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Norman Finkelstein : la Russie a le droit historique d’intervenir en Ukraine


lecridespeuples

Mai 16

Source : normanfinkelstein.com

Traduction : lecridespeuples.fr

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Transcription :

Auditeur : Dans quelle mesure voyez-vous une similitude entre le type de… l’occupation israélienne de la Palestine et la façon dont certaines personnes traitent certains éléments réactionnaires et de droite dans la défense et l’opposition palestiniennes, et la façon dont une partie de la gauche parle de la défense de l’Ukraine et des bataillons Azov… Pensez-vous qu’il y a une comparaison ? Et je vais laisser la question sur ce point. Merci.

Norman Finkelstein : Eh bien, je dois demander la permission à Briahna de faire une digression…

Briahna : Aucun problème.

Norman Finkelstein : Ok. Sur la question de l’Ukraine, la chose qui m’a troublé à propos de la conversation publique sur l’Ukraine ou de l’hystérie —ce n’est même pas une conversation, c’est de l’hystérie sur l’Ukraine— est la suivante : ceux qui ne sont pas totalement immergés dans la propagande dominante, certaines des personnes que vous avez reçues dans votre émission et des gens qui ne sont pas spécialement de gauche, qui n’ont pas d’allégeance particulière à la gauche, comme John Mearsheimer de l’Université de Chicago, ou avant son décès Stephen F. Cohen —qui a prédit que si vous continuez avec cette expansion de l’OTAN en Ukraine, il va y avoir une guerre : il a dit cela dans Democracy Now en 2014, et il avait raison—, et d’autres personnes, le professeur Chomsky. J’inclurais dans ce groupe plusieurs autres, et ils diront tous la chose suivante :

Premièrement, on a promis aux Russes qu’il n’y aurait pas d’expansion de l’OTAN à l’Est, c’était la contrepartie de la réunification de l’Allemagne après la décomposition de l’Union soviétique. Nous parlons des années 1990 : les promesses ont été faites, mais l’Occident est allé de l’avant et a commencé à étendre l’OTAN une fois, comme John Mearsheimer aime le dire, il y a eu la première vague d’expansion, puis la deuxième vague, etc. Puis l’OTAN commence à s’étendre en Géorgie et en Ukraine. L’Union soviétique dit que c’est une ligne rouge.

Pour arrêter cela, l’Union soviétique propose une résolution parfaitement raisonnable : neutraliser l’Ukraine, comme nous avons neutralisé l’Autriche après la Seconde Guerre mondiale, faisant en sorte qu’elle ne soit alignée sur aucun bloc, ni l’Est ni l’Ouest. Cela m’a semblé parfaitement raisonnable. Et les personnes que j’ai mentionnées, Mearsheimer, Cohen est décédé depuis, mais le professeur Chomsky et un certain nombre d’autres, sont tous d’accord sur le caractère raisonnable des exigences de Poutine.

Et puis le caractère raisonnable de ces exigences, ces exigences doivent, comme Briahna le dit dans son article et comme elle l’a dit ce soir, elles doivent toujours être mises dans leur contexte. Et quel est ce contexte ? Le contexte, c’est l’Union soviétique, l’ancienne Russie, qui a perdu… les estimations sont d’environ 30 millions de personnes tuées pendant la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis qui, si vous regardez des films américains, vous pensez que les États-Unis ont gagné la Seconde Guerre mondiale, ont perdu environ deux cent mille personnes. Le Royaume-Uni était le deuxième candidat pour gagner la Seconde Guerre mondiale, ils ont perdu environ quatre cent mille personnes. L’Union soviétique a perdu 30 millions de personnes. Même ceux qui n’ont pas suivi de cours de sciences exactes peuvent calculer la différence entre plusieurs centaines de milliers et trente millions. Ce n’est pas un vieux souvenir pour les Russes. Si vous… Je me souviens de Stephen F. Cohen qui disait « Quand j’ai grandi dans la petite Amérique —il était du Kentucky— nous avions l’habitude de célébrer… ». J’ai oublié comment s’appelait ici le Jour de la Victoire, V-quelque chose. Cohen disait « Mais vous savez maintenant, en tant qu’adultes, nous ne célébrons plus cela aux États-Unis, la Victoire de la Seconde Guerre mondiale ». Mais la Russie, a-t-il dit, ils célèbrent toujours le V-Day, ils le célèbrent toujours. Je vis dans le quartier de Coney Island, à Brooklyn. Une grande partie est composée de Juifs russes, une grande partie est composée de Juifs russes. Vous sortez en mai, vous sortez pour le V-Day, et vous pouvez voir que les Russes de 80 et 90 ans portent des médailles, des médailles de la Seconde Guerre mondiale. Cette mémoire est vivante.

