidines à Kafr Hamrah. À la fin de la journée, la même voiture, avec le même chauffeur, vient les chercher et les emmène dans un endroit secret pour y passer la nuit. Le lendemain, la voiture revient et dépose Baghdadi et Bakr.
Pendant ces cinq jours, à l’intérieur du bâtiment, Baghdadi s’entretient avec un groupe d’importants leaders djihadistes en Syrie. Parmi eux, certains des hommes les plus recherchés dans le monde, tous réunis dans une pièce, assis sur des matelas et des coussins posés à même le sol. On leur sert le petit déjeuner et le déjeuner: du poulet grillé ou rôti avec des frites, du thé et des boissons froides pour se désaltérer. Baghdadi, l’homme le plus recherché de la planète, boit du Pepsi ou du Mirinda, un soda aromatisé à l’orange.
En plus de lui, on compte parmi les participants Abou al-Atheer, l’émir du Conseil consultatif des moudjahidines; Abou Mesaab al-Masri, un commandant djihadiste égyptien; Omar al-Chichani, un djihadiste tchétchène venu de Géorgie; Abou al-Waleed al-Libi, un leader djihadiste de Lybie; Abed al-Libi, un émir du groupe libyen Katibat al-Battar; deux chefs des renseignements du Front Fatah al-Sham; et enfin, Haji Bakr, le second de Baghdadi.
Abou Ahmad est fasciné par le rassemblement de tous ces commandants. Pendant les pauses, il se promène autour du quartier général et discute avec des personnes qui ont assisté aux entretiens. Il a des tas de questions: pourquoi Baghdadi est-il en Syrie? Pourquoi tous ces commandants et émirs s’entretiennent avec lui? Et qu’y a-t-il de si important pour qu’il en discute avec eux pendant plusieurs jours d’affilée?
«Rejoignez-le tous et unissez-vous sous la bannière de Daech»
La réponse aux questions d’Abou Ahmad se trouve dans un discours prononcé par Baghdadi peu après l’épisode de Kafr Hamma. Le 8 avril 2013, il annonce que son organisation s’est implantée en Syrie. Toutes les factions djihadistes syriennes, y compris le Front Fatah al-Sham, doivent se soumettre à son autorité. «Nous déclarons avec l’appui d’Allah l’annulation du nom d’État islamique d’Irak et l’annulation du nom Jabhat al-Nusra, pour les réunir sous un seul nom: l’État islamique en Irak et au Levant», entonne-t-il.
Si ce que tu dis est vrai, nous te soutiendrons
La réponse, selon Abou Ahmad, des commandants à Baghdadi quand celui-ci leur affirme agir avec l’accord de Zawahiri
«Le cheikh est ici pour vous convaincre d’abandonner Jabhat al-Nusra et al-Joulani», rapporte un participant des entretiens à Abou Ahmad. «Rejoignez-le tous et unissez-vous sous la bannière de Daech, qui deviendra prochainement un état.»
En revanche, Baghdadi doit faire face à un gros problème pour parvenir à son objectif. Les émirs rassemblés ont expliqué au chef d’ISI que la plupart d’entre eux avaient déjà prêté allégeance à Ayman al-Zawahiri, le successeur choisi d’Oussama ben Laden et le leader d’al-Qaida. Ils ne peuvent pas l’abandonner a aussi soudainement pour soutenir Baghdadi. Selon Abou Ahmad, ils lui demandent lors des entretiens s’il a prêté allégeance à Zawahiri: Baghdadi leur répond qu’il lui a en effet prêté allégeance, mais ne l’a pas déclaré publiquement, à la demande de Zawahiri. Il leur assure toutefois qu’il agit sous le commandement du leader d’al-Qaida.
Les commandants djihadistes n’ont aucun moyen de vérifier l’information. Zawahiri est sûrement la personne la plus difficile à contacter de la planète. On ne l’a pas vu en public depuis des années et il est encore en fuite, sûrement quelque part au Pakistan ou en Afghanistan.
Comme Zawahiri n’a pas pu servir d’intermédiaire dans la discussion, les leaders djihadistes doivent prendre une décision seuls. Si Baghdadi agit vraiment pour le compte de Zawahiri, ils doivent immédiatement suivre ses ordres et rejoindre Daech. Mais si Baghdadi agit pour son propre compte, son projet de prendre le contrôle du Front Fatah al-Sham et des autres groupes est un acte de mutinerie qui entraînerait la division d’al-Qaida et qui engendrerait la fitna, des conflits entre les différentes armées djihadistes. Les commandants prêtent donc une allégeance conditionnelle à Baghdadi. Ils lui ont dit «Si ce que tu dis est vrai, nous te soutiendrons», selon Abou Ahmad.
Baghdadi évoque également la création d’un État islamique en Syrie. Selon lui, il est important que les musulmans aient un dawla, ou État. Il souhaite que les musulmans possèdent leur propre territoire, d’où ils pourraient travailler à la conquête du monde.
Pas d’unanimité sur la création d’un État
Les participants sont loin d’être unanimes sur la création d’un état en Syrie. Pendant toute son existence, al-Qaida a œuvré dans l’ombre en tant qu’acteur indépendant des États. Il n’a contrôlé ouvertement aucun territoire et a plutôt privilégié des actes de violence depuis des endroits secrets. Le statut d’organisation clandestine présente un énorme avantage: il est très difficile pour l’ennemi de les trouver, de les attaquer et de les détruire. En créant un État, comme les leaders djihadistes le font remarquer pendant les discussions, l’ennemi n’aurait aucun mal à les trouver et les attaquer. Un État avec un territoire défini et des institutions constitue une cible facile.
