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Requiem pour l’Irak


Requiem pour l’Irak

Publié par Gilles Munier
31 Mars 2015,

Par Franco Galdini (revue de presse : Al-Arabi al-Jadeed – 23/3/15)*

La politique de « la terre brûlée » appliquée pour combattre le groupe de l’État Islamique risque fort de renforcer les divisions sectaires qui déchirent le pays.

L’actuelle opération militaire du gouvernement irakien pour reprendre Tikrit a fait les titres de la presse dans le monde, et est présentée comme un développement important dans le combat contre l’État Islamique (EI, aussi connu sous les noms d’ISIS et d’ISIL).

La plupart des analyses se sont concentrées sur la nécessité d’éviter des représailles contre la communauté sunnite de Tikrit, une fois l’EI expulsé de la ville, laquelle est le lieu de naissance de défunt dictateur irakien Saddam Hussein.

Si l’on se réfère aux opérations qui ont eu lieu auparavant dans les provinces de Salahuddin et de Diyala, on est alors en plein rêve.

Après la chute de Mossoul en juin 2014 face à l’État Islamique, ce n’est un secret pour personne que les milices chiites ont en grande partie pris la place de l’armée irakienne, jouant le rôle de principale force de combat du côté du gouvernement de Bagdad.

Jusqu’à présent, les traces du passage des milices dans ces provinces – où l’essentiel des combats contre l’EI a eu lieu – n’ont été que de mort et de destruction. Les récentes nouvelles sur l’incendie du village d’Albu Ajil sont tout à fait conformes à ces récits.

Opérant dans une impunité quasi totale, les milices se sont lancées dans les opérations de pillage et d’incendie des maisons et entreprises appartenant à des sunnites, visant la population civile qu’elles assimilent en grande partie à l’EI.

Des corps non identifiés, portant souvent des marques de torture, sont de plus en plus fréquemment retrouvés dans des secteurs isolés, signalant un retour aux scènes trop familières vues pendant les années de guerre civile.

Des dizaines de milliers de citoyens sunnites ont été expulsés ou empêchés de revenir chez eux. Bien que des problèmes de sécurité soient souvent cités comme principale raison – dans certains cas, de tels soucis sont légitimes, étant donné que l’IE a laissé des bombes et des pièges avant de se retirer – des questions subsistent.

Un chef de milice dans Amerli m’a récemment dit qu’on avait permis dans son secteur à la population de trois villages chiites de revenir dans ses foyers et rétabli l’approvisionnement en électricité. Mais il a cité la sécurité comme obstacle principal empêchant le retour des citoyens sunnites, bien qu’il était en pratique question du même secteur.

De nouveaux clous dans le cercueil de l’Irak

La tactique de la terre brûlée utilisée par les milices bouscule la démographie de l’Irak, particulièrement quand les effets s’ajoutent à ceux du déplacement massif déclenché par les victoires impressionnantes de l’EI l’année dernière.

Des millions d’Irakiens ont été également déplacés dans la guerre civile de 2006 à 2008. Mais les milices chiites ne sont pas la seule force tentant d’imposer des faits sur le terrain. Dans le nord, le Gouvernement Régional du Kurdistan (KRG) a exploité l’effondrement de l’armée irakienne face à l’EI pour s’approprier des territoires contestés entre l’entité Kurde et le gouvernement central de Bagdad, spécialement en ce qui concerne Kirkuk.

Cette expansion soudaine a galvanisé à tel point le président du KRG, Masoud Barzani, que des discussions ouvertes sur l’indépendance kurde ont commencé à poindre. Mais le bluff des Kurdes s’est effondré à peine quelques semaines plus tard, quand l’EI est entré en août 2014 dans le Sinjar, le centre historique des Yazidis, rencontrant peu ou pas du tout de résistance de la part des Peshmergas – les forces kurdes – affaiblies par le redéploiement plus récent.

Les Peshmergas combattent maintenant pour revenir dans Sinjar et ses alentours, expulsant à leur tour les populations sunnites suspectées de collaboration avec l’EI et rasant leurs villages – cependant à une moins grande échelle que les milices chiites précitées.

Les citoyens sunnites se plaignent amèrement de la situation actuelle, s’estimant coincés entre le marteau de l’EI et l’enclume des milices.

Il n’est pas rare d’entendre des sunnites – déracinés par l’un mais souvent opprimés par chacun des deux – récriminer que « les Américains ont créé ce désordre, aussi doivent-ils revenir pour le réparer ».

Il est d’une ironie tragique qu’une communauté qui en payant un prix élevé, a combattu l’occupation de l’Irak par les États-Unis – avant de changer de camp face à la montée en puissance meurtrière d’Al-Qaïda – appelle maintenant au retour du même occupant américain.

C’est mais le symptôme d’une malaise plus profond affectant les sunnites irakiens.

Manquant d’une direction qui pourrait les unifier derrière un programme politique partagé par tous, beaucoup ont placé dans l’EI leurs espoirs de retrouver leur dignité bafouée par des années d’abus imposés par le gouvernement de Bagdad.

Avant que Mossoul ne soit tombé, beaucoup de sunnites considéraient du même oeil « l’armée de Maliki » et l’armée américaine d’occupation. Cette situation faustienne s’est avérée mortelle puisqu’elle a fourni la parfaite excuse au saccage des zones sunnites par les milices chiites.

Et ce qui est tout aussi grave, c’est qu’elle a divisé la communauté sunnite entre ceux qui ont soutenu et ceux qui se sont opposés à l’EI.

Un chef de la tribu de Jubour – dont les membres combattent côte à côte avec le gouvernement [de Bagdad] pour reprendre Tikrit – a récemment, m’a-t-on dit, plaisanté avec un ami que « si les milices n’avaient pas brûlé le village d’Albu Ajil, les [combattants] Jubour l’auraient fait [comme punition pour le soutien des villageois à l’EI]. »

Requiem pour l’Irak

Les divisions et les conflits sont nombreux autant à l’extérieur qu’à l’intérieur des communautés en Irak. Tout en s’activant dans un but commun qui est de combattre l’EI, les milices chiites sont divisées dans leur allégeance envers l’Iran, le mouvement sadriste – dont le chef reste l’un des personnages politiques les plus puissants en Irak – s’opposant à l’influence croissante de Téhéran dans le pays.

Les principaux partis kurdes luttent pour leur influence dans Kirkuk, où « un projet politique commun avec les autres communautés n’existe tout simplement pas », comme me l’a confié un membre du Conseil municipal, appartenant à l’Union Patriotique du Kurdistan.

Un ami sunnite de Kirkouk a renchéri : « Il n’y a aucune administration commune dans la ville, car les arabes ne sont pas représentés. Et pourquoi n’y a-t-il pas une force commune pour la défendre, juste au lieu des peshmergas ? »

De façon inquiétante, dans les secteurs où l’EI a été repoussé, l’alliance de circonstance entre les forces kurdes et les milices chiites se fend déjà aux coutures.

Les habitants de Kirkuk parlent de créer leur propre région autonome sur le modèle du KRG, de même que font les gens à Bassora. Les Yazidis expriment clairement leur méfiance à l’égard du gouvernement d’Erbil – et de Bagdad – et ils ont récemment annoncé leur désir de donner à Sinjar un statut d’autonomie.

Ceci participe de la tendance générale à la désintégration de l’autorité centrale en Irak. Mais on perçoit mal comment la création d’une nouvelle strate de gouvernements apportera la stabilité en l’absence d’une large solution négociée qui s’attaquerait au système politique en échec, à l’origine du chaos actuel dans le pays.

La myopie des acteurs régionaux et internationaux ne fait que renforcer le tourbillon. Si la Turquie et l’Arabie Saoudite avaient comme plan d’unifier les sunnites derrière l’EI pour remettre le pied en Irak, leur échec spectaculaire est seulement surpassé par l’ampleur de la déstabilisation ainsi générée dans toute la région. Et si la direction iranienne a comme projet de contrôler l’Irak en marginalisant ou en expulsant la population sunnite, elle se fait des illusions.

Comme Patrick Cockburn l’explique :

« [L’Irak] peut être divisée, mais [elle] ne peut pas être divisée proprement et paisiblement, parce que trop de minorités comme le million ou plus de sunnites à Bagdad, sont du mauvais côté de n’importe quelle ligne de démarcation concevable. Au mieux, [l’Irak] fait face à des années de guerre civile intermittente ; au pire, [sa] division sera comme la séparation de l’Inde en 1947 quand les massacres et les craintes des massacres ont imposé de nouvelles frontières démographiques. »

Les raids aériens de la coalition ont réussi à freiner l’avance de l’EI mais on ne voit à l’horizon aucun substitut pour une stratégie politique homogène pour l’Irak et la région.

Plus d’une décennie après l’invasion et l’occupation de l’Irak lancées en 2003 par les États-Unis – et censées instaurer une administration démocratique, pro-USA à Bagdad après des décennies d’une dictature brutale – les Irakiens en sont réduits à ramasser les morceaux d’un pays qui n’existe plus.

Franco Galdini est un journaliste indépendant spécialisé sur les questions du Moyen-Orient et de l’Asie centrale

Photo: Haïdar al- Abadi, Premier ministre depuis 2014 (gouvernement de Bagdad)

Version originale : http://www.alaraby.co.uk/english/co…
Traduction : Info-Palestine.eu – 30/3/15 – Naguib

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