Un photographe établi en Turquie à Algeriepatriotique : «Erdogan menace ses militants s’ils ne manifestent pas»
juin 18, 2013
14. juin 2013 –
Une victime de la répression à Istanbul.
D. R.
Vous venez d’arriver de Turquie. Avez-vous assisté aux événements qui continuent de secouer plusieurs villes turques ?
Oui. Tout a commencé autour d’un parc au centre-ville d’Istanbul, le parc Gezi, qui devait abriter un projet immobilier prévu par les autorités. Elles voulaient raser le parc pour ériger un centre commercial et des baraquements militaires. Cela a commencé par des gens qui ont occupé le parc en y plantant des tentes, un peu à la manière des manifestants de la place Tahrir au Caire, mais d’une manière beaucoup plus pacifique. Le drame, c’est que la répression policière a été, dès le début, très forte. Il y a une photo symbolique où on voit un policier gazer une femme qui était juste là, sortie du travail. Cela a fait un peu boule de neige, ajoutant à la révolte des gens. Vendredi dernier, 5 000 personnes ont manifesté sur l’avenue Istiklal et c’était une marée humaine assez impressionnante. Il y a eu des affrontements, la police tenait la place Taksim mais elle a dû utiliser des bombes lacrymogènes en grande quantité pour empêcher les manifestants d’envahir le lieu.
Les Turcs, n’ayant jamais vécu pareils événements, sont-ils surpris ?
Oui, des amis turcs m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu cela.
Ont-ils peur de l’évolution de la situation ?
Je dirais plutôt qu’ils sont portés par la colère.
Est-ce qu’on sent de la panique chez les dirigeants du pays ?
Je pense qu’Erdogan a quelque peu perdu le contact avec la réalité. Son intransigeance est irrationnelle. Les techniques qui commencent à être utilisées visent à semer la division. Il évoque à chaque fois le poids de ses partisans, les 51% des votes qu’il a eus…
Dans son dernier discours, Erdogan s’est adressé à ses partisans en leur disant : «Donnez-leur une leçon !» Est-ce de cela que vous parlez ?
Je n’ai pas encore constaté cela. Mais il y a eu des menaces voilées. Il a dit la semaine dernière : «Il y a 50% de la population que nous avons du mal à maintenir chez elle», en sous-entendant que si ça continue, ses partisans vont aller barrer la route à ce mouvement. Au retour de sa tournée au Maghreb, ses partisans et des employés de l’Etat l’attendaient à l’aéroport. Ce qu’il faut savoir , c’est que ces gens-là avaient tous été convoqués par SMS où il leur est expliqué que leur présence était souhaitée, que celui qui viendrait avec sa propre voiture serait dédommagé (5 000 livres turques) et que les gens qui ne viendraient pas subiraient des mesures coercitives. Oui, il y a eu du monde mais c’étaient surtout des militants qui étaient un peu tirés par le bras. On a aussi vu à Ankara des jeunes de l’AKP, parti du Premier ministre, encadrés par la police, attaquer des manifestants.
Cela ressemble à ce qu’on a vu dans les révoltes qui ont touché certains pays arabes. N’y a-t-il pas en Turquie la peur d’une contagion du «printemps arabe» ?
Le président Abdullah Gül, plus modéré et plus sage, a dit que ce qui se passe en Turquie n’a rien à avoir avec ce qui se passe dans certains pays arabes mais la manière dont cela s’est fait est édifiante. Il y a eu le recours massif aux réseaux sociaux, Twitter et Facebook, et pas du tout centralisé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de têtes à couper. C’est la preuve qu’on a à faire à une réaction allergique de la population à une accumulation de dérives et d’atteintes aux libertés publiques.
On évoque aussi le risque de divisions ethniques et confessionnelles en Turquie…
Ce qui caractérise cette révolte c’est qu’elle traverse toutes les couches, toutes les catégories. Cela va de l’extrême gauche à l’extrême droite, englobant même des gens qui ont voté pour Erdogan mais qui sont déçus. On voit aussi dans les manifestations des femmes voilées et même un groupe qui se proclame «musulmans anti-capitalistes». Le piège serait de considérer que c’est une révolution anti-religieuse. A moins qu’il y ait un intérêt à faire croire qu’il s’agit de cela.
Le pouvoir a-t-il cet intérêt-là ?
Oui, Erdogan a déjà commencé à traiter les manifestants de «terroristes». Qualificatif que donnaient aussi les chefs d’Etat arabes aux protestataires. C’est pour cela qu’il y a énormément de similitudes avec les révolutions arabes, beaucoup de signes qui ne trompent pas. Vous parliez de peur, maintenant je pense que les manifestants savent que s’ils arrêtent, ce sera la mise en place d’un régime beaucoup plus dur. Erdogan a un rapport hypertrophié au pouvoir. C’est un leader qu’on peut rapprocher de Berlusconi, Bush, Sarkozy, autocratiques et imbus de leur personne, et qui ne se remettent jamais en cause. Donc, personne ne va reculer.
Mais cette rigueur et cette radicalité émanent-elles du seul Erdogan et non pas du système en place ? Autrement dit, cette révolte est-elle centrée sur la seule personne d’Erdogan ?
Oui, je pense que c’est beaucoup plus une histoire de personne. Ce qui unit actuellement les manifestants c’est leur opposition à la personnalité d’Erdogan. Il y a aussi les opposants politiques du Parti républicain du peuple (CHP), le parti kémaliste. Mais je ne pense pas que les gens veuillent remettre en cause le système parce qu’il est malgré tout un système parlementaire ; ce qui est visé, c’est le style, on parle aujourd’hui de néo-ottomanisme. Erdogan se rêve un peu en empereur.
N’y a-t-il pas de risque, à votre avis, que la situation bascule vers une violence plus grande ?
Bien sûr que le risque existe. Pour l’instant, on parle de trois morts.
C’est déjà beaucoup, non ? Cela commence toujours par un, deux morts…
Je pense que la semaine qui va suivre sera décisive. Erdogan est un jusqu’auboutiste, il ne va pas céder si facilement. Je pense que la solution peut venir de son entourage, d’une scission au sein de son parti. Traditionnellement, l’armée en Turquie intervenait dans ce genre de situation. Il y a eu trois coups d’Etat militaires en Turquie mais Erdogan a envoyé en prison plusieurs centaines d’officiers. On peut dire qu’il a, sur ce point, bien verrouillé l’armée.
Y a-t-il une mencace sur l’activité touristique aujourd’hui en Turquie ?
Mais si ! Les réservations sont en chute libre alors que la saison estivale vient juste de commencer.
Vous allez y retourner bientôt ?
Oui, ce lundi. Je retourne avec encore plus de détermination. Je ne suis pas citoyen turc mais j’y réside, donc, je me sens concerné autant que les citoyens de ce pays.
Avez-vous pris de photos de ces événements ?
J’en ai pris beaucoup. Je continuerai à couvrir l’événement. Je pense qu’au début, les médias internationaux n’ont pas mesuré l’importance de ce qui s’est passé. Cela a pris du temps avant que la couverture médiatique ne se mette en place. C’est aussi une guerre de l’information et on commence à voir beaucoup de contre-vérités et de manipulation d’images. On a vu des photos retouchées de manifestations des partisans d’Erdogan, des montages grotesques, pour montrer des foules plus nombreuses. Autre exemple, Erdogan a parlé d’un policier qui aurait été tué alors que ce policier est tombé d’un pont. Donc, la manipulation de l’information a déjà commencé. Je pense qu’il y a là un devoir de demander à être informé sur ce qui se passe réellement.
Entretien réalisé par R. Mahmoudi