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Afghanistan : Que va-t-il se passer après 20 ans de guerre ?


Publié par Gilles Munier sur 22 Octobre 2021, 08:07am

Catégories : #Afghanistan

Revue de presse : Les Crises (19/10/21)*

James W. Carden s’entretien avec Anatol Lieven, intellectuel et journaliste, à propos de l’héritage américain et de l’ascension des Talibans

Le lundi 30 août à 3h29, heure de New York, un avion de transport C-17 décollait de l’aéroport international de Kaboul, Hamid Karzai, en Afghanistan, mettant fin à la plus longue guerre des Etats-Unis.

Cette guerre a coûté la vie à au moins 48 000 civils afghans, 2 461 soldats américains, 66 000 membres de la police militaire nationale afghane et 1 144 membres alliés de l’Otan.

Le projet Coup de la guerre de l’Université Brown a estimé que les guerres déclenchées après le 11 septembre 2001 ont couté la vie à environ 1 million de personnes et déplacé plus de 38 millions de personnes avec un coût pour le gouvernement américain de plus de 6 400 milliards de dollars.

Afin de comprendre ce qu’il s’est passé en Afghanistan, j’ai interviewé Anatol Lieven qui est chargé de recherche principal sur la Russie et l’Europe au Quincy Institute for Responsible Statecraft [Institut pour une gouvernance responsable, NdT]. Il a été professeur à l’Université Georgetown au Qatar et au département des études de guerre au King’s College de Londres.

De 1985 à 1998, Lieven a travaillé comme journaliste britannique en Asie du Sud, dans l’ex-URSS et en Europe de l’Est et a couvert les guerres en Afghanistan, Tchétchénie et au sud Caucase.

James W. Carden : Commençons par ceux qui ont lancé l’attaque suicide sur l’aéroport le 26 août. Qui est l’Etat islamique de la province de Khorasan (EIPK) ?

Anatol Lieven : C’est un groupe hétérogène et la première chose à dire est qu’ils ne sont pas arabes. L’EIPK n’a pas été fondé par des Arabes et leurs leaders ne sont pas des Arabes venu en Afghanistan depuis le Moyen-Orient. Donc, ce n’est pas une branche de l’EI mais plutôt un de ces mouvements locaux qui ont pris le nom d’EI.

Il est constitué de trois groupes principaux. D’abord des Pakistanais, essentiellement des militants pachtounes affiliés aux talibans pakistanais qui ont été repoussés en Afghanistan par l’armée pakistanaise lorsqu’elle a lancé son offensive pour écraser la rébellion au Pakistan ces dernières années. Le deuxième élément majeur sont les combattants internationaux en Afghanistan, provenant souvent de l’ex-URSS : Tchéchènes, Daghestanais, Ouzbeks, ainsi que des combattants arabes qui ont fui l’Irak et la Syrie. Le troisième élément sont des transfuges des rangs des talibans afghans qui ont fait défection pour une raison ou pour une autre, parfois parce qu’ils étaient irrités par les négociations des talibans avec l’Occident ou par leur promesse de ne pas soutenir le jihad international.

Mais le point principal à savoir sur l’EIPK c’est qu’il s’est engagé à continuer le jihad international. Il a toujours été très clair à ce sujet d’autant plus que leurs rangs sont constitués de personnes qui, pour des raisons évidentes, ce sont engagées à continuer les campagnes de terreur en ex-URSS et au Pakistan.

L’EIPK est également totalement sectaire et anti-chiite et a lancé il y a quelques années une série de terribles attaques sur des hopitaux, des écoles et des marchés chiites en Afghanistan ainsi qu’au Pakistan. Ils sont intimement liés à des groupes terroristes sectaires au Pakistan dont on a dit qu’ils étaient soutenus par l’Arabie saoudite. Il y a, si on veut, une quantité de durs à cuire qui veulent vraiment utiliser l’Afghanistan comme base pour le jihad international. Il y a eu une rivalité féroce entre l’EIPK et les talibans afghans pour le pouvoir, donnant lieu à des combats sérieux entre eux. En effet, la dernière fois que j’étais en Afghanistan, on m’a dit qu’il y avait eu une coopération de facto entre les talibans, le gouvernement afghan et l’armée de l’Air américaine contre I’EI.

C’est donc de là que provient I’EI en Afganistan.

JWC : En 2011 vous avez écrit un livre à succès sur la région intitulé Pakistan: un pays difficile et j’aimerais mieux comprendre le rôle joué par le Pakistan dans la défaite américaine, ses relations avec l’EIPK et son rôle constant dans le soutien au terrorisme international.

