Après Mossoul, la dissolution de l’Irak et la fin du Moyen-Orient
mars 25, 2017
Par Nafeez Ahmed — 25 mars 2017
La bataille contre l’EI est une guerre que personne ne gagnera. Voici la véritable bataille qui devrait nous inquiéter – et que nous devrions livrer
Tous les yeux sont tournés vers la bataille pour Mossoul. La coalition va-t-elle vaincre ou non l’État islamique ? En fin de compte, cela importe peu. Si nous avons appris quelque chose au cours des quatorze dernières années de la « guerre contre le terrorisme » en Irak, c’est bien que les victoires durement remportées d’aujourd’hui peuvent très rapidement devenir les catastrophes épiques de demain.
Que vous soyez pro ou anti-guerre, les faits parlent d’eux-mêmes : le renversement de Saddam Hussein a créé un vide qui a été rempli par les extrémistes d’al-Qaïda, lesquels n’avaient auparavant aucune présence en Irak et se sont transformés en la force apocalyptique connue sous le nom d’État islamique, avant de s’étendre rapidement.
Mais la nature même de la bataille pour Mossoul est un signe parmi tant d’autres qui révèlent que le Moyen-Orient comme nous le connaissons n’existe plus, et ne reviendra jamais. La région est profondément enfoncée dans les affres d’une transition géopolitique irréversible vers un nouveau désordre instable.
Avant le 11 septembre, plusieurs stratèges néo-conservateurs considéraient que leur rôle consistait à déployer la puissance impériale américaine afin d’accélérer la dissolution du Moyen-Orient. En réalité, le Moyen-Orient tel que nous le connaissons est en train de se décomposer sous la pression de processus biophysiques plus profonds et plus lents : environnementaux, énergétiques, économiques. Ces processus laminent la puissance des États de la région depuis les coulisses.
Alors que les États s’affaiblissent, incapables de faire face aux défis fondamentaux qui pèsent sur eux en matière d’environnement, d’énergie et d’économie, le vide est comblé par des extrémistes. Toutefois, intensifier la lutte contre les extrémistes n’aborde pas ces questions plus profondes. Au contraire, cela produit plus d’extrémistes.
La guerre à Mossoul ne fera pas exception.
De Falloujah à Mossoul
« C’est Falloujah à une plus grande échelle », a déclaré Ross Caputi, un ancien marine américain qui a participé au deuxième siège de Falloujah en novembre 2004.
« J’ai entendu beaucoup d’histoires d’horreur sur les victimes civiles en provenance de Mossoul. Une de mes amies, qui travaille dans l’humanitaire, essayait de recruter des médecins volontaires pour une unité chirurgicale d’Erbil, où de nombreux cas parmi les plus graves étaient redirigés. Elle m’a dit que la situation était pire que ce qui est décrit dans les médias. »
Les inquiétudes de Caputi sont corroborées par les conclusions d’AirWars, dont le rapport des victimes de février indique que la coalition dirigée par les États-Unis tue maintenant plus de civils avec ses frappes aériennes que la Russie. Au cours de la première semaine de mars, le groupe a constaté qu’entre 250 et 370 civils avaient été tués par les forces de la coalition dirigées par les États-Unis qui ont pris l’assaut de l’ouest de Mossoul, ce qui est exponentiellement plus élevé que le décompte américain qui fait état de seulement 21 civils tués par les bombardements depuis novembre 2016.
Bien que les Russes ont globalement tué plus de personnes, Airwars a noté que les opérations du gouvernement irakien visant à récupérer l’est de Mossoul des mains de l’EI « ont coûté cher aux non-combattants piégés dans la ville. En janvier, le nombre de civils déclarés tués par les actions de la coalition a plus que doublé par rapport à décembre ».
