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Syrie : le Front al-Nusrah à la manœuvre .


 
Par  Alain Rodier
 
Le Front al-Nusrah… à la manoeuvre.

Comment Washington s’emploie à crédibiliser la nouvelle Coalition nationale, en jouant avec le feu terroriste.

Le 11 décembre 2012, le gouvernement américain a reconnu officiellement la Coalition nationale des forces d’opposition et de la révolution syrienne fondée en novembre au Qatar. Il a parallèlement désigné comme « mouvement terroriste » le Front al-Nusrah pour le peuple du Levant qui, il convient de le souligner, ne fait pas partie de cette coalition. L’objectif de Washington est d’isoler ce mouvement extrémiste et de crédibiliser la nouvelle Coalition nationale. Pour faire bonne mesure, il a aussi classé comme « terroristes » deux milices progouvernementales : le Jaish al-Sha’bi (L’armée du peuple) et les Shabiha, ainsi que leurs dirigeants Ayman et Mohammad Jaber. En plus de crimes de guerre, le Jaish al-Sha’abi est soupçonné d’être armé et entraîné par l’Iran.
En fait, le département du Trésor a modifié l’Executive Order 13224, qui désigne déjà Al-Qaïda en Irak (AQI) comme une organisation terroriste étrangère, en précisant qu’elle a adopté les nouveaux alias suivants :  Jabhat al-Nusrah,  le Front de la victoire .

Washington affirme également que l’émir d’AQI, Abou Bakr al Baghdadi al Husseini al Qurashi (1) « contrôle à la fois AQI et al-Nusrah ».

Pour les Américains, la messe est dite : le Front al-Nusrah n’est qu’une branche d’AQI !
De son côté, le Front al-Nusrah s’est toujours bien gardé de dévoiler son appartenance à la nébuleuse créée par Oussama Ben Laden de manière à tenter de conserver un minimum de crédibilité en Syrie et à l’étranger.

Le Front al-Nusrah pour le peuple du Levant
Le Front al-Nusrah pour le peuple du Levant, qui représente un peu moins de 10 % des forces rebelles en Syrie, a revendiqué des centaines d’attaques en Syrie. Il serait responsable de 42 attentats-suicide sur les 52 ayant eu lieu dans le pays depuis le début de l’année 2012. À travers ces actions, le Front al-Nusrah se définit comme une partie légitime de l’opposition syrienne, alors qu’il ne fait que tenter de récupérer la lutte du peuple syrien au profit d’AQI dans le but d’établir un État islamique situé à cheval sur la Syrie et l’Irak.
Deux de ses dirigeants ont aussi été inscrits sur la liste des « terroristes internationalistes » par les États-Unis.
– Maysar Ali Musa Abdallah al-Juburi, un Irakien faisant partie d’AQI depuis 2004. Il a quitté Mossoul (Irak) pour la Syrie fin 2011, afin d’y exporter l’idéologie d’Al-Qaïda et de former des groupes de cette obédience. Il est devenu le chef militaire et religieux du Front al-Nusrah.
Anas Hasan Khattab, également de nationalité irakienne, serait le responsable logistique du mouvement. C’est lui qui assurerait la liaison avec AQI.
Le département du Trésor n’a pas ajouté à la liste le chef officiel du mouvement, le cheikh Abou Mohammad al Julani, vraisemblablement pour son identité qui n’est pas définie avec exactitude. Au mieux, on sait qu’il serait de nationalité syrienne !
Le Front al-Nusrah bénéficie de l’expérience de combattants irakiens qui composent la majorité de l’encadrement. Toutefois, très internationaliste, il compterait également des volontaires marocains, algériens, tunisiens, égyptiens, jordaniens, palestiniens et tchétchènes (2).

A terme, ils pourraient être rejoints par des volontaires européens voire américains. Le fait que le Front al-Nusrah soit bien organisé, qu’il ait des moyens qui semblent plus importants que ceux alloués aux autres groupes d’insurgés, et surtout, que ses membres soient très motivés et combatifs, attire de nombreux combattants syriens qui sont lassés de l’amateurisme et de l’indolence de l’ASL. De plus, il a été constaté à Alep que ses combattants intervenaient toujours aux points chauds puis se repliaient ensuite se faisant relativement discrets aux yeux de la population. Cette manière de procéder est la conséquence d’un encadrement performant et professionnel, ce qui est loin d’être le cas pour l’ASL.
Le Front al-Nusrah n’hésite pas à mener des opérations sophistiquées, parfois en liaison avec d’autres groupes djihadistes. Par exemple, en décembre 2012, il s’est allié à deux autres unités salafistes pour s’emparer de la base militaire Cheikh Suleiman dans la région d’Alep, après un siège qui a duré deux mois.
Il n’hésite pas non plus à appuyer l’Armée syrienne libre (ASL) dans des actions d’importance. Ainsi, en novembre, ces deux formations se sont emparées de la base de défense aérienne n° 46 à proximité d’Alep. Une différence notable dans les savoirs-faire a toutefois été notée, particulièrement lors de la bataille d’Alep : les forces de l’ALS occupent le terrain, les activistes d’al-Nousrah le conquièrent ou le défendent.
En fait, il semble que le Front al-Nusrah n’est pas encore assez puissant pour se passer de l’appui des autres groupes insurrectionnels. A terme, cela devrait changer avec l’arrivée de plus en plus de combattants étrangers attirés par cette terre de djihad qui semble pleine de promesses et de succès, à la différence des théâtres somalien et yéménite. Pour leur part, l’Irak et l’Afghanistan sont désormais l’affaire de combattants nationaux qui n’ont plus vraiment besoin d’aide étrangère. Il reste le Mali, mais les conditions d’accès à ce pays enclavé sont plus délicates pour les volontaires étrangers. Par contre, il est relativement aisé de rejoindre la Syrie via le Liban, la Jordanie, la Turquie ou l’Irak. Comme les autres mouvements insurrectionnels syriens, le Front al-Nusrah va également se renforcer en armements financés par les nombreux donateurs des pétromonarchies.

L’approvisionnement en armes et munitions
À ce sujet, il est intéressant de remarquer que les insurgés mentent de manière éhontée sur la provenance réelle de leurs armements. Ainsi, sur la photographie ci-dessous, diffusée en novembre 2012, ils prétendent que le missile sol-air portable (Manpad) présenté est un SA-16 saisi sur la base n° 46 de l’armée syrienne. En fait, il s’agit d’un SA-24 Grinch 9K 338 russe en service dans seulement trois pays : la Russie, le Venezuela et la Libye ! La Russie et le Venezuela soutenant le régime en place à Damas, cette arme ne peut donc provenir que des dépôts libyens.

 

Manpad présenté comme un SA?16 syrien…alors qu’il s’agit d’un SA?24 libyen.

 Si la Libye constitue le principal stock où les rebelles syriens (3) peuvent venir s’approvisionner en armes et munitions, le Qatar et l’Arabie Saoudite financeraient également l’acquisition de matériels militaires sur le marché mondial. Ces dernières arriveraient en Syrie via la Jordanie, le Liban et la Turquie.

Le Front al-Nusrah crée sa propre alliance de mouvements salafistes
Déjà, le 19 novembre dernier, le Front al-Nusrah et 13 autres groupes salafistes basés à Alep avaient rejeté officiellement la Coalition nationale des forces d’opposition et de la révolution formée huit jours auparavant car ils la jugeaient trop proche des Occidentaux. En revanche, ils avaient appelé à la création d’un État islamique en Syrie.
Juste après avoir été désigné comme groupe terroriste par les États-Unis, le Front al-Nusrah et neuf autres mouvements salafistes radicaux ont annoncé leur union au sein d’un Conseil des Mujahideen (Mujahideen eshShura) dans la ville de Deir ez Zor.
Ces groupes sont :
– le Front al-Nusra,
– les brigades al Ansar,
– les brigades Abbas,
– le bataillon La Ilaha Ila Allah (« il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah »),
– la brigade Hamza,
– la brigade Sa’qah,
– la brigade Izzuddin al Qassam,
– la brigade al Qassam,
-la brigade ed Da’wa (« invocation») et du Front du djihad.
Même si on peut légitimement douter de l’importance de ces unités autoproclamées, la volonté des salafistes radicaux de s’unir sous une même bannière est extrêmement inquiétante. Leur objectif affiché est d’unifier leurs rangs pour « la cause d’Allah » afin d’organiser leurs efforts pour combattre les « soldats incroyants et apostats (Alaouites,Druzes,Chrétiens,Chiites et leurs alliés) ». Le commandement unifié va être certainement dirigé par les chefs du Front al-Nusrah qui sont les plus compétents et qui semblent être à la manœuvre depuis le début 2012. De plus, ils bénéficient de l’expertise et de l’appui logistique d’AQI.
À remarquer que le processus qui se déroule aujourd’hui en Syrie est semblable à ce qui s’est passé en Irak en 2006. À l’époque, AQI avait donné naissance à un Mujahideen esh Shura unifiant les mouvements djihadistes sunnites avant d’être rebaptisé État islamique d’Irak.
La situation de la Syrie devrait se libaniser progressivement. Déjà, le porte-parole du Conseil révolutionnaire de Deir ez Zor a déclaré que le Front al-Nusrah était le groupe le plus puissant dans la région et que l’Armée syrienne libre (ASL) avait « sélectionné des commandants qui n’étaient pas représentatifs dans la province (4) » ! Cet indice d’alerte est révélateur de ce qui va vraisemblablement se passer dans un avenir proche. Les forces loyalistes (Alaouites, chrétiens, chiites, etc.), qui ne sont plus en mesure de reconquérir le terrain perdu, vont défendre âprement les zones qu’elles contrôlent car, en cas de défaite, elles craignent d’être les victimes de massacres généralisés ; le Mujahedeen esh Shoura dirigé par le Front al-Nusrah va progressivement gagner du terrain, dans un premier temps sur les unités de l’ASL, dont certaines vont faire défection pour passer sous son commandement. Enfin, ce qui restera de l’ASL va tenter de garder ses fiefs à proximité des frontières turque et libanaise. Pour le moment, les Kurdes installés dans le nord-est du pays restent l’arme au pied. Ils ne devraient bouger que s’ils sont directement menacés. Ils ont l’avantage de bénéficier de la profondeur stratégique que constitue l’Irak du Nord.
Comme dans les autres pays qui ont connu les « révolutions » arabes, une sourde lutte a lieu entre les salafistes radicaux et les Frères musulmans. Si, pour l’instant, l’objectif commun reste la chute du régime de Bachar al-Assad, cette dernière entraînera vraisemblablement des luttes fratricides sanglantes pour le contrôle du nouveau pouvoir, sans parler des exactions dont seront victimes les minorités ethniques et religieuses.

(1) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri ou docteur Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Samarrai ou Abou Du’a. II fait partie des trois terroristes les plus recherchés par Washington. Sa tête est mise à prix pour 10 millions de dollars.
(2) II semble que les Libyens soient regroupés dans des unités autonomes comme les Brigades révolutionnaires de Tripoli (cf. Note d’actualité n° 279 d’août 2012).
(3) Mais aussi Al-Qaïda au Maghreb islamique et de nombreux trafiquants.
(4) À la demande de Riyad et de Doha, l’ASL a écarté, en décembre, tous les officiers qui sont jugés hostiles aux Frères musulmans, comme le colonel Riyad al-Assad, pourtant membre fondateur de cette organisation, ou les généraux Mohamed el-Hajj Ali et Mustapha al-Sheykh.

Source : Centre français de recherche sur le Renseignement
Note d’actualité n° 293

 
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