La politique étrangère Tunisienne version Qatarie?
juillet 29, 2012
29 JUILLET 2012
par Werner Ru
La thèse ne manque pas d’arguments bien qu’elle soit récusée par les autorités de Tunis, Cf. Yaroslav BILINSKI, Tunisia and France, 1956-1970, Relations between the ex-protectorate and the metropolis, University of Delaware, décembre 1971. multigr, Bibliogr, pp. 105-109
Werner Ruf, nous livre son analyse sur, la diplomatie tunisienne du gouvernement islamiste de Hamadi Jebali, celle de Bourguiba et de l’ex-président déchu Ben Ali.
Tunis Tribune : La politique étrangère de Bourguiba, c’est quoi ?
Werner Ruf : Il faut distinguer deux phases : La première qui dura de 1956 à 1961 et la deuxième de 1962 jusqu’au putsch de Ben Ali. Au moment de la signature du protocole de l’indépendance le 20 mars 1962 la Tunisie n’était nullement indépendante : La France voulait se réserver la politique étrangère de la Tunisie, les troupes françaises restaient stationnées sur le territoire tunisien. En poursuivant sa stratégie « Bouguibiste » Habib Bourguiba mettait constamment la France devant des faits accomplis, par exemple en nommant des ambassadeurs à l’étranger. Cette stratégie réussissait notamment pendant la IV République Française quand Bourguiba réussit à mobiliser une partie de la classe politique française pour ses buts en mettant la France devant les contradictions de sa propre politique et en exerçant aussi une pression morale qui misait sur les contradictions entre les actes et les paroles du gouvernement français. Ainsi la crise qui suivit le bombardement de la ville de “Sakiet Sidi Youssef ” par l’aviation française était habilement utilisée pour parvenir – avec le soutien massif des Etats-Unis – à l’évacuation du territoire tunisien par l’armée française, sauf la base de Bizerte.
La crise de Bizerte – et plus tard la nationalisation des terres de colonisation – mettait en relief les limites du Bourguibisme: Les affrontements sanglants à Bizerte, provoqués par le gouvernement tunisien, avaient pour but l’occupation des puits de pétrole d’Edjeleh avant l’indépendance de l’Algérie. Donc l’argumentation morale concentrée sur les combats de Bizerte ne touchait pas le fonds du problème. En plus, la V République de Charles de Gaulle s’avérait résistante à l’argumentation moralisante Bourguibiste.
La deuxième phase était celle d’un Etat « normal » qui avait réussi à conquérir ses attributs de souveraineté. Elle excellait par deux faits : La politique bourguibienne restait fondamentalement pro-occidentale en essayant de tirer profit économiquement de cette fidélité et de jouir du prestige que le petit pays avait acquis durant la première phase, une politique qui se manifesta par exemple dans l’élection de Mongi Slim à la présidence de l’assemblée générale de l’ONU.
Comment évaluez-vous la diplomatie tunisienne sous l’ère de Ben Ali ?
Ben Ali continua grosso modo la même politique pro-occidentale de Bourguiba. Il ouvrit grandement le pays aux investisseurs économiques étrangers et se faisait présenter comme l’élève docile du néo-libéralisme – bien plus que Bourguiba ne l’aurait probablement fait. Mais surtout : La politique étrangère fut sujette aux pouvoir personnel de Ben Ali et à son caractère vaniteux : Les ouvertures économiques étaient accompagnées d’une corruption à grande échelle, érigée en système et de la chasse aux prix de toute sorte pour faire rayonner les compétences d’un président qui n’existaient nullement. Cette dimension de la politique étrangère tournait même au ridicule quand Ben Ali réussit à s’acheter un prix des droits de l’homme.
Quelle est votre analyse de la diplomatie tunisienne de l’après Ben Ali ?
Il y a des indices clairs que la politique étrangère sous l’égide du parti islamiste Ennahda s’oriente davantage sur le Conseil de Coopération du Golfe sous le leadership de l’Arabie Saoudite et du Qatar. Tout en continuant la politique néo-libérale de l’ancien régime vers l’Union Européenne le nouveau gouvernement tunisien ouvre la porte grandement aux investissements des pays du Golfe, notamment le Qatar, Mais aussi politiquement il semble suivre inconditionnellement les buts de ces pays comme le démontre son attitude face au conflit syrien ou l’extradition de l’ex-premier ministre libyen Al Baghdadi Mahmoudi.
Le ministre des Affaires étrangères est devenu la risée de la toile et des réseaux sociaux. Beaucoup de critique et d’ironie dû à ses sorties chaotiques sur des sujets divers. Il est épinglé pour l’exemple à sa méconnaissance des dossiers diplomatiques et la légèreté de ses analyses. Quel est votre avis à ce sujet ? (Le ministre a récemment pris Istanbul pour la capitale de la Turquie au lieu d’Ankara ou l’histoire des 500 km des côtes tunisiennes)
Je pense qu’il s’agit là d’un débat intérieur tunisien dans lequel je ne voudrais pas m’immiscer. Encore est-il que le choix de ministres devrait aussi dépendre de certaines compétences concernant son ressort – ne serait-ce que pour affirmer son autorité à l’étranger autant que vers son propre corps diplomatique.
Certains néoconservateurs prétendent aujourd’hui que l’intervention américaine en Irak a préparé le terrain pour les révolutions arabes. Qu’en pensez-vous ?
En effet, le président américain George W. Bush, fer de lance ces néo-conservateurs, avait déclaré tout haut que sa politique vers le Proche Orient visait à démocratiser la région («Democratising the Middle East »). Il faut savoir cependant qu’au moins dans la tradition américaine le terme de démocratie est intimement lié à la notion d’économie de marché. Ainsi démocratisation implique toujours le modèle économique libéral et, surtout, l’ouverture des marchés. C’était d’ailleurs le but principal de la guerre contre l’Iraq. Au-delà du contrôle des ressources pétrolières c’est le contrôle des routes de transports du pétrole et du gaz, c’est-à-dire des réseaux gigantesques de pipelines qui déterminent les géostratégies actuelles: Là réside l’importance de l’Afghanistan. Au-delà de ses ressources il s’agit de l’accès aux richesses du bassin caspien dont les richesses pétrolières et gaziers sont évacués jusqu’à présent presque exclusivement à travers le territoire russe dans des pipelines gigantesques qui rejoignent l’Europe. Et qui dit contrôle géostratégique veut dire aussi non seulement sécuriser les ressource mais aussi contrôler les routes d’accès et de transport des autres, en ce cas notamment de la Chine.
Derrière le concept de la « démocratisation du Moyen Orient » se cache clairement un projet impérialiste de domination américaine, aussi envers ses alliés. C’est justement ce qui explique la participation massive des pays occidentaux dans la guerre de l’Afghanistan: Seule la participation à la guerre leur permet de participer aussi au partage du butin, c’est-à-dire à faire valoir leurs intérêts dans les négociations sur le stat futur de la région.
Le bilan de cette politique à courte vue qui parle de démocratie et ne vise que des intérêts économiques est désastreux : Partout où il y a eu depuis 2001 une intervention militaire occidentale le résultat est la destruction des Etats qui sont devenus des « Etats en délitement »: L’Afghanistan, l’Iraq, la Libye que je compte dans cette catégorie et bientôt probablement la Syrie.
Quelle est actuellement la meilleure politique arabe à votre avis ?
Permettez-moi de répondre par une contre-question : Y a-t-il, actuellement, une politique arabe – ou plutôt une politique d’islamisation au profit des pays arabes les plus réactionnaires ?
A votre avis, va-t-on vers la guerre en Syrie à court terme ?
A mon avis nous sommes déjà en pleine guerre: A part l’Algérie, la Syrie (et le Liban) sont les derniers régimes séculiers qui restent dans la région. C’est un fait que depuis le printemps 2011 l’Arabie Saoudite et le Qatar soutiennent des rebelles, qu’ils organisent la contrebande d’armes et l’entrée de groupes armées généralement d’obédience islamiste militante. D’après un journal conservateur (!) allemand il y a actuellement au moins trois mille Afghans libyens en Syrie – sans parler des combattants islamistes infiltrés à partir de l’Iraq et probablement, avec l’aide de la CIA, à partir de la Turquie. C’est une vraie guerre à laquelle participent pour le moins indirectement nombreux pays de la région et, à travers la Turquie pour le moins, l’OTAN. Et cette guerre est en train de provoquer une guerre civile non seulement en Syrie mais aussi au Liban.
Je pense qu’il y a un mélange d’intérêts stratégiques occidentaux et arabes à la fois: La chute de la dictature des Assad serait un affaiblissement substantiel de l’Iran, mais aussi de la position de la Russie dans le Proche Orient. L’Occident soutient les despotes du Golf qui de leur côté instrumentalisent les Sunnites afin d’assurer leur domination tout en islamisant les pays du Maroc jusqu’au Croissant Fertile. Le but majeur de cette stratégie est de forger une alliance régionale contre l’Iran sur la base d’un nouvel axe Riad – Tel Aviv. En même temps cette nouvelle puissance qui se forme autour des pays du Conseil de Coopération du Golfe est garante de l’approvisionnement en pétrole de l’Occident. La chute du système de Téhéran couronnerait cette étrange « démocratisation » sur fonds islamiste wahabite – et assurerait un « ordre » régional qui permettrait de réduire la présence militaire américaine en temps de crise économique et de nouveaux défis dans l’Océan Pacifique.