La guerre pour Mossoul est le point culminant d’une guerre confessionnelle plus longue qui a précédé l’émergence de l’EI. Dès le départ, le gouvernement irakien soutenu par les États-Unis a marginalisé la minorité sunnite. Au fur et à mesure que l’insurrection sunnite contre l’occupation s’est intensifiée, les autorités américaines et irakiennes l’ont dépeinte comme guère plus qu’un soulèvement extrémiste mené par des fanatiques. En réalité, c’est l’occupation elle-même qui a radicalisé l’insurrection et entraîné al-Qaïda dans son vortex.
En tant que soldat à Falloujah, Caputi a vu de ses propres yeux qu’en 2004, l’insurrection n’était pas dominée par al-Qaïda. Au lieu de cela, selon lui, l’armée américaine ciblait et tuait ce qui était essentiellement des civils irakiens sous prétexte de cibler les insurgés d’al-Qaïda.
Il décrit un exemple stupéfiant : lorsque les médecins de l’hôpital principal de la ville ont annoncé que les bombardements américains avaient causé d’importantes pertes civiles, les militaires américains les ont officiellement considérés comme « personnel qui soutient les terroristes » et l’hôpital lui-même comme « guère plus qu’un nid de propagandistes insurgés » – parce qu’ils « avaient utilisé l’établissement pour faire des allégations de victimes civiles inexistantes ».
Finalement, les troupes américaines ont été dépêchées pour prendre le contrôle de l’hôpital à la veille du principal assaut américain sur Falloujah. Ceci, se remémore Caputi, a été considéré comme un succès en matière d’« opérations de renseignements » pour les États-Unis.
La destruction par l’armée américaine de Falloujah a été accompagnée par le rôle joué par le gouvernement central chiite irakien dans la présentation de la ville majoritairement sunnite comme un foyer d’extrémisme.
La guerre de Falloujah n’a jamais pris fin. Armées par les États-Unis, les forces irakiennes ont attaqué et bombardé Falloujah par intervalles presque quotidiennement depuis 2012. Ces opérations se sont intensifiées suite à la capture de la ville par l’EI en janvier 2014.
Au cours de cette période, la Syrie de Bachar al-Assad a permis aux agents d’al-Qaïda de se déplacer librement de part et d’autre de la frontière afin de renforcer l’insurrection irakienne contre les forces américaines. Cette politique, qui s’est poursuivie jusqu’en 2012, a contribué à la déstabilisation de l’Irak.
Mais al-Qaïda n’aurait pas pu intensifier son emprise en Irak sans la violence de l’armée américaine et du gouvernement irakien à l’encontre de la minorité sunnite, comme l’illustre Falloujah, qui a conduit certains membres de cette communauté à accepter l’EI comme un « moindre mal » – et a conduit certains à se radicaliser suffisamment pour rejoindre le mouvement.
L’avertissement
Les responsables américains ont été avertis de ce résultat dès les premiers temps de l’occupation. Pourtant, eux et leurs homologues irakiens ont peu appris de ce passé récent.
Selon Anne Speckhard, la consultante du Pentagone qui a conçu les parties psychologique et religieuse du programme de réhabilitation des détenus en Irak, les terroristes recrutaient et entraînaient des prisonniers au sein de Camp Bucca.
Les États-Unis ont essayé d’intervenir et de déradicaliser ceux qu’ils pouvaient, mais le programme de réhabilitation qu’elle a conçu n’a jamais été appliqué.
On trouvait parmi les prisonniers le fondateur et leader de l’EI, Abu Bakr al Baghdadi. D’autres commandants de l’EI étaient également à Camp Bucca – Abu Ayman al-Iraqi, Abu Abdulrahman al-Bilawi, Abu Muslim al-Kharasani, Fadel al-Hayali, Mohammad al-Iraqi, Mohammad Abd al-Aziz al-Shammari et Khalid al- Samarrai.
Cependant, les rafles militaires qui avaient mis al-Baghdadi et d’autres dans le camp de détention de Bucca étaient aveugles – participant d’une invasion et d’une occupation qui visaient les civils irakiens dans leur ensemble et ciblaient les sunnites de façon disproportionnée. Selon Speckhard, les estimations internes des autorités américaines à la fin de 2006 ont confirmé que seulement 15 % des détenus du camp Bucca étaient « de vrais extrémistes et partisans de l’idéologie d’al-Qaïda ».