AL : Et bien, le rôle du Pakistan est extrêmement, extrêmement compliqué. On me demande sans cesse : pourquoi le Pakistan a-t-il joué un double jeu en Afghanistan ? Et ma réponse est qu’il n’y a pas eu de double jeu. Le Pakistan a joué un jeu simple qui était un jeu pakistanais. Ils ont poursuivi ce qu’ils estimaient être les intérêts nationaux du Pakistan, qui malheureusement entraient en conflit avec les nôtres, ou ce qu’on pensions être les nôtres en Afghanistan. Ce que le Pakistan a fait de manière assez constante pendant toutes ces années a été de donner refuge aux talibans afghans. Les talibans afghans sont composés d’Afghans, principalement des Pachtounes étroitement liés aux Pachtounes du Pakistan, qui constituent environ un cinquième de la population et qui vivent dans les régions frontalières.

Ils ont toujours bénéficié d’un refuge au Pakistan, et ce pour deux raisons. La première est que le Pakistan voulait une force en Afghanistan qui cadrait avec les intérêts et souhaits pakistanais et surtout qui ne prendrait jamais le parti de l’Inde contre le Pakistan comme l’avait fait les précédents régimes afghans. C’était également basé sur l’analyse, qui s’est révélée exacte, selon laquelle les Etats-Unis échoueraient en Afghanistan – que l’Occident ne resterait pas et que nous partirions tôt ou tard.

Voilà pour la première raison. La seconde a été totalement ignorée par la plupart des médias occidentaux. Voici ce qu’on me disait au Pakistan : « Ecoutez, dans les années 80, l’Union soviétique, une puissance impériale étrangère, a occupé l’Afghanistan et tout le monde nous disait, depuis notre propre gouvernement jusqu’aux Etats-Unis ou l’Arabie saoudite, qu’il était de notre devoir de soutenir la résistance afghane au nom de l’Islam. On les a donc soutenus. Aujourd’hui, on a un autre son de cloche alors qu’une force impériale occupe l’Afghanistan et vous nous dites qu’il est de notre devoir de combattre la résistance afghane et de soutenir les marionnettes qui sont au pouvoir à Kaboul ? Alors, franchement, allez au diable, on fera ce qu’on a toujours fait. On soutiendra nos frères afghans dans leur combat contre une occupation étrangère et impériale de leur pays. »

Alors, ce qu’il faut comprendre c’est que le gouvernement pakistanais, dont certains dans ses propres rang et une partie de l’armée présidait une population qui – au moins au nord du pays – soutenait massivement les Talibans afghans. Et, lorsque [Pervez] Moucharaf, le dictateur militaire de l’époque, en 2003-2004 sous la pression américaine, a mollement essayé de réprimer, non pas les combattants talibans afghans mais les étrangers, tels les Arabes, Tchétchènes et autres affiliés aux talibans dans les zones frontalières pakistanaises, cela a déclenché une rébellion qui a duré 15 ans.

Et cela continue sous la forme de l’EI en Afghanistan, ce qui a coûté la vie à plus de 60 000 civils pakistanais, 5 000 militaires morts, des milliers de policiers, cinq généraux, etc. Benazir Bhutto, deux fois Premier ministre du Pakistan, a été assassinée en 2007 pour cette raison. Et cela illustre le degré de soutien aux talibans afghans que vous avez également dans certaines parties de la société. Mais la situation se complique encore, car finalement, et après de nombreuses hésitations, l’armée pakistanaise a pris des mesures très sévères à l’encontre des rebelles pakistanais qui se désignent eux-mêmes comme des talibans pakistanais, tout en continuant à abriter les talibans afghans.

Et l’une des raisons pour lesquelles vous avez maintenant cette division amère entre I’Etat islamique en Afghanistan et les talibans afghans est que les talibans afghans ont pris le parti du Pakistan contre les talibans pakistanais. Et s’ils ne les ont pas vraiment combattus, ils ont fait beaucoup pour maintenir le calme dans certaines régions du Pakistan et les empêcher de rejoindre la révolte islamiste.

Le Pakistan est donc très heureux que les talibans aient gagné en Afghanistan, mais il attend d’eux qu’ils continuent à se battre contre I’EI, qui est un ennemi mortel de l’État pakistanais actuel. Et tout ce que je peux dire, c’est que si cela paraît compliqué, c’est vraiment le cas.

Je pense qu’une partie du problème de la politique américaine et même britannique dans cette partie du monde est que si vous n’êtes pas prêt à étudier et à gérer une extrême complexité et des changements continuels d’allégeance – si vous n’êtes pas prêt à affronter cela – eh bien, vous ne devriez pas intervenir en Afghanistan parce que c’est un endroit compliqué.

JWC : Y a-t-il une différence entre les talibans de 2001 et les talibans de 2021 ?

AL : Je pense qu’en ce qui concerne leur comportement international, nous pouvons croire leurs garanties, pour deux raisons. La première est qu’ils ne sont pas idiots. Et ils me l’ont dit eux-mêmes – pas les hauts dirigeants, évidemment, mais des talibans de base m’ont dit : « Nous ne sommes pas idiots ; nous savons ce qui nous est arrivé à la suite du 11 Septembre. Nous dirigions l’Afghanistan, nous avions conquis la majeure partie du pays, nous avions mis en place notre État, puis le 11 Septembre a tout gâché. Nous n’allons pas recommencer, ne vous inquiétez pas. »

Mais le deuxième point, plus important encore, est qu’ils ont fait cette promesse, non seulement aux États-Unis et à l’Occident, mais aussi à la Russie, à la Chine, au Pakistan et à l’Iran. Et tous ces pays ont un intérêt majeur à s’opposer au terrorisme international.

Le terrorisme islamique sunnite international menace tous ces pays de différentes manières. Les Talibans ne peuvent pas se permettre de s’aliéner tout leur voisinage. S’ils le font, leur régime ne durera vraiment pas et ils seront totalement isolés, et pas seulement sur le plan économique. Rappelez-vous, ils n’ont pas d’accès à la mer. Mais aussi, vous aurez alors un retour aux années 1990 dans lequel la Russie et l’Iran soutiendront les mouvements d’opposition au Pakistan, et en Afghanistan, contre eux. Je pense donc que vous pouvez leur faire confiance sur ce point.

Vous pouvez également leur faire confiance pour la répression du trafic d’héroïne, qu’ils ont également promis de faire, car ils l’ont déjà fait auparavant : en 2000 et 2001, ils l’ont fait dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance internationale.

Donc, sur ces questions, vous pouvez leur faire confiance. Sur le plan intérieur, cependant, la question est beaucoup plus ouverte, car il y a là des idéologues vraiment purs et durs qui sont déterminés à réintroduire le type d’émirat islamique qui existait avant le 11 Septembre.

JWC : Venons-en au rôle du gouvernement américain dans la défaite. Dans un article récent pour le Quincy Institute for Responsible Statecraft, vous avez écrit que des généraux américains comme H. R. McMaster, qui a été le premier conseiller à la sécurité nationale du président Donald Trump « ont systématiquement désinformé de multiples administrations, le Congrès et le peuple américain sur l’état réel des forces afghanes qu’ils avaient créées… La question la plus importante que les Américains doivent se poser à la suite de la chute de Kaboul est : qu’est-ce qu’il y a dans le système américain qui a permis à ces mensonges de passer avec si peu de contestation ? »

J’aimerais avoir votre avis sur la question. Comment pensez-vous qu’ils ont pu s’en sortir en mentant, comme vous le dites, systématiquement pendant deux décennies ?

AL : Eh bien, ce n’est pas seulement une question d’opinion. En effet, les rapports de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan et les Afghanistan Papers, publiés dans le Washington Post, en témoignent. Donc, tout cela est maintenant un fait avéré. Je pense qu’il y a vraiment deux choses. Premièrement, je suppose que nous pouvons avoir une certaine sympathie pour les militaires dans la mesure où ils n’aiment pas perdre et ne veulent pas nécessairement partir en guerre. Et je suppose que pour être charitable envers eux, on pourrait dire qu’ils se mentent à eux-mêmes ainsi qu’à nous, ce qui est possible.

Je pense qu’il est également essentiel de comprendre les structures de promotion militaire. Cette campagne a été menée de manière profondément dilettante par des personnes dont le seul instinct était de retourner à Washington, de gravir un nouvel échelon de l’échelle de promotion militaire, et pour cela, il faut travailler sur d’énormes programmes d’armement destinés à la Chine ou à la Russie, qui n’ont aucun rapport avec l’Irak ou l’Afghanistan, mais qui sont très importants pour le complexe militaro-industriel américain et le Congrès.

L’Afghanistan a été traité avec un profond manque de réel intérêt et de professionnalisme.

Il ne faut en aucun cas excuser les publics américain et britannique, les médias et le Congrès, car comme l’a souligné l’un de mes collègues, si vous regardez les principales chaînes d’information américaines, sur l’ensemble de l’année 2020, à elles seules, elles ont mentionné l’Afghanistan en moyenne cinq fois dans leurs principaux programmes d’information cette année-là. Donc, si le public, les médias et le Congrès ne se penchent pas sérieusement sur ce qui se passe, alors les généraux s’en tireront en disant aux gens ce qu’ils pensent pour couvrir leurs propres arrières.

James W. Carden est un collaborateur littéraire de Globetrotter et un ancien conseiller du département d’État américain. Auparavant, il contribuait à la rédaction d’articles sur les affaires étrangères pour The Nation, et ses travaux ont également été publiés dans Responsible Statecraft du Quincy Institute, The American Conservative, Asia Times, entre autres.

*Source : Les Crises

Version originale : Consortium News, James W. Carden, 13-09-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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