Souffrances et tragédies quotidiennes à Alep
mai 6, 2014
publié par Silvia Cattori
Témoignage du Docteur Nabil Antaki
Souffrances et tragédies quotidiennes à Alep
Le Docteur Nabil Antaki aurait pu quitter sa ville d’Alep pour se mettre à l’abri. Il a au contraire décidé de rester pour se mettre au service des plus démunis avec le groupe des « Maristes Bleus ». Et pour témoigner de la gravité de la situation. (*)
5 mai 2014
Lettre d’Alep No 17 (1er Mai 2014)
A un journaliste qui me demandait récemment comment je qualifierais la situation en Syrie, j’ai répondu : pourrie. Voilà 3 ans que la guerre a cours et aucun des 2 camps n’est en mesure de l’emporter militairement et aucune solution politique ne pointe à l’horizon. Les puissances régionales et mondiales (ainsi que les médias) semblent s’être désintéressées de ce conflit, qu’elles avaient pourtant encouragé, financé, armé et peut-être planifié. Elles ont maintenant d’autres préoccupations : Crimée, Ukraine, vol MH370, élections et laissent donc la situation en Syrie pourrir. Et ceci au détriment des Syriens qui voient leur pays détruit, son économie anéantie, son patrimoine pillé, son élite exilée, ses richesses volées ; Sans oublier les 150.000 morts, les 4 millions de réfugiés, les 8 millions de déplacés internes, les actes de sauvagerie et de barbarie que personne ne pouvait imaginer et une haine confessionnelle qu’on ne connaissait pas, chrétiens et musulmans vivant en harmonie depuis des siècles. Même les plus ardents pourfendeurs du régime et les plus farouches partisans des réformes ne voulaient pas la guerre, et surtout pas de celle-ci.
La situation à Alep va de mal en pis avec un blocus intermittent mais complet des personnes et des marchandises. S’en suit une impossibilité de quitter ou d’entrer en ville et une pénurie des denrées essentielles : légumes, fruits, viande, poulet, essence etc. Puis subitement après 10 à 15 jours, le blocus s’allège pour reprendre quelque temps après.
Récemment, l’eau et l’électricité ont été coupées pendant 11 jours consécutifs ; les marchands de générateurs et de fioul se sont frottés les mains. Heureusement qu’il y a un an, une association chrétienne protestante a foré 20 puits dans des églises de différents quartiers d’Alep (suivie en cela par des associations musulmanes qui ont fait de même dans les mosquées). Les Alépins ont donc fait la queue devant les églises et les mosquées pour remplir des bidons d’eau (retour au moyen-âge !). Une pluie d’obus de mortiers tombe tous les jours sur Alep tuant des dizaines de personnes et blessant autant. Les snipers continuent à faire des ravages parmi les piétons. Sans parler des explosions monstres des bâtiments publics par des explosifs placés par voie souterraine. Ce pourrissement de la situation a généré chez les Alépins 3 sentiments : La peur, le désespoir et la souffrance.
Je pense aux appels téléphoniques des familles de déplacés, dont nous avons la charge, pour nous dire leur peur, exprimer leur panique et nous demander conseil quand les obus tombent autour d’eux. Et les mamans qui refusent, certains jours, d’envoyer leurs enfants chez nous de peur que notre bus soit la cible d’un sniper ou d’un mortier.
Je pense à tous ces jeunes adultes qui avaient rêvé et planifié un avenir professionnel ou familial et qui ne peuvent plus le réaliser. Ayant résisté pendant 3 ans à la tentation de quitter le pays, ils sont désespérés et veulent émigrer s’ils en ont la possibilité.
Je pense à ces 7 familles avec 23 enfants qui logent ensemble dans une cave de 2 chambres (constatation de visu par notre équipe de visite à domicile).
Je pense aux 23 victimes tuées par un obus dimanche 27 avril alors qu’ils faisaient la queue devant une boulangerie pour acheter du pain en plein centre-ville et aux 19 autres décédées dans les 48 heures suivant, des suites de leurs blessures.
Je pense à tous ces gens qui souffrent de la faim, à ce bébé de 5 mois nourri au biberon rempli d’amidon dilué, faute de lait (constatation de visu par notre équipe de visite à domicile).
Je pense au jeune M. C. de 18 ans qui souffre de perdre son rein greffé (suite à la perte de la fonction de ses 2 reins par un tir de sniper) par manque de médicaments anti-rejet.
Je pense à N. M., cette jeune arménienne de 20 ans qui a eu le foie, les poumons et l’estomac perforés par des éclats d’obus. Je pense à A. G., ce jeune musulman de 19 ans qui a dû subir une amputation des 2 jambes parce qu’il se trouvait dans la rue à l’endroit de la chute d’un obus de mortier. Il est actuellement aux soins intensifs dans un état grave suite à une septicémie.
Je pense à cette vieille maman, K.H., qui est venue consulter pour des troubles névrotiques et qui m’avoue que son fils cadet a été tué par un sniper et le lendemain sa belle-fille et ses 4 enfants par un obus. Devant ces peurs, ces désespoirs et ces souffrances, nous ne pouvons pas nous contenter d’offrir uniquement notre compassion. Devant ces défis, nous résistons, en étant solidaires de ces hommes et femmes qui souffrent.
A tous ces civils atteints par des blessures de guerre, Nous, les Maristes bleus, offrons notre programme « Blessés de Guerre ». En partenariat avec les Sœurs de St Joseph de l’Hôpital St Louis, et les médecins et chirurgiens bénévoles de cet établissement (le meilleur d’Alep), nous soignons gratuitement les civils atteints par des balles ou des obus.
A tous ces jeunes adultes désespérés, nous offrons, en attendant des jours meilleurs, le M.I.T. (Marist Institute for Training). Avec les conférences que nous organisons (« la peinture au fil du temps », « l’orientation psychologique : du moi à la découverte de soi »etc.), ils ont un espace de réflexion et d’enrichissement culturel. Les Workshops de 3 jours leur donnent la possibilité d’acquérir des connaissances et des habilités pouvant leur servir plus tard (étude de la rentabilité d’un projet, comment écrire un CV et se préparer à un entretien d’embauche, l’art de diriger une équipe etc.).
Aux bébés, nous offrons des couches et du lait (nous sommes la seule association qui distribue du lait).
Aux familles déplacées ou sans ressources, nos différents projets : « Le panier de la Montagne », « le panier de l’Oreille de Dieu », « le panier des Maristes Bleus », leur offrent des paniers alimentaires mensuels ou hebdomadaires, des matelas, des couvertures, des bidons d’eau, des ustensiles de cuisine, des vêtements…
De plus, une centaine de familles viennent chez nous chaque midi chercher un repas chaud.
Aux enfants (de familles déplacées ou démunies) en âge préscolaire ou scolaire mais qui ne vont pas à l’école, nous offrons un havre de paix où éducation, instruction et hygiène leur sont données par nos bénévoles de « Apprendre à Grandir » et de « Je veux Apprendre ».
Aux grands adolescents, « Skill School » offre la possibilité de rencontre entre jeunes et de réaliser des projets communs.
Aux jeunes Mamans, « Tawassol » offre un apprentissage à l’anglais, à l’informatique et aux travaux manuels. Pour Pâques, elles ont exposé et vendu leur production.
Nous, les Maristes bleus, essayons de répondre à ces défis de notre mieux mais nos besoins sont immenses. Nous avons d’autres projets en tête comme celui de pouvoir loger les plus démunis des déplacés mais pour cela, il faut beaucoup d’argent que nous n’avons pas. Si nous arrivons à faire face matériellement et financièrement, c’est grâce à vous tous, nos amis, qui nous soutiennent de par le monde. Merci.
Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus
Source : Samia