Lorsque Speckhard a interviewé des ex-prisonniers de Camp Bucca en Jordanie en 2008, elle a découvert que les responsables américains n’avaient jamais véritablement mis en œuvre le programme de réhabilitation des détenus. Les anciens prisonniers lui ont raconté que les imams triés sur le volet par les autorités avaient l’habitude de se mettre de l’autre côté de la clôture de la prison et de lire des versets islamiques, pendant que les détenus riaient et leur crachaient dessus. « Ce n’était pas l’engagement que j’avais imaginé », a-t-elle déclaré.
Selon Speckhard, peu d’abus étaient reportés à Camp Bucca. « Les prisonniers m’ont dit qu’ils étaient torturés par les Irakiens et qu’ils étaient très contents d’être tombés entre nos mains plutôt que dans les leurs. »
Mais d’autres – dont d’anciens soldats et prisonniers – parlent d’abus qu’ils ont vus de leurs propres yeux ou subis. Selon ces preuves, sous la tutelle des États-Unis, les 24 000 prisonniers de Camp Bucca, en majorité sunnites, ont été régulièrement victimes d’abus systématiques et de tortures si brutales qu’elles aboutissaient souvent à la mort.
Un rapport classé secret de l’armée américaine daté de 2004, et publié en 2006 par l’American Civil Liberties Union (ACLU), a documenté l’existence de 62 enquêtes distinctes sur des allégations d’abus de prisonniers dans des centres de détention américains à travers l’Irak, y compris à Camp Bucca.
La triste liste des abus est difficile à lire et aurait rendu Saddam fier : agressions physiques et sexuelles, simulacres d’exécutions, menace de tuer un enfant irakien pour « envoyer un message à d’autres Irakiens », mises à nu des détenus, tabassages, chocs à l’aide d’explosifs, jets de pierres sur des enfants irakiens menottés, étouffements des détenus avec les nœuds de leurs écharpes et interrogatoires sous la menace d’une arme.
Des questions plus profondes étaient toutefois en jeu. Le major général Douglas Stone, alors commandant général de la Force opérationnelle pour les détenus, a commencé à autoriser « les libérations rapides de détenus en les mettant dans un programme de quatre jours qui consistaient essentiellement à cocher beaucoup de cases et à les impliquer seulement de façon superficielle, voire aucunement », a déploré Speckhard. « Cela pouvait fonctionner pour les 85 % qui n’adhéraient pas à l’idéologie militante djihadiste. » Mais cela n’avait aucun effet sur les plus fervents.
Middle East Eye a sollicité le général Stone pour des commentaires mais n’a pas reçu de réponse au moment de la publication.
À l’époque, se souvient Speckhard, elle avait averti le général Stone que la réhabilitation « ne fonctionnerait que si elle était appuyée par la politique de l’Irak. Un homme qui a rejoint le djihad militant parce que vous avez tué sa sœur pourrait accepter de renoncer à la violence, mais si ensuite vous tuez son frère, il y retournera immédiatement ».
Diviser pour mieux régner
« Les libérations en masse ont été faites pour que les tribus sunnites soient contentes », a-t-elle expliqué. « Nous libérions les détenus pour soutenir les sahwa, pour développer l’insurrection sunnite contre al-Qaïda. »
Cependant, l’armée américaine n’avait pas décidé de libérer en masse ces prisonniers afin de faire une bonne action. Cela s’intégrait dans un contexte stratégique douteux et dangereux.
Les sahwa représentaient un effort mené par les États-Unis pour mobiliser les dirigeants tribaux sunnites contre al-Qaïda en Irak. L’idée était que la libération massive de détenus irakiens aiderait à susciter la confiance dans les intentions américaines auprès des tribus sunnites, et à augmenter leurs effectifs. Mais les agences de renseignement américaines savaient aussi que beaucoup de ceux qui iraient combattre al-Qaïda en Irak au sein des sahwa étaient souvent eux-mêmes d’anciens sympathisants d’al-Qaïda.
