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« Qui m’a tué ? » : l’impunité des milices dans le collimateur du soulèvement irakien



Publié par Gilles Munier sur 3 Juin 2021, 07:52am

Catégories : #Irak

Des Irakiens manifestent dans la ville de Bassora, dans le sud du pays, le 25 mai 2021, pour exiger des comptes dans le sillage d’une récente vague d’assassinats visant des activistes. Hussein Faleh/AFP

Depuis le début de la contestation du 1er octobre 2019, près de 35 activistes ont été assassinés dans le cadre d’actions largement imputées aux milices pro-Téhéran. Malgré les promesses du Premier ministre Moustapha Kazimi, l’impunité règne en maître dans le pays et nombre d’Irakiens assurent d’emblée qu’ils boycotteront les élections législatives prévues dans quatre mois.

Par Soulayma Mardan Bey (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 31/5/21)

Des Irakiens manifestent dans la ville de Bassora, dans le sud du pays, le 25 mai 2021, pour exiger des comptes dans le sillage d’une récente vague d’assassinats visant des activistes. Hussein Faleh/AFP

Qui a tenté de tuer le journaliste Ahmad Hassan, visé le 10 mai alors qu’il sortait de sa voiture garée devant sa maison, dans la province de Diwaniyé en Irak ? Qui a assassiné, un jour plus tôt, Ihab el-Ouazni, l’un des leaders de l’intifada irakienne dans la ville de Kerbala, lui aussi ciblé à quelques encablures de chez lui ?

Qui a exécuté, en août dernier, la coach sportive et militante pour les droits des femmes Riham Yacoub, cinq jours après qu’a été abattu l’activiste Tahsine el-Chahmani – tous deux éliminés à Bassora ? Qui est responsable du meurtre, à Bagdad, un mois plus tôt, du spécialiste en questions sécuritaires Hicham el-Hachémi ? Dans les rues du pays, sur les places publiques ou sur les réseaux sociaux, les slogans des acteurs du soulèvement du 1er octobre ont évolué, même s’ils ne remettent pas en question les objectifs initiaux. Alors que la jeunesse irakienne s’époumonait à revendiquer des services publics, des emplois et la fin des interférences extérieures dans le pays, elle semble désormais réclamer en premier lieu que la responsabilité de ceux qui ont tué les siens soit établie.

« Nous ne parlons pas d’un cas unique ou de quelques cas. C’est un massacre en cours depuis 20 mois – pratiquement une forme de terrorisme –, et qui fait face à l’absence ou à la lenteur de la réponse des institutions étatiques aussi bien pour protéger les manifestants que pour demander des compte aux auteurs », commente Ali el-Bayati, membre de la Commission gouvernementale des droits humains.

Dans le sillage de la mort d’Ihab el-Ouazni, une nouvelle vague de contestation – qui a atteint son pic le 25 mai – a vu le jour, à l’appel notamment des parents du défunt. En ligne de mire, cette impression de ne compter pour presque rien ou pour beaucoup trop peu aux yeux des autorités. En témoigne le slogan « Qui m’a tué ? » autour duquel se sont rassemblés les contestataires dernièrement, en arborant ou en partageant les portraits de leurs martyrs.

En un peu plus d’un an et demi, les assassinats politiques ont atteint le nombre de « 35 sur un total de 82 tentatives », explique Ali el-Bayati. « 76 personnes ont été enlevées, et le sort de 53 d’entre elles est inconnu à ce jour. » Et ce sont 591 participants à la mobilisation populaire qui ont été tués par les forces de sécurité ou des hommes armés dans le cadre de la répression du mouvement. Tantôt à balles réelles, tantôt par des cartouches de gaz lacrymogène. « La dernière vague de manifestations est directement liée aux assassinats des opposants au pouvoir, activistes ou encore candidats indépendants, y compris dans les villes considérées comme “sûres”. Ihab el-Ouazni a été assassiné à Kerbala. Or Kerbala est supposément l’une des places les plus fortifiées du pays », explique Ali el-Mouallem, 28 ans, activiste irakien originaire de Bassora. « Cela prouve l’influence, la propagation et l’enracinement des milices dans plusieurs villes irakiennes », dit-il.