Et maintenant il y a cette Ukraine, où les nazis jouent un rôle surdimensionné. Je ne dis pas qu’ils sont majoritaires, mais dans la vie politique et militaire, ils jouent un rôle disproportionné, disons-le. Cette Ukraine où les nazis jouent un rôle surdimensionné, sont alignés avec un formidable bloc militaire qui s’appelle l’OTAN, l’OTAN qui ne cesse d’avancer et d’avancer et d’avancer, se rapprochant de la Russie, essayant de l’étouffer… Et à partir de 2016 environ, sous Trump, l’OTAN commence à armer l’Ukraine, déversant des armes, s’engageant dans des exercices militaires avec l’Ukraine, se comportant de manière très provocante. Et le ministre des affaires étrangères Lavrov dit finalement que nous avons atteint le point d’ébullition.

Maintenant, tout ce que je viens de vous dire, le professeur Chomsky, John Mearsheimer et d’autres vont le reconnaître. La presse grand public ne le reconnaîtra même pas, mais les gens qui s’appellent eux-mêmes, légitimement, des dissidents, bien que Mearsheimer ne se qualifie pas de dissident, il se qualifie simplement de réaliste. Un type sympa, je le considère comme un ami, je l’aime bien. Ils reconnaissent tout cela. Mais ensuite, ils disent que l’invasion était criminelle. Invasion criminelle, criminelle, criminelle, criminelle. Et ma question, que j’ai constamment posée dans ma correspondance, est très simple : si vous êtes d’accord que pendant 20 ans —plus de 20 ans, plus de deux décennies—, la Russie a essayé de s’engager dans la diplomatie ; si vous êtes d’accord que la demande russe de neutraliser l’Ukraine —pas l’occuper, pas déterminer son gouvernement, sa forme d’économie, juste la neutraliser comme l’Autriche après la Seconde Guerre mondiale—, si vous êtes d’accord que c’était une demande légitime ; si vous êtes d’accord que l’Occident était en train d’étendre et d’étendre l’OTAN ; si vous êtes d’accord que l’Ukraine était devenue de facto un membre de l’OTAN, les armes affluant, s’engageant dans des exercices militaires avec l’OTAN ; et si vous êtes d’accord… Vous savez, la Russie a perdu 30 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale à cause de l’invasion nazie, donc la Russie est légitimement préoccupée par tous ces —si vous excusez mon langage— nazis qui flottent en Ukraine, alors la question est simple : Que devait faire la Russie ?

Je ne dis pas que je suis d’accord avec l’invasion, je ne dis pas qu’elle s’est bien déroulée, mais je pense une chose : l’invasion a montré… vous savez ce que l’invasion a montré, Briahna, c’est que la Russie est plutôt faible militairement, ce qui explique qu’elle ait pu craindre d’autant plus une Ukraine soutenue par l’OTAN et remplie de nazis, et probablement à un moment donné positionner des missiles nucléaires à sa frontière. Et je pense que 30 millions, 30 millions de personnes… Écoutez ça : Je pense que 30 millions de soviétiques tués pendant la Seconde Guerre Mondiale, c’est 30 millions d’arguments en faveur de la Russie. Maintenant, je ne vais pas dire, parce que je ne suis pas un général et je ne suis pas un diplomate, donc je ne vais pas… je ne suis pas un stratège militaire donc je ne vais pas dire que c’était la chose la plus sage à faire. Je ne vais pas dire que c’était la chose la plus prudente à faire. Mais je dirai —et je n’ai pas peur de le dire car cela déshonorerait la mémoire de mes parents si je ne le disais pas—, je dirai qu’ils avaient le droit de le faire. Et je ne le retirerai pas. Ils avaient le droit de le faire. Ils avaient, si je puis dire, le droit historique de le faire. 30 millions de personnes (tuées pendant la 2ème guerre mondiale), et maintenant vous recommencez, vous recommencez. Non, non, vous savez je ne peux pas aller dans ce sens, je ne peux pas aller avec ceux qui reconnaissent la légitimité des arguments de Poutine mais qui ensuite qualifient l’invasion de criminelle. Je ne vois pas (les choses comme) ça.

Maintenant, vous pourriez dire que la façon dont ils ont exécuté cette invasion peut avoir eu des éléments criminels. Cependant, je ne sais pas… Eh bien, vous êtes allé à la faculté de droit de Harvard, je ne sais pas si vous avez étudié les lois de la guerre, mais les lois de la guerre font une très grande distinction entre « jus ad bellum » et « jus in bello », à savoir si le lancement de la guerre était légitime ou si c’était un acte d’agression par rapport à la façon dont vous conduisez la guerre, « jus in bello ». Peut-être que la conduite de la guerre, le ciblage des civils et ainsi de suite, violent probablement les lois de la guerre, mais c’est une question juridique distincte de celle de savoir s’ils avaient le droit d’attaquer. Je pense qu’ils en avaient le droit. Je ne vais pas me dédire sur ce point.

Vous savez, ce sont pour moi… même à mon âge avancé, ce sont des actes de déférence envers la souffrance de mes parents. Mes parents ressentaient un amour très profond pour le peuple russe, parce qu’ils pensaient que le peuple russe comprenait la guerre. Ils comprenaient ce que mes parents ont vécu [dans le ghetto de Varsovie et à Auschwitz] pendant la Seconde Guerre mondiale, et il y avait donc une affection très profonde… Mon père a même, à la fin de sa vie, appris à parler couramment le russe parce que le voisinage est entièrement russe. Et vous savez, du polonais au russe, ce n’est pas un grand bond, mais il aimait aussi le peuple russe. Donc dans ma famille en grandissant, la pire insulte… il y avait deux insultes, deux insultes (graves): l’insulte numéro un était « parasite ». Vous devez travailler. Mes parents avaient une très… ils avaient une éthique de travail. Croyez-moi, j’aurais pu vivre sans la notion de plaisir, elle n’existait pas chez moi : il fallait travailler. Et le deuxième mot, la deuxième insulte, la deuxième épithète était « traître ». Un traître. Et je sais que mes parents me considéreraient comme un traître si je dénonçais ce que font maintenant les Russes.

La manière dont ils le font, comme ils disent, il y a probablement des violations et peut-être des violations flagrantes des lois de la guerre, nous devrons attendre de voir les preuves, mais leur droit de protéger leur patrie contre ce rouleau compresseur implacable (de l’OTAN), cette pression implacable sur leur gorge, alors qu’il y avait un moyen si facile de résoudre le problème…

Vous savez, si vous avez lu Guerre et Paix, et je soupçonne que vous l’avez fait parce que vous êtes un écrivain très doué, il est évident que vous étiez un lecteur…

Briahna : J’avoue qu’il y avait sur mon étagère un exemplaire que j’ai commencé plusieurs fois, mais je n’ai pas… je ne l’ai jamais terminé.

Norman Finkelstein: Je suis surpris… En tout cas, Guerre et paix traite de l’invasion de la Russie, la guerre de 1812, et Tolstoï, la pièce maîtresse de Guerre et paix est la grande bataille de Borodino, et il la décrit avec ce genre de détails terrifiants. Dans la bataille de Borodino, 25 000 Russes ont été tués, ou peut-être que c’était 25 000 morts en tout, je ne me souviens plus, je pense que c’était 25 000 Russes ont été tués. Pourquoi est-ce que je le mentionne ? Donc, pour les Russes, l’événement marquant du 19ème siècle est la guerre de 1812 et l’invasion de la Russie. Pour le 20e siècle, c’est la Seconde Guerre mondiale, et juste dans la bataille de Leningrad, juste Leningrad, pas Saint-Pétersbourg, juste Leningrad, un million de Russes ont été tués. Il y avait du cannibalisme ! C’est sérieux, la Seconde Guerre mondiale pour les Russes. Et vous voudriez que j’oublie tout ça ? C’est juste un fait insignifiant ? Un fait insignifiant ? Non ! Maintenant, vous allez vous demander : dans tous les reportages que vous avez entendus sur l’attaque russe en Ukraine, tous les reportages que vous avez lus et écoutés, combien de fois avez-vous entendu que 30 millions de Russes ont été tués pendant la Seconde Guerre mondiale ? Combien de fois ?

Briahna : Très rarement. Ce n’est jamais dit dans ce contexte.

Norman Finkelstein : Absolument. Et Stephen F. Cohen… Vous savez, il était mon professeur à Princeton et pendant un certain temps, il a été mon directeur de recherche. Il… Je ne le connaissais pas bien et à la fin, nous nous sommes disputés au sujet de la catastrophe, de la débâcle de ma thèse, mais Cohen avait une véritable affection pour le peuple russe. C’est vrai. Il aimait les Russes. Il aimait le peuple russe. Et donc quand il commence sa présentation… Il y a une vidéo Youtube de lui débattant avec l’ancien ambassadeur américain [en Russie], Mc Faul je crois, Michael Mc Faul. Comment commence-t-il ? Il commence par la façon dont les Russes se souviennent du V-Day. Vous savez, c’est le point de départ pour moi, c’est un point de départ.

Maintenant, vous pourriez demander si mon argument ne justifie pas ce qu’Israël fait en raison de ce qui est arrivé aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? C’est une question intéressante parce que le discours le plus émouvant, le discours le plus émouvant en faveur de la fondation de l’État d’Israël, de loin le plus émouvant, vous savez par qui il a été prononcé à l’ONU ? Il a été prononcé par le ministre des affaires étrangères soviétique Gromyko. Et il a dit que c’était un autre acte de générosité. Vous vous souvenez que je vous ai parlé tout à l’heure de l’acte de générosité du garçon qui ne tient pas compte de ce que Trichka dit des Noirs, et en tant qu’étudiant, j’ai pensé que c’était un acte très généreux. Alors maintenant, les Russes ont perdu 30 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais Gromyko dit que la souffrance des Juifs, c’était différent, c’était horrible. Voilà un Russe qui dit ça. Et il dit que si un État binational n’est pas possible, ils ont gagné leur droit à un État. Donc je dis que j’ai appliqué la même norme. Maintenant, la façon dont Israël a exercé son droit d’établir un État en expulsant la population indigène, en s’appropriant leurs terres et en créant des ravages et de la misère pour génération après génération, décennie après décennie, non, je ne vais pas aller jusqu’à (le cautionner). Mais oui, je crois… dans une correspondance récente avec des amis, j’utilise l’expression « Je pense que la Russie a le droit historique de se protéger », non pas en violant le droit à l’autodétermination de quelqu’un d’autre, mais en le neutralisant, je pense que c’est légitime.

Briahna : Je veux donc vous demander ceci parce que vous savez qu’il ne serait pas juste pour moi de poser cette question à Ro Khanna et de ne pas vous la poser à vous. Vous parlez de manière si convaincante du genre de valences morales de qui a le droit de se sentir en insécurité en tant que nation, qui a le droit en raison du coût historique qu’il a payé pour se défendre et pour défendre ce que vous voulez appeler, vous savez, la démocratie face au fascisme, tous ces genres de mots, ce qui a été payé en termes de nombre de vies humaines et une sorte de prix inégalé, et je pense que c’est…

Norman Finkelstein : Les Chinois ont perdu environ 26 millions de personnes face aux Japonais, donc c’était serré.

Briahna : C’est proche mais quand même… Et pourtant, quand je parlais à Ro Khanna et qu’il disait qu’en fin de compte, il soutient pour sa part que les Etats-Unis ont raison à 100 %, que la Russie a tort à 100 % et que c’est une guerre juste quelle que soit la substance. Je remettais en cause cette idée, en disant que même si vous croyez que c’est juste moralement, l’acte que je vais devoir faire en tant que personne de gauche est de rejeter l’idée que la préemption de la guerre est acceptable, et que la guerre est une solution. C’est quelque chose que nous devrions tolérer tacitement ou implicitement. Et je me demande ce que vous pensez de cette question.

Norman Finkelstein : Écoutez, Briahna, sans vouloir vous flatter, vous posez toujours les bonnes questions, et c’est pourquoi j’ai fait attention à ce que j’ai dit. Vous avez fait référence à la préemption. La Russie a essayé pendant 22 ans. C’est donner beaucoup de temps à la diplomatie ! 22 ans, c’est beaucoup de temps !

Et la question est : à quel moment, à quel moment la Russie doit-elle agir ? Quand il y a des missiles à tête nucléaire à sa frontière ? Est-ce à ce moment-là qu’elle doit agir ? Je ne suis pas d’accord avec cela. Je pense bien sûr qu’il faut donner un maximum de temps pour voir si la diplomatie va fonctionner, absolument…

Briahna : Et ensuite vous commencez à vous battre ? Et ensuite vous envoyez des troupes ? Parce que Norm, c’est le… que vous le croyez ou non…

Norman Finkelstein : Je suis très heureux, je suis très heureux de prendre à cœur votre question. Et cela me conduit à nouveau à la même question que je vous ai posée et que j’ai posée à tous mes correspondants au cours des six dernières semaines. S’il est clair que toutes les négociations sont de mauvaise foi, s’il est clair que l’Ukraine est devenue de facto un membre de l’OTAN, que devait faire la Russie ? Vous dites « N’envoyez pas de troupes ». Bien. Je viens d’une famille qui était complètement anti-guerre. Ma mère avait l’habitude de dire « mieux vaut cent ans d’évolution qu’une année de révolution ». Elle en avait assez de la guerre. Je n’ai aucun problème à ce que vous reculiez devant le processus. Mais ce que je veux dire, c’est que la Russie était censée faire quoi ?

Briahna : Ce que je demande, c’est comment vous faites la distinction entre votre sentiment que c’est une guerre morale, que c’est un acte justifié, très bien, et quelqu’un comme Ro Khanna qui croit que l’intervention américaine, le soutien continu de l’OTAN, des puissances occidentales, l’envoi d’armes en Ukraine, l’armement du bataillon Azov, est comme il le dit une guerre juste. Je ne fais pas d’équivalence entre la valeur de vos arguments et des siens, mais il est évident que Ro Khanna pense ce qu’il pense et ce que je lui ai dit, c’est que l’utilisation de termes vagues comme « guerre juste » est exactement ce qui a permis à ce genre de parade chauvine de nous entraîner dans tant d’autres invasions militaires. Alors comment faites-vous la différence ? Je comprends votre sentiment et je comprends les citations historiques et les pertes de vies qui vous amènent aux conclusions auxquelles vous avez été amené, mais quelqu’un de l’autre côté dira la même chose, quelqu’un d’autre a dit « Eh bien, Marshall, eh bien, voilà combien d’Ukrainiens ont souffert et c’est… ».

Norman Finkelstein : Mais vous annulez, si je peux utiliser ce mot, vous annulez le contexte. Vous voyez, j’ai commencé toute ma discussion avec vous, pas avec la position de Biden ou la position de fous comme Judy Woodruff, vous savez, et PBS. J’ai dit que ma querelle concerne les gens de gauche qui sont d’accord avec tout mon contexte, mais qui font ensuite le saut et disent que c’est une invasion criminelle. Et je dis au professeur Meirsheimer, au professeur Chomsky et à beaucoup d’autres qui reconnaissent tout ce que je viens de dire, je dis alors qu’est-ce que… si vous êtes d’accord avec tout ce que j’ai dit, qu’est-ce que Poutine était censé faire ? Je ne vois pas ce qu’il était censé faire. Je suis perdu. C’est une impasse. Je ne vois pas ce que…

Briahna : Vous faisiez référence plus tôt aux lois de la guerre et aux règles, je n’en sais rien, je n’ai jamais étudié les lois de la guerre, mais il me semble qu’une ligne est tracée entre… Et je sais que les gens vont dire que quelque chose peut être une guerre constructive, etc. Mais pour ce qui est d’une invasion réelle, de l’envoi de troupes au sol, de frappes de missiles ou de choses de ce genre, la Russie doit attendre que l’autre personne frappe la première, même si cela la désavantage stratégiquement d’une certaine manière.

Norman Finkelstein : Je ne suis pas d’accord avec cela. Je dirais que, comme dans toute affaire, il faut démontrer que la guerre était l’ultimer recours, et donc il faut démontrer…

Briahna : Comment faites-vous cela ? Parce que c’est la question, comment s’assurer que ce n’est pas simplement le même genre de…

Norman Finkelstein : Je vais faire une analogie historique, dont les détails ne vous sont probablement pas familiers, mais permettez-moi de l’esquisser. Donc en 1967, Israël lance une guerre, il occupe la Cisjordanie, Gaza, les hauteurs du Golan syrien, et ensuite il occupe cette énorme zone, le Sinaï égyptien. Et après la guerre de 67, environ trois ans plus tard, quand Anouar el-Sadate arrive au pouvoir, il dit « Je suis prêt à signer un traité de paix avec Israël mais ils doivent rendre le territoire qu’ils ont acquis pendant la guerre de 67 », parce que c’est la loi : selon le droit international, il est inadmissible d’acquérir un territoire par la guerre. Israël a acquis le territoire pendant la guerre de juin 67, donc ces territoires appartiennent à l’Egypte. Israël dit non, nous ne quitterons pas le Sinaï. Sadate dit « Ecoutez, je vous offre un traité de paix, je vous offre la paix, rendez simplement ce qui n’est pas à vous, le Sinaï égyptien ». Israël dit non. Alors Israël commence à créer des faits sur le terrain dans le Sinaï, il commence à construire des colonies, ces mêmes colonies que vous connaissez en Cisjordanie. Et puis, en 1972, il annonce qu’il va reconstruire ce qu’on appelle l’ancienne ville juive de Carmel. L’Égypte dit que vous ne pouvez pas faire ça. Vous franchissez une ligne rouge. L’Égypte dit que si vous n’arrêtez pas ça, nous allons attaquer, nous allons attaquer. Tout le monde ignore l’Égypte car les Arabes ne savent pas faire la guerre. Les Arabes ont été surnommés après 67, le terme d’injure contre un Arabe était « singes », ils les appelaient singes. Ils ne savent pas faire la guerre. D’accord ? Et puis arrive octobre 1973. Devinez quoi : Sadate attaque. Et les Israéliens étaient si choqués qu’ils pensaient que tout était fini, ils l’ont appelé… Moshe Dayan qui était le ministre de la défense à l’époque, ou le ministre des affaires étrangères je ne me souviens plus, je pense que c’était le ministre de la défense à l’époque, il dit… il a passé ce coup de fil paniqué, il a dit que c’était la fin du troisième temple. C’est fini, nous sommes finis. Eh bien, ce n’était pas la fin du troisième temple, mais c’était une perte significative, lourde pour Israël, ils ont perdu entre deux et trois mille soldats, ce qui est le plus grand nombre, sauf pour la guerre de 1948.

Maintenant, voici le point : le point est qu’aucun pays dans le monde, aucun, y compris les États-Unis, aucun pays dans le monde n’a condamné Sadate pour agression, aucun. Et vous savez, pour Israël, il s’en est fallu de peu, ou du moins la situation semblait désespérée. Rétrospectivement, ça ne m’a pas semblé être le cas, mais ça le paraissait à l’époque. Personne n’a condamné l’Égypte. Pourquoi ? D’abord, sa demande était légitime. Rendez-nous le Sinaï, ce n’est pas à vous, c’est notre territoire. Deuxièmement : Sadate a essayé de négocier pendant 6 ans. Et troisièmement, aussi dur qu’il ait essayé de négocier, les Israéliens ont continué à provoquer et provoquer et provoquer jusqu’à ce qu’ils annoncent la reconstruction de l’ancienne ville juive de Carmel. Et Sadate dit que c’est fini, puis planifie avec la Syrie l’attaque qui a lieu, ce qu’on appelle la guerre de Yom Kippour, la guerre d’octobre 1973.

Maintenant, avancez rapidement jusqu’à Poutine : l’homme était raisonnable dans ses exigences (neutraliser l’Ukraine), il négocie pendant 20 ans pour combattre l’expansion de l’OTAN à l’Est, puis l’OTAN commence à le provoquer encore plus, il commence à déverser des armes en Ukraine, il commence à faire des exercices militaires conjoints entre l’Ukraine et l’OTAN. Et alors tous ces nazis armés commencent à faire surface. Non, je ne dis pas que les nazis contrôlent le gouvernement, mais ils jouent un rôle prépondérant dans le gouvernement, dans l’armée. Et je ne vois pas quelle est la différence entre ce que Poutine a fait et ce que Sadate a fait. Je ne vois pas la différence. Je pense que c’était la même chose, et personne ne condamne Sadate pour son agression. Personne.

Briahna : Mais je pose, je pense, une question différente. Je ne suis pas vraiment intéressée à plaider un cas donné, surtout parce que je ne sais pas de quoi il retourne, donc je ne peux pas vraiment… Je ne vais pas dire si cette guerre est juste, c’est à d’autres de le déterminer. Ce que je sais, c’est que tout le monde avance cet argument dans toutes sortes de camps, y compris des gens avec lesquels je sais que je ne suis pas en désaccord. Et tant de guerres ont été déclenchées avec l’argument qu’il s’agit d’une guerre juste pour x, y et z raisons, et qu’il est normal d’agir bien qu’il n’y ait pas eu d’acte direct d’agression contre la partie prétendument lésée. Et donc, tout ce que je demande, c’est de réfléchir à la façon dont on pourrait articuler une norme qui ne peut pas être si facilement abusée.

Norman Finkelstein : Vous savez, Rihanna, je suis d’accord, c’est comme si une fois que vous avez grandi dans la vie, vous découvrez que la vie est très peu une question de principes : c’est surtout une question de jugement. Les principes ne vous mènent pas très loin. Je me souviens avoir reçu cette leçon du professeur Chomsky, comme il le dit toujours dans ses termes très lucides et simples. Il m’a dit un jour : « Norman, nous savons tous que c’est mal de mentir, mais si un violeur frappe à votre porte et vous demande si votre fille est dans la chambre, il y a manifestement un conflit de principes. » Et donc, en fin de compte, ce qui est requis n’est pas l’application d’un principe abstrait mais la faculté de jugement. Lorsque les principes s’opposent, vous devez faire preuve de jugement. Vous devez alors examiner les détails, les spécificités.

Briahna : Excusez-moi, j’apprécie cela, et c’est probablement la raison pour laquelle, vous savez, c’est la limite, c’est la limite de tout cela pour moi et je vais… Je suis heureuse de répondre aux questions de personnes qui, j’en suis sûr, en savent beaucoup plus sur les détails. Bien que votre dernière déclaration sur, vous savez, les principes contre le jugement, et vous savez, le violeur à votre porte, me donne envie de vous demander ce que vous pensez de la gifle. […]

[Pour savoir ce que Norman Finkelstein pense de la gifle de Will Smith aux Oscars, et d’autres sujets plus sérieux, consultez le podcast complet].

Voir notre dossier sur la situation en Ukraine.

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