Abou al-Atheer, l’émir du Conseil consultatif des moudjahidines, avait déjà déclaré à ses combattants, avant même l’arrivée de Baghdadi, qu’il était opposé à la création d’un État. «Certaines personnes parlent de cette idée imprudente, mais il faudrait être fou pour proclamer un État à ce stade de la guerre.»
Omar al-Chichani, le leader des djihadistes tchétchènes, était tout aussi hésitant, selon Abou Ahmad. Oussama ben Laden ne s’était pas caché pendant toutes ces années sans raison. Il voulait éviter d’être tué par les Américains. Créer un État serait une invitation ouverte pour une attaque de l’ennemi.
Malgré l’hésitation de nombreux commandants, Baghdadi persiste. Pour lui, créer et diriger un État est de la plus haute importance. Jusqu’ici, les djihadistes se déplaçaient sans cesse sans contrôler leur territoire. Baghdadi réclame des frontières, une population, des institutions et une bureaucratie fonctionnelle. Abou Ahmad résume ainsi son argumentaire: «Si un tel État islamique survit à sa phase initiale, alors il durera toujours.»
Baghdadi a un autre argument convaincant: un État pourrait accueillir les musulmans du monde entier. Comme al-Qaida opérait toujours dans l’ombre, il était difficile pour des musulmans ordinaires de s’engager. Mais un État islamique, selon Baghdadi, pourrait attirer des milliers, voire des millions, de djihadistes de même sensibilité. Il agirait comme un aimant. Selon Abou Ahmad, «Baghdadi et les autres leaders djihadistes comparaient ça à la migration du prophète Mahomet de La Mecque à Médina, ou l’hijrah, pour échapper à la persécution».
Les chefs djihadistes discutent longuement du fonctionnement d’un éventuel État, comment celui-ci gérerait sa population, quel serait son objectif, et sa position envers les minorités religieuses. Après plusieurs jours de discussion, tous les participants, y compris les plus sceptiques comme Atheer, Shishani et les deux chefs des renseignements du Front Fatah al-Sham, sont d’accord avec le plan de Baghdadi. La seule condition qu’ils exigent: que le nouvel État soit déclaré en totale collaboration avec le Front Fatah al-Sham et Ahrar al-Sham, un autre groupe rebelle djihadiste. Baghdadi accepte ces termes.
Éviction du Front Fatah al-Sham
L’étape suivante est de prêter allégeance sur place. L’un après l’autre, ils se succèdent devant Baghdadi, échangent une poignée de main et répètent les mots suivants:
«Je prête allégeance au commandeur des croyants, Abou Bakr al-Baghdadi al-Qureshi, et lui jure soumission et obéissance, dans la vigueur et l’impulsion, dans la misère et l’abondance. Je favoriserai toujours ses préférences aux miennes, et je ne contesterai pas les ordres de ses émissaires, à moins d’être témoin d’infidélité manifeste.»
Ensuite, Baghdadi demande à chaque commandant de faire venir certains de leurs combattants. Abou al-Atheer, le commandant du Conseil consultatif des moudjahidines, appelle des combattants belges, néerlandais et français sous son commandement. Parmi les étrangers qui rencontrent personnellement Baghdadi et qui lui prêtent allégeance se trouvent Abou Sayyaf, dit «le bourreau»; Abou Zubair, un djihadiste belge; Abou Tameema al-Fransi, un djihadiste français tué en 2014; et Abou Shishan-al-Belgiki, un djihadiste blond beau garçon, d’ascendance tchétchène, qui est recherché en Belgique, son pays d’origine, pour avoir pris part à des décapitations.
Un peu plus tard dans la journée, les Européens, qui pour la plupart étaient des petits criminels venus d’Amsterdam, de Bruxelles ou de Paris, racontent avec enthousiasme à tout le monde qu’ils ont prêté allégeance, ou bayah, à Baghdadi. Beaucoup d’autres suivent leur exemple. Notre narrateur, Abou Ahmad, prête lui-même allégeance à Abou al-Atheer deux jours plus tard.
Le passage d’ISI à Daech signifie que tous les groupes ou factions qui rejoignent ce dernier cessent d’exister sous leur nom. Pour le Front Fatah al-Sham et son dirigeant, Abou Mohammed al-Joulani, ce développement pourrait se révéler catastrophique. Il pourrait signifier la fin de leur influence sur le plus grand champ de bataille djihadiste au monde. Joulani ordonne donc à ses combattants de ne pas rejoindre Daech et d’attendre qu’al-Zawahiri publie une décision sur celui qui devrait diriger le djihad en Syrie. Une grande majorité des commandants du Front et des combattants en Syrie ne l’écoutent pas. Quand Abou Ahmad se rend à Alep quelques semaines plus tard, 90% des combattants du Front Fatah al-Sham ont déjà rejoint Daech.
Les nouveaux soldats de Baghdadi ordonnent aux derniers loyalistes de quitter l’hôpital d’al-Oyoun, qui servait jusqu’ici de base principale au Front dans la ville. Selon Abou Ahmad, on leur a dit: «Vous devez partir; nous sommes avec al-dawla [l’État] et nous représentons une majorité des combattants. Ce quartier général nous appartient.»
Partout dans le nord de la Syrie, Daech prend possession des bases du Front Fatah al-Sham, de ses munitions et de ses stocks d’armes. Étonnamment, cette filiale d’al-Qaida en Syrie se retrouve à devoir lutter pour défendre son existence. Une nouvelle ère commence: l’ère de l’État islamique.
Harald Doornbos et Jenan Moussa