C’était une stratégie classique de contre-insurrection – tenter de briser la résistance en tournant des éléments de la résistance contre elle-même. Comme je l’ai mentionné précédemment pour MEE, les éléments de cette stratégie sont décrits assez franchement dans un rapport éclairé de la RAND Corporation commandé par le US Army Training and Doctrine Command’s Army Capability Integration Center et publié en 2008.
Ce que je n’ai pas souligné dans cette article, c’est que le rapport de la RAND a explicitement reconnu que sa stratégie de « diviser pour mieux régner » consistant à exploiter la tension confessionnelle sunnite-chiite dans la région était alors mise en œuvre en Irak par les forces américaines. Les forces américaines doivent utiliser des stratégies secrètes pour semer « des divisions dans le camp djihadiste. Aujourd’hui en Irak, une telle stratégie est utilisée au niveau tactique », notait le rapport.
Le rapport expliquait ce que cela signifiait exactement en Irak : les États-Unis étaient en train de former des « alliances temporaires » avec des « groupes insurgés nationalistes » sunnites affiliés à al-Qaïda qui avaient combattu les États-Unis pendant quatre ans sous la forme « d’armes et d’argent ». Bien que ces nationalistes « aient collaboré avec al-Qaïda contre les forces américaines » par le passé, ils étaient maintenant soutenus pour exploiter « la menace commune qu’al-Qaïda représente désormais pour les deux parties ».
L’idée était de briser l’insurrection de l’intérieur, en cooptant sa base de soutien plus large au sein de la population sunnite. Cela semble intelligent en théorie, mais en pratique, nous savons maintenant que cette stratégie a semé les graines qui ont donné l’EI.
Les Américains avaient cependant fait leur lit, et ils s’y étaient couchés. Tout en acheminant de l’aide à un large éventail de djihadistes sunnites mécontents ayant diverses affiliations passées à al-Qaïda, les États-Unis soutenaient simultanément le gouvernement central chiite d’Irak. Les deux parties récipiendaires du soutien des États-Unis accentuaient les tensions confessionnelles. Et le gouvernement irakien en particulier manifestait de plus en plus un mépris brutal à l’encontre de la minorité sunnite. Dans ce contexte, la stratégie américaine était condamnée à l’échec dès le départ.
« Depuis le retrait d’Irak, le parti pris confessionnel anti-sunnite du gouvernement irakien sous al-Maliki ainsi que des forces de sécurité chiites s’est enhardi », a déclaré Speckard.
« Sous al-Maliki, les autorités irakiennes ont même profilé et arrêté d’éminents hommes politiques sunnites. Cela a renforcé les préjugés au sein des tribus sunnites et intensifié le type de ressentiments confessionnels qui a conduit une minorité de sunnites à soutenir l’EI. Ce sont les mêmes sentiments qui ont alimenté à l’origine le soutien à al-Qaïda. Bien sûr, la violence confessionnelle d’Abou Moussab al-Zarqaoui, l’ancien dirigeant d’al-Qaïda en Irak aujourd’hui décédé, a aggravé ce problème. »
La prochaine insurrection
Alors que les atrocités commises par l’EI à Falloujah, Mossoul et au-delà ont réduit son attrait auprès des sunnites locaux, les atrocités de la coalition anti-EI soutenue par les États-Unis sont en train d’aliéner la population à long terme.
« Dans l’ensemble, je ne pense pas que les gens à Mossoul regardent la coalition anti-EI comme leur sauveur héroïque, même si je pense qu’ils ont effectivement changé d’avis sur l’EI comme étant le moindre mal », a déclaré Ross Caputi.
« L’année dernière, tant à Falloujah qu’à Mossoul, les forces anti-EI tenaient ces villes en état de siège tandis que l’EI interdisait à quiconque de tenter de s’échapper, piégeant tous les habitants à l’intérieur en le prenant comme boucliers humains. Par conséquent, les prix des denrées alimentaires sont montés en flèche et les gens ont bientôt commencé à mourir de faim. L’organisme à but non lucratif pour lequel je travaille a été en mesure de faire entrer clandestinement de la nourriture dans Mossoul, et nous n’avons vu aucun sentiment favorable à l’EI. »
Au début de 2014, l’EI était toléré par certains en tant que partie marginale d’un soulèvement diversifié contre le gouvernement central soutenu par les États-Unis. Mais les crimes de l’EI ont changé cela. La coalition pourrait donc réussir à éliminer la chaîne de commandement restante du groupe terroriste en Irak. Mais cela marquera-t-il la fin de la guerre ?
Un haut responsable du renseignement kurde en doute. Lahur Talabany, haut fonctionnaire de la lutte contre le terrorisme du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), estime que même si l’EI est battu à Mossoul, le groupe continuera à intensifier son insurrection depuis les montagnes et les déserts.
« Mossoul sera prise… Je pense que c’est de la guerre asymétrique que nous devons nous inquiéter », a-t-il déclaré.
L’EI pourrait être dissout, mais un autre groupe plus extrême émergerait probablement à sa place si rien n’est fait pour résoudre les tensions confessionnelles de plus en plus profondes en Irak. « […] Peut-être pas Daech [l’État islamique], mais un autre groupe apparaîtra sous un nom différent, à une échelle différente. Il nous faut être vraiment prudents », a déclaré Talabany à Reuters.
« Ces prochaines années seront très difficiles pour nous, sur le plan politique… Nous savons que certains de ces gars se sont échappés.
« Ils essaient d’envoyer des gens pour la phase suivante, post-Mossoul, pour se cacher et établir des cellules dormantes.
« Il faut essayer de les trouver quand ils passent à la clandestinité, il faut tenter de débusquer ces cellules dormantes. Il y aura des troubles dans cette région au cours des prochaines années, c’est certain. »
Caputi est aussi d’avis qu’une « victoire » à Mossoul pourrait être le début d’un conflit prolongé, mais il est sceptique concernant les « cellules dormantes ». Si la stratégie est de tuer chaque membre restant de l’EI, cela échouera, prévient-il. Et c’est pourquoi l’opération actuelle ne mettra pas fin à la guerre – parce qu’elle ne traite pas des conditions qui ont créé l’EI en premier lieu.
« Ces opérations créent le contexte d’une insurrection à long terme contre le gouvernement irakien et l’influence iranienne dans toute la région », m’a dit Caputi. « Le phénomène de l’EI est davantage le produit de plusieurs conditions historiques, sociales et politiques, conditions que cette guerre contre l’EI n’a rien fait pour changer. Puisque ces conditions sont toujours réunies – l’injustice, la pauvreté, la répression politique –, je m’attends à voir l’insurrection continuer… Les Irakiens sunnites resteront des citoyens de seconde classe sous ce gouvernement et ils ne le tolèreront pas. »
Défaillance du système
Pendant ce temps, les conditions qui ont jeté les bases de la montée de l’EI s’aggravent. Ces conditions incluent ce qui s’est produit à la surface de la géopolitique : la destruction de la société irakienne pendant des décennies de guerre et d’occupation ; l’effondrement de la Syrie en une guerre fratricide due à la destruction complète de l’infrastructure civile par Bachar al-Assad, et les atrocités commises par des extrémistes qui ont de plus en plus capturé le mouvement rebelle avec le soutien des États du Golfe et de la Turquie.
Mais l’accélération du conflit depuis les coulisses relève de processus biophysiques fondamentaux à l’œuvre dans toute la région.
J’ai étudié ces processus et publié mes conclusions dans une nouvelle monographie scientifique, Failing States: Collapsing Systems: BioPhysical Triggers of Political Violence, publiée par SpringerBriefs dans la catégorie Énergie.
L’une de mes conclusions est que l’EI est né dans le creuset d’un processus à long terme de crise écologique. L’Irak et la Syrie connaissent tous deux une aggravation de la pénurie d’eau. Une série d’études scientifiques a montré qu’un cycle de sécheresse d’une dizaine d’années en Syrie, radicalement intensifié par le changement climatique, a fait perdre leurs moyens de subsistance à des centaines et des milliers d’agriculteurs essentiellement sunnites du sud du pays à cause des mauvaises récoltes. Ils sont partis vivre dans les villes côtières et la capitale, dominées par le clan alaouite d’Assad.
Pendant ce temps, les recettes de l’État syrien se sont trouvées en phase terminale de déclin parce que la production de pétrole conventionnel du pays a culminé en 1996. Les exportations nettes de pétrole ont progressivement diminué et, avec elles, le poids des fonds de l’État syrien. Dans les années qui ont précédé le soulèvement de 2011, Assad avait réduit considérablement les subventions nationales pour l’alimentation et le carburant.
Alors que la production pétrolière irakienne a de bien meilleures perspectives, depuis 2001, les niveaux de production sont restés invariablement bien en deçà des prévisions même les plus pessimistes de l’industrie, principalement en raison des complications géopolitiques et économiques. Ceci a affaibli la croissance économique et, par conséquent, la capacité de l’État à répondre aux besoins des Irakiens ordinaires.
Les conditions de sécheresse en Irak comme en Syrie se sont aggravées, exacerbant les échecs agricoles et érodant le niveau de vie des agriculteurs. Les tensions confessionnelles couvaient. Globalement, une série de catastrophes climatiques dans les principales régions de production alimentaire ont entraîné de fortes hausses des prix mondiaux. La combinaison de ces éléments a rendu la vie intolérable sur le plan économique à de nombreux Irakiens et Syriens.
Des puissances extérieures – les États-Unis, la Russie, les États du Golfe, la Turquie et l’Iran – ont toutes vu l’escalade de la crise syrienne comme une opportunité potentielle en leur faveur. Quand le soulèvement syrien qui a suivi a éclaté en un véritable affrontement généralisé entre le régime d’Assad et le peuple, l’ingérence de ces puissances a radicalisé le conflit, dévié les groupes sunnites et chiites sur le terrain et accéléré l’effondrement de fait de la Syrie telle que nous la connaissions.
De ce tourbillon, et alors que des milliards de dollars de fonds affluaient des États du Golfe et de la Turquie pour financer des rebelles armés – dont la plus grande partie finissait par renforcer les factions les plus extrémistes –, la monstruosité connue sous le nom d’État islamique a émergé.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la frontière poreuse, en Irak, les conditions de sécheresse empiraient également. Comme je l’ai écrit dans Failing States, Collapsing Systems, il y a une corrélation surprenante entre la rapide expansion territoriale de l’EI et l’exacerbation des conditions locales de sécheresse. Et, selon les prévisions, ces conditions d’aggravation de la pénurie d’eau devraient s’intensifier dans les prochaines années et décennies.
Un Irakien passe devant une barque reposant sur la terre sèche et fissurée dans les marais de Chibayish, près de la ville irakienne de Nassiriya, en 2015 (AFP)
Le modèle discernable ici constitue la base de mon modèle : les processus biophysiques engendrent des crises environnementales, énergétiques, économiques et alimentaires interconnectées – ce que j’appelle une perturbation du système terrestre (earth system disruption, ESD). L’ESD, à son tour, sape la capacité des États de la région comme l’Irak et la Syrie à fournir les biens et les services de base à leurs populations. J’appelle ceci la déstabilisation du système humain (human system destabilisation, HSD).
Alors que des États comme l’Irak et la Syrie entrent en déliquescence à mesure que s’accélère la HSD, ceux qui réagissent – que ce soit les gouvernements irakien et syrien, les puissances extérieures, les groupes combattants ou les acteurs de la société civile – ne comprennent pas que les dégradations qui se produisent aux niveaux de l’État et des infrastructures sont déterminées par des processus d’EDS systémiques plus profonds. Au lieu de cela, l’accent est toujours mis sur le symptôme : et donc la réaction, presque toujours, échoue entièrement à ne serait-ce que commencer à aborder la perturbation du système terrestre.
Ainsi, Bachar al-Assad, plutôt que de reconnaître l’insurrection contre son régime comme le signifiant d’un changement systémique plus profond – symptomatique d’un point-de-non-retour causé par des crises environnementales et énergétiques plus grandes – a choisi de réprimer sa conception étroite du problème : le peuple en colère.
De même, la résistance syrienne a vu le problème comme n’étant guère plus que la nature malfaisante, corrompue et extractive du régime oppressif d’Assad, sans se rendre compte que ce régime était en train d’imploser sous l’effet de processus biophysiques plus profonds, qui – même sans son régime – continueront à se développer.
Ainsi, alors que la Syrie est devenue un État en déliquescence, personne ne s’occupe du processus de perturbation du système terrestre croissant qui entraîne la déstabilisation du système humain dans la région. Ceci n’est pas surprenant. S’il y a bien quelque chose qui agit comme un obstacle au traitement des causes profondes, à la reconstruction de la résilience environnementale et des nouveaux systèmes énergétiques, et au renforcement de l’autonomisation sociale et politique – c’est la guerre.
La lente extinction de l’ancien ordre pétrolier
Cette myopie affecte encore les autorités en Irak, un pays qui n’est pas descendu aussi bas que la Syrie sur la pente de l’échec d’État systémique. Les responsables américains et irakiens fondent leurs espoirs sur le rêve éphémère de transformer le pays en un producteur de pétrole prospère, capable de pomper du pétrole rentable à un rythme capable de rivaliser avec son voisin, l’Arabie saoudite.
Il s’agit, littéralement, d’une chimère.
Dans ma nouvelle étude, je cite des données solides montrant que la production pétrolière conventionnelle de l’Irak devrait culminer d’ici une décennie, aux alentours de 2025, avant de décliner. Cela signifie qu’après 2025, la principale source de revenus du gouvernement central commencera à diminuer dans son ensemble.
Ce ne sera qu’une question de temps, dans ce contexte, avant que l’État – sans identifier une nouvelle source durable de revenus – ne soit contraint de se rétracter. Selon un tel scénario, nous pourrions voir le gouvernement central de plus en plus incapable de maintenir les dépenses sociales de base, qui sont déjà profondément sous pression. Sur une trajectoire normale, l’Irak tel que nous le connaissons se dirige vers un échec systémique généralisé d’ici aux alentours de 2040.
L’excédent de gaz naturel brûle à la centrale de gaz naturel de Bin Omar, au nord de la ville portuaire irakienne de Bassorah, en janvier 2017 (AFP)
Il s’agit d’une projection prudente qui, à mon avis, est susceptible d’être accélérée par la rétroaction grandissante entre les processus d’ESD sous-jacents d’épuisement du pétrole conventionnel, de changement climatique, de pénurie d’eau et de crise agricole d’une part, et les processus de HSD de répression sectaire étatisée soutenue par les États-Unis, d’intensification de la concurrence géopolitique et d’insurrection confessionnelle à long terme de la part de l’EI, d’al-Qaïda ou d’autres acteurs.
En bref, alors que la perturbation du système terrestre rogne lentement et discrètement le pouvoir de l’État, les réponses dépourvues de vision à long terme aboutissent à une déstabilisation du système humain, laissant à ceux qui recherchent l’autonomie vis-à-vis du gouvernement central et aux extrémistes en guerre ouverte contre lui la possibilité de remplir le vide.
Ce n’est pas seulement l’Irak et la Syrie qui sont sur le chemin de l’échec étatique systémique. D’autres pays de la région présentent une dynamique similaire.
Le Yémen
Au Yémen, par exemple, la production de pétrole classique a culminé en 2001 et s’est maintenant pratiquement effondrée. En novembre 2016, les exportations nettes de pétrole ont atteint le zéro net et sont restées ainsi jusqu’à aujourd’hui.
Le Yémen après le pic, comme la Syrie et l’Irak, présente des caractéristiques similaires d’intensification de la pénurie d’eau et de nourriture. La production d’électricité est intermittente et les pénuries de carburant à l’échelle nationale sont routinières, obligeant à des fermetures d’usines et incitant les sociétés étrangères et les organisations internationales à suspendre leurs opérations, retirant capitaux et personnel.
Selon l’ONU, près de 500 000 enfants souffrent de malnutrition aiguë au Yémen (AFP)
Alors que les moyens de subsistance sont détruits, la géopolitique du conflit en cours qui implique l’appui des États-Unis et du Royaume-Uni à la campagne de bombardement de l’Arabie saoudite, et la rébellion persistante des Houthis, servent à effacer tout ce qui reste de la société civile. Actuellement, 12 millions de Yéménites risquent de mourir de faim et 7,3 millions n’ont aucune idée de là où ils trouveront leur prochain repas.
Cela signifie non seulement que la principale source de revenus de l’État est presque devenue obsolète, mais que sa capacité à répondre à la crise d’une manière qui n’est pas simplement réactive aux symptômes a été fatalement inhibée.
Les États du Golfe sont les suivants sur la liste. Collectivement, les principaux producteurs de pétrole pourraient avoir beaucoup moins de pétrole que ce qu’ils affirment dans leurs comptes rendus. Les analystes pétroliers de Lux Research estiment que les réserves de pétrole de l’OPEP pourraient avoir été surestimées de près de 70 %. Le résultat est que les grands producteurs comme l’Arabie saoudite pourraient commencer à faire face à de sérieux défis pour maintenir les niveaux élevés de production auxquels ils sont habitués au cours des dix prochaines années.
Une nouvelle étude à comité de lecture parue dans la revue Energy Policy et réalisée par le Dr Steven Griffiths, vice-président de la recherche au sein de l’Institut Masdar pour la Science et la Technologie d’Abu Dhabi, corrobore ces préoccupations. Le Dr Griffiths observe que les pays de l’OPEP au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en particulier pourraient avoir exagéré leurs réserves prouvées. Il note des preuves selon lesquelles « les réserves prouvées du Koweït pourraient être plus proches de 24 milliards de barils et les réserves de l’Arabie saoudite pourraient avoir été surestimées de près de 40 % ».
Un autre exemple clair d’exagération est celui des réserves de gaz naturel. Griffiths soutient que « l’abondance des ressources n’équivaut pas à une abondance d’énergie exploitable ».
Alors que la région renferme des quantités substantielles de gaz naturel, un sous-investissement dû aux subventions, aux conditions d’investissement peu attrayantes et à des « conditions d’extraction difficiles » signifient que les producteurs du Moyen-Orient sont « non seulement incapables de monétiser leurs réserves pour l’exportation mais, plus fondamentalement, incapables d’utiliser leurs réserves pour répondre aux besoins énergétiques nationaux ».
Cela est particulièrement remarquable dans les pays du Golfe : « Les pays du [Conseil de coopération du Golfe [CCG], par exemple, ont de substantielles réserves de gaz naturel associées et non associées, mais tous les pays du CCG, à l’exception du Qatar, sont actuellement confrontés à une pénurie nationale de gaz naturel ».
Griffiths conclut ainsi que « les réserves prouvées d’hydrocarbures dans la région MENA peuvent être trompeuses en ce qui concerne les perspectives d’autosuffisance énergétique dans la région ».
Menace alimentaire
Bien que cela « n’implique pas nécessairement une pénurie imminente de pétrole, cela soulève la question du pic de production de pétrole conventionnel ». Il poursuit en précisant les implications potentiellement déstabilisatrices : « Les pays de la région MENA qui ont traditionnellement compté sur la rente des ressources pour soutenir leurs programmes sociaux, politiques et économiques sont confrontés à des risques relatifs aux délais réels pour la mise en œuvre des réformes nécessaires à leurs économies ