La « responsabilité de protéger » des civils ou des intérêts?
octobre 12, 2012
Julie Lévesque
La notion de « responsabilité de protéger » est un leurre. Étayée sur un principe moral inattaquable, à savoir la protection des civils, elle devient par le fait même, incontestable. Le principe porte pourtant bien son nom, puisque sa mise en œuvre a en effet pour but de protéger. Cependant l’idée de protéger des civils sert uniquement d’appât pour galvaniser l’opinion publique, car en réalité on ne protège rien d’autre que des intérêts géostratégiques et financiers.
L’histoire récente le démontre à merveille. Le concept a été invoqué dans le cas de la Libye et il l’est aujourd’hui dans le cas de la Syrie. La tactique est la même et ne date pas d’hier. En 1981, la CIA a élaboré un plan « visant à installer un gouvernement pro-étasunien en Libye. Ce plan comprenait un “programme de ‘désinformation’ destiné à embarrasser Kadhafi et son gouvernement; la création d’un ‘contre-gouvernement’ pour contester sa prétention au leadership national; ainsi qu’une campagne paramilitaire progressive constituée d’opérations de guérilla à petite échelle” ». (William Blum, Killing Hope, Common Courage Press, 2004, p.283, cité dans Julie Lévesque, LIBYE : Opération clandestine et propagande de guerre, 20 octobre 2011.)
On a diabolisé Kadhafi, créé le Conseil national de transition et armé et financé une guérilla. On diabolise maintenant le gouvernement syrien, démocratiquement élu, on a créé le Conseil national syrien et on arme et finance une guérilla (Armée syrienne libre). La tactique des rebelles « prodémocratie » ayant été amplement documentée et utilisée à maintes reprises par le passé, qu’il s’agisse des rebelles en Haïti en 2004, des moudjahidines en Afghanistan et des Contras au Nicaragua dans les années 1970-80 ou de l’Armée de libération du Kosovo dans les années 1990, l’aveuglement médiatique général ne peut s’expliquer que par une propagande concertée alliant désinformation et censure.
Le Qatar, l’Arabie Saoudite, la Turquie et les pays de l’OTAN tiennent-ils vraiment à protéger des civils en Syrie? Si c’était le cas, ils n’appuieraient pas une rébellion armée qui y commet des massacres (Houla) et blâme le gouvernement afin de nourrir une sinistre propagande de guerre.
Pour le général étasunien hautement décoré Smedley Buttler, les guerres sont l’expression des rivalités économiques. Dans son livre La guerre est un Racket paru en 1935, il se décrit lui-même comme « le racketteur du capitalisme » :
J’ai passé 33 ans de ma vie chez les Marines à jouer Monsieur Muscle pour les affaires, pour Wall Street et les banquiers. Bref, j’ai été le racketteur du capitalisme. (Smedley Butler, La guerre est un racket, Lemme, 2008)
Et c’est cette rivalité qui s’exprime actuellement au Moyen-Orient. Manlio Dinucci explique la situation syrienne et ce que l’on veut réellement protéger :
Comme en Libye, on a fiché un coin dans les fractures internes pour provoquer l’écroulement de l’état, en instrumentalisant la tragédie dans laquelle les populations sont emportées. Le but est le même : Syrie, Iran et Irak ont signé en juillet 2011 un accord pour un gazoduc qui, d’ici 2016, devrait relier le gisement iranien de South Pars, le plus grand du monde, à la Syrie et ainsi à la Méditerranée. La Syrie où a été découvert un autre gros gisement près de Homs, peut devenir un hub de couloirs énergétiques alternatifs à ceux qui traversent la Turquie et à d’autres parcours, contrôlés par les compagnies étasuniennes et européennes. Pour cela on veut la frapper et l’occuper. (Manlio Dinucci, L’art de la guerre. Syrie : l’Otan vise le gazoduc, 9 octobre, 2012)
Lorsque l’on demande à ceux qui prônent les interventions dites humanitaires, pourquoi devrait-on intervenir ici plutôt que là, ils ne donnent jamais la vraie raison : les pays de l’OTAN et leurs alliés n’invoquent pas la responsabilité de protéger pour des conflits où leurs intérêts ne sont pas menacés. Le conflit le plus meurtrier depuis la fin de la deuxième guerre mondiale a eu lieu au Congo, pourtant on n’a jamais suggéré d’y intervenir. Cela prouve que même si l’intention derrière ce concept est noble, ceux qui ont encouragé sa création et peuvent l’employer, c’est-à dire les grandes puissances, veulent protéger autre chose que des civils:
Malgré 8 ans de guerre au Congo (de 1996 à 2003), un nombre de victimes estimé entre quatre et dix millions et les risques de conflit qui perdurent, l’intérêt du Canada pour ce pays depuis 1995 s’est limité presque essentiellement à la richesse minérale […]
Outre les liens directs avec les politiciens, le Canada a d’autres raisons de ne pas surveiller ou tenter de stopper l’exploitation des ressources dans la République démocratique du Congo (RDC) […] Les gouvernements ont rendu le droit fiscal favorable au minières et maintenu une « tradition longue et minable de compagnies aux actions cotées en cents mal réglementées » […]
Le Monde Diplomatique rapporte que les compagnies minières Barrick et Banro « finançaient des opérations militaires [en RDC] en échange de contrats lucratifs ». Un reportage dans Z Magazine en 2006 signalait que Barrick « est active dans la ville de Watsa, au nord-ouest de la ville de Bunia, l’endroit le plus violent du Congo. La Force de défense du peuple ougandais (FDPO) a contrôlé les mines de façon intermittente durant la guerre. Des responsables de Bunia affirment que des dirigeants de Barrick sont venus dans la région en avion escortés par la FDPO et le Front patriotique rwandais (FPR) afin de surveiller et inspecter leurs intérêts miniers […]
[S]oixante-quinze pourcent des ressources minières en RDC sont détenues par des compagnies étrangères. Le Congo se situe au 142e rang mondial de l’indice de développement humain et au 158e rang en ce qui a trait au PIB par habitant. « Le profit va uniquement aux compagnies, pas aux Congolais » […] (Gwalgen Geordie Dent, Mining the Congo. Canadian mining companies in the DRC, 26 mai 2007.)
Un document récent du collectif québécois Échec à la guerre, opposé à toute intervention militaire en Syrie ou ailleurs comme solution aux conflits, déconstruit la notion de responsabilité de protéger et explique son origine. Si le fascicule est juste dans son ensemble et s’oppose à cette doctrine, il se base toutefois sur une lecture en partie erronée des événements et omet les réelles luttes de pouvoir externes ayant nourri les conflits en question :
Lors des conflits yougoslaves, entre 1990 et 1995, et lors du génocide du Rwanda de 1994, il a été impossible pour la communauté internationale d’intervenir afin de protéger réellement la population, et cela a suscité un grand sentiment d’impuissance chez plusieurs. En ex-Yougoslavie en 1995, les forces de protection de l’ONU (Forpronu), avec plus de 38 000 Casques bleus, ont été incapables d’éviter le massacre de Srebrenica malgré un mandat qui incluait la protection des civils et la surveillance des zones démilitarisées.
L’OTAN est donc intervenue en 1995 afin de « protéger les civils ». Il s’agissait d’un prélude au concept de responsabilité de protéger, puisque cette intervention semblait montrer que les forces de l’ONU pouvaient être insuffisantes pour maintenir la paix sur le plan international. Dans les faits, l’OTAN, dirigée par les États-Unis a court-circuité la capacité de l’ONU d’intervenir efficacement dans ce conflit.
L’explication des origines du concept porte à confusion en disant qu’il a été « impossible pour la communauté internationale d’intervenir afin de protéger réellement la population » dans les conflits yougoslave et rwandais. D’une part, il s’agit davantage d’un refus d’intervenir. D’autre part, cela occulte le rôle de la soi-disant communauté internationale dans ces conflits.
Les conquêtes géostratégiques et financières passe la plupart du temps par la diabolisation d’un groupe et/ou d’un dirigeant nuisant à ces conquêtes : les Serbes et Slobodan Milosevic, Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi et maintenant Bachar Al-Assad. Michael Parenti, spécialiste du conflit yougoslave, dissipe les écrans de fumée de la propagande antiserbe qui perdurent depuis les années 1990 et son analyse révèle les similitudes entre la déstabilisation des Balkans et celle du Moyen-Orient.
