UKRAINE/ARMÉNIE : Émotion à GÉOMÉTRIE VARIABLE de l’Occident – Par Roland LOMBARDI
septembre 24, 2022
De nouveaux affrontements ont opposé l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Or, dans le contexte du conflit ukrainien, les timides appels au cessez-le-feu des dirigeants et médias occidentaux confirment l’incohérence morale et géopolitique de l’Occident.
Dans la nuit du 12 au 13 septembre dernier, l’armée azérie a lancé une offensive sur différents points de la frontière avec l’Arménie. En quelques heures et avant que ne soit décrété un cessez-le-feu le 14 septembre au soir, les forces azerbaïdjanaises ont avancé sur au moins 10 km2 dans le territoire de la République d’Arménie. Les combats ont provoqué d’importants dommages matériels et la mort d’une centaine de soldats arméniens selon Erevan.
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Il a récemment publié les essais Poutine d’Arabie (VA Editions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Editions, 2021)
Cet épisode n’est pas sans rappeler la « Guerre des 44 jours » lancée par Bakou, il y a deux ans, contre le Haut-Karabagh (région peuplée d’Arméniens revendiquée par l’Azerbaïdjan) qui avait coûté la vie à plus de 3 000 Arméniens et causé près de 75 000 déplacés.
C’est un conflit ancien et interminable qui se joue ici et qui ne peut se comprendre qu’au prisme de la géostratégie de l’Azerbaïdjan et surtout de son parrain turc.
L’étroite bande montagneuse de Zanguezour (le nom azéri du Siunik arménien), visée ces derniers jours, est un goulot d’étranglement qui unit l’Arménie à l’Iran. Elle fait l’objet d’un litige historique entre Erevan et Bakou. Riche en uranium et en minerais (fer, cuivre, aluminium, titane, molybdène et même de l’or), elle est le dernier verrou stratégique qui empêche la jonction entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan, contiguë de la Turquie par un corridor de 9 km de frontière obtenu en 1921 par les traités de Kars et de Moscou signés entre les soviétiques et les kémalistes. Les Azéris ont toujours revendiqué cette zone comme historiquement la leur et souvent de manière belliqueuse. S’ils réussissent à en prendre possession, l’Arménie se retrouvera coupée à la fois de l’Artsakh (ex-Haut Karabagh) et de l’Iran (son allié). Avec la perte de Siunik, l’Iran deviendrait géopolitiquement dépendant du « monde turc» dirigé par Ankara.
Comme le rappelle Tigrane Yégavian, auteur de la Géopolitique de l’Arménie (2022, Editions BiblioMonde), « les accords de cessez-le-feu de 2020 prévoyaient des voies de communication. Mais celles-ci n’ont pas été réalisées, l’Arménie souhaitant pouvoir contrôler la circulation de biens, de marchandises et de citoyens sur son propre sol ». Or les revendications azéries (et turques) vont bien au-delà. Le spécialiste du Caucase ajoute : « Bakou revendique le sud de l’Arménie, mais aussi une partie du centre, voire la capitale Erevan et une telle annexion signifierait l’extinction pure et simple de l’Arménie comme pays indépendant ».
De toute évidence, Bakou considère que le différend arméno-azéri ne se règlera que par la force des armes.
Quoi qu’il en soit, la dernière guerre du Karabagh de l’automne 2020 s’était soldée par un arrêt des combats obtenu par Moscou aux conditions désavantageuses pour Erevan. Les Azéris avaient été « victorieux » grâce aux armes modernes turques et israéliennes (pour l’Etat hébreu, l’Azerbaïdjan est un poste d’observation majeur et un allié de revers contre l’Iran) mais aussi aux renforts de jihadistes dépêchés par Erdogan. Pour autant, ils n’étaient pas satisfaits de cette issue. Ils ont été d’abord contraints d’accepter sur place la présence militaire russe de maintien de la paix, perçue comme une armée d’occupation par Bakou. Et l’écrasement arménien dans le Karabagh ne fut pas total. De toute évidence, Bakou considère que le différend arméno-azéri ne se règlera que par la force des armes. L’abandon du Karabagh par l’Arménie et l’obtention d’un corridor souverain dans son flanc sud ne pourra être obtenu que dans le cadre d’une capitulation totale d’Erevan. Et c’est la guerre en Ukraine et ses répercussions internationales qui lui ont donné une nouvelle opportunité pour passer à l’action.
Le deux poids deux mesures moral de l’Occident
Comme le rappelle encore et justement Tigrane Yégavian : « sans la Russie, l’Arménie est condamnée » !
Or, la Russie, qui entretient aussi de bons rapports avec l’Azerbaïdjan, est actuellement moins en mesure de dissuader Bakou. Elle est affaiblie par son « opération spéciale » en Ukraine et son nouveau statut de principal paria pour les Occidentaux. La récente agression azérie concomitante avec la défaite russe à Kharkiv n’est pas un hasard.
Dès les premières heures de l’attaque, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian s’est entretenu au téléphone avec le président russe Vladimir Poutine. La base militaire russe, installée à Gyumri, au nord de l’Arménie, a été mise en alerte. Le conseil de sécurité arménien en a appelé également à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), structure régionale régie par la Russie, qui garantit la souveraineté territoriale de ses membres, tous d’anciennes républiques soviétiques (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan). En vain : les Russes étaient en train de subir un important revers en Ukraine et avaient donc d’autres chats à fouetter ! D’autant que la volonté de Pachinian de se rapprocher des Etats-Unis et de l’Union européenne et surtout, la récente visite du ministre arménien de la Défense Suren Papikian à Washington n’aura fait qu’irriter davantage Moscou sans obtenir les garanties escomptées en matière de sécurité pour l’Arménie plus vulnérable que jamais…
Toutefois, la pression diplomatique internationale sur l’Azerbaïdjan mais surtout la diplomatie russe ont tout de même facilité un cessez-le-feu entré en vigueur le 14 septembre au soir et toujours en vigueur jusqu’ici. Mais pour combien de temps et surtout à quel prix ?
Car Ilham Aliev, le président azéri, autocrate au pouvoir depuis bientôt vingt ans, et surtout Recep Tayyip Erdogan, le président turc, sans qui le premier n’aurait jamais eu le feu vert pour son opération, sont en position de force.
Pour stopper les combats, ils ont assurément obtenu de nouvelles concessions de la part des Russes mais aussi des Occidentaux. Peut-être d’abord l’accélération des accords passés avec le Premier ministre arménien et d’autres, plus larges, sur les discussions en cours sur divers sujets, entre Erdogan et les Russes, les Européens et les Américains…
L’Occident, tributaire des hydrocarbures de l’Azerbaïdjan ?
Quoi qu’il en soit, dans la nuit du 12 au 13 septembre, Pachinian avait également saisi l’ONU et s’était entretenu avec le président français Emmanuel Macron et le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken, espérant « une réponse appropriée de la communauté internationale » face à cette agression. Or, les dirigeants occidentaux ont tous regretté l’incursion azérie. Certains l’ont même jugé « inacceptable » mais ont simplement et timidement appelé à un cessez-le-feu. Bref, il n’y a eu aucune condamnation officielle de l’Azerbaïdjan ou de la Turquie !
Dans le contexte de guerre larvée que mène l’OTAN contre la Russie en Ukraine, les Occidentaux sont plus que jamais tributaires de la Turquie et des approvisionnements de l’Azerbaïdjan en hydrocarbures. En effet, monnayant habilement la levée des sanctions américaines (qui ne sauraient tarder, et votées par Trump avant son départ) et de son ostracisme de façade en Europe, Erdogan, en homme d’État retors et maître du double-jeu, a ainsi su se rendre incontournable. Membre de l’Alliance atlantique, il a retiré son véto quant à l’adhésion à celle-ci de la Suède et de la Finlande, tout en se positionnant comme le dernier et principal médiateur et interlocuteur avec Moscou (accords sur le blé ukrainien). Dans leur folle et inconséquente politique anti-russe et pour une guerre qui n’est pas la leur, les Européens sont prêts à toutes les humiliations et les compromissions avec le Sultan.
Le ministre de l’Energie azéri avait assuré que les exportations de gaz en Europe allaient augmenter de 30% cette année… pour palier au gaz russe.
Oubliés donc, l’occupation illégale turque du nord de Chypre depuis 1974, son chantage migratoire, ses liens troubles avec des milices jihadistes en Syrie, en Libye et ailleurs, son soutien de l’islamisme radical dans le monde arabe comme au cœur de l’Europe et enfin, les menaces d’Ankara contre la France en 2020 et la Grèce, encore ces dernières semaines…
Quant à l’Azerbaïdjan, on apprenait le même jour où elle organisait son attaque, que le ministre de l’Energie azéri avait assuré que les exportations de gaz en Europe allaient augmenter de 30% cette année… pour palier au gaz russe !
Dès lors, on comprend mieux pourquoi ces évènements du Caucase n’ont suscité que très peu d’émotion chez les dirigeants occidentaux qui se sont bien gardés de prendre parti ou de dénoncer l’envahisseur. Les médias ont préféré couvrir massivement les funérailles de la Reine d’Angleterre et bien sûr la « victoire » ukrainienne, plutôt que d’évoquer le sort des Arméniens, pourtant eux aussi partenaires de l’Europe comme les Ukrainiens.
Pour les Occidentaux, toutes les victimes ne se valent pas. Il y a des dictatures et des autocrates fréquentables et d’autres non.
Exsangue depuis la guerre de 2020, privé de richesses et de ressources face à un voisin agressif, puissance pétrolière surarmée et soutenue par la Turquie, le plus vieil Etat chrétien de la planète est attaqué par deux Etats islamiques qui ont juré de le faire disparaître. Pourtant, l’Arménie fut la grande oubliée de l’actualité. Pour elle, ce ne fut que silence, indifférence voire omerta. Pour les Occidentaux, toutes les victimes ne se valent pas. Il y a des dictatures et des autocrates fréquentables et d’autres non. Question d’idéologie ou de gros sous ! En attendant, cette diplomatie de l’émotionnel à deux vitesses, ce deux poids deux mesures honteux et indécent dans ses postures morales ne fait que discréditer un peu plus l’Europe auprès de ses partenaires comme de ses vrais ennemis, qui n’ont que mépris pour ceux qui abandonnent les leurs.
Enfin, au-delà de ces considérations, cet énième épisode, peu glorieux pour les Européens, vient pitoyablement confirmer que la politique à courte-vue de ses dirigeants condamne l’Union européenne à ne rester qu’un nain géopolitique jusqu’à son effondrement inéluctable.
Roland Lombardi
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