Boycott

« Qui m’a tué ? » Pour les activistes, la question est en fait rhétorique. « Qui m’a tué ? Les partis issus de l’islam politique qui ont pris le contrôle de la chose publique en Irak depuis 2003 jusqu’à maintenant. Qui m’a tué ? Les armes en libre circulation aux mains de ceux qui parfois les utilisent en ayant recours à la légitimité de l’État, parfois à celle des factions armées. Qui m’a tué ? Quiconque a accusé les contestataires d’octobre d’être des agents de l’étranger alors même qu’ils n’ont aucune preuve de ce qu’ils avancent », s’insurge Jaafar*, 30 ans, activiste originaire de Najaf, dans le sud du pays. « Qui m’a tué ? Quiconque prétend être un leader ou un symbole incontournable et qui tente de ce fait de prendre le contrôle de tous les rouages de l’État, y compris à travers la rue, en surfant sur la vague de contestation alors qu’il est inconsistant dans ses prises de position », ajoute-t-il, dans ce qui paraît être une pique à peine voilée contre le puissant leader chiite populaire et populiste Moktada Sadr, connu pour ses revirements politiques à l’exception de l’occupation américaine qu’il combat depuis presque deux décennies. Alors qu’elles faisaient partie des revendications initiales des activistes d’octobre, la perspective des élections législatives prévues dans quatre mois est aujourd’hui accueillie avec méfiance. La multiplication des assassinats et des attaques contre militants, journalistes et opposants a déclenché des appels au boycott. « Les élections à elles seules ne sont pas une solution puisque les conditions propices à leur déroulement ne sont pas réunies. Si le gouvernement du Premier ministre Moustapha Kazimi est incapable de lutter contre les groupes armés qui essayent de saper la sécurité de l’État et qui menacent les activistes et les candidats indépendants, comment alors espérer un scrutin équitable ? » se demande Jaafar pour qui un tel rendez-vous électoral relève, à ce stade, d’une « mascarade qui permettra aux forces du système de se reproduire en ayant recours au mensonge de la légalité ».

Arrestation

S’il avait amorcé son mandat en mai 2020 en multipliant les déclarations relatives à la nécessité de préserver la souveraineté irakienne, le chef du gouvernement irakien s’est heurté à la toute-puissance des milices soutenues par ou affiliées à Téhéran et au caractère protéiforme de la coalition paramilitaire du Hachd al-Chaabi (PMF) qui les regroupe, celle-ci jouant sur plusieurs tableaux, avec un pied dans l’État et un autre en dehors. Sous le gouvernement de l’ancien Premier ministre Haïder el-Abadi, une loi a reconnu fin 2016 les PMF comme faisant partie des forces armées sous le contrôle du Premier ministre. Mais cette intégration semble relever davantage du discours que d’une réalité pratique. Galvanisées par leur combat contre l’État islamique, les factions pro-iraniennes sont montées en puissance ces dernières années, se sont même pourvues d’une branche politique – l’Alliance Fateh, en lice pour les élections législatives de 2018 – et ont par ailleurs pu reprendre du poil de la bête après l’assassinat à Bagdad de Kassem Soleimani – ancien commandant en chef de l’unité d’élite al-Qods au sein des gardiens de la révolution iranienne – et d’Abou Mahdi el-Mouhandis – ancien leader de facto des PMF – par une frappe américaine en janvier 2020. De quoi exacerber leur rhétorique de lutte contre l’Occident. Et de présenter l’intifada d’octobre comme le fruit d’un complot extérieur. Un an après son arrivée au pouvoir, Moustapha Kazimi doit constamment jouer les équilibristes entre Washington et Téhéran.

Mais aux yeux d’une grande partie de la contestation, il n’est pas parvenu à mettre en œuvre les réformes qu’il avait promises, qu’il s’agisse de limiter la capacité de nuisance des milices ou de lutter contre leur impunité. Le 26 mai, à l’aube, le gouvernement a cependant arrêté Kassem Mahmoud Mousleh, un commandant au sein des PMF qui serait à l’origine de l’assassinat de Ouazni. « Le Premier ministre s’appuie, pour les actions et démarches de ce genre, sur deux éléments notamment : le soutien du bloc sadriste au Parlement et la pression de la rue, après la forte mobilisation à Bagdad et dans plusieurs régions du Sud dernièrement », avance Ali el-Mouallem. « Mais il ne faut pas que ces entreprises soient seulement populistes. Cela doit s’ancrer dans la durée. Les institutions de l’État doivent s’emparer de ces dossiers. Or, pour le moment, elles ne s’expriment pas officiellement. Tout n’est basé que sur les fuites dans les médias au lieu de s’en référer à la loi, à la Constitution ou aux procédures légales », dit-il.

* Le prénom a été changé pour des raisons de sécurité.

*Source : L’Orient-Le Jour

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