Des divers peuples yougoslaves, ce sont les Serbes que l’on a diabolisés, car ils représentaient la nationalité la plus importante et la plus opposée au démantèlement de la Yougoslavie […] Des atrocités ont été commises des deux côtés dans la bataille, une bataille encouragée par les puissances occidentales […] Toutefois les reportages ont été systématiquement partiaux. Les […] atrocités commises par des Croates et des musulmans envers les Serbes se sont rarement rendus dans la presse étasunienne […] Au même moment, on mettait l’accent sur les atrocités commises par les Serbes, allant même parfois jusqu’à en fabriquer. Le discours officiel, fidèlement répété par les médias des États-Unis, était que les Serbes bosniaques commettaient toutes les atrocités. (Michael Parenti, The Media and their Atrocities, mai 2000.)
On assiste depuis à une répétition de cette tactique de désinformation. Ces médias et ces intellectuels qui ont pris position en faveur des rebelles syriens et libyens et se réclament de la responsabilité de protéger font de la propagande de guerre, laquelle enfreint l’Article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations Unies en 1976 : « Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi. »
Quels étaient les véritables enjeux du conflit yougoslave? Dans son livre paru en 1998,Poker Menteur : Les grandes puissances, la Yougoslavie et les prochaines guerres, Michel Collon explique que la Yougoslavie représentait un carrefour stratégique recelant quatre enjeux : 1) le contrôle des routes du pétrole et du gaz; 2) la domination de l’Europe de l’Est; 3) l’affaiblissement et la maîtrise de la Russie; 4) l’assurance de bases militaires. (Michel Collon, Poker Menteur : Les grandes puissances, la Yougoslavie et les prochaines guerres, Editions Aden, 1998, p. 129.)
On le voit, les seules différences entre la déstabilisation des Balkans au siècle dernier et celle du Moyen-Orient à l’heure actuelle sont l’endroit à conquérir et le rival à affaiblir. À la Russie, alliée de la Syrie et toujours dans la ligne de mire, il faut maintenant ajouter l’Iran que l’on menace d’attaquer pour de fausses raisons.
Bref, ce modus operandi machiavélique est vieux comme le monde : diviser pour régner. Les médias dominants des États membres l’OTAN servent à le camoufler en relayant la propagande guerrière des stratèges de l’Alliance, le bras armé de l’élite politique et financière occidentale, et de leurs alliés du Golfe. Rappelons-le, le Qatar et l’Arabie Saoudite sont des monarchies répressives n’ayant aucune crédibilité en termes de démocratie et de protection des civils. Or, les médias mainstream n’ont jamais évoqué l’absurdité et l’hypocrisie patente du cercle autoproclamé d’« amis de la Syrie » dont ils font partie avec les membres de l’OTAN.
La responsabilité de protéger, un instrument illégal aux yeux du droit international et contraire à la Charte de l’ONU, sert à légitimer des interventions militaires visant uniquement à assurer la domination des intérêts financiers et géostratégiques. Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts et les intérêts des « amis de la Syrie » n’ont rien à voir avec la protection des civils ou la démocratisation : ils arment et financent des groupes antidémocratiques, salafistes et djihadistes qui tuent des civils et des représentants du peuple, élus démocratiquement.
Le document d’Échec à la guerre, bien qu’il voit l’interventionnisme comme de l’impérialisme, conclut :
Une intervention est possible, mais il est impératif qu’elle réponde à des critères très stricts. Entre autres, il doit exister des preuves substantielles d’un génocide et l’intervention doit demeurer un dernier recours après que les mesures diplomatiques, le blocage des flux d’armement, les sanctions économiques aient été inefficaces.
Or, les sanctions économiques font partie de la guerre et tuent elles aussi. Avant l’invasion de l’Irak en 2003, un demi-million d’enfants irakiens sont morts des conséquences de telles sanctions. À la question « leur mort a-t-elle valu le coup? », l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, qui a joué un rôle important dans les conflits des Balkans et à qui Barack Obama a décerné l’orwellienne « Médaille de la liberté », a répondu « nous croyons que oui ».
Si l’on veut réellement protéger les civils d’atrocités, il faudrait commencer par traduire en justice les criminels de guerre comme Mme Albright et les médias qui battent les tambours de guerre. Pourquoi ne pas tenter d’« imposer des sanctions économiques aux États-Unis en raison de leur lignée sanglante de crimes contre la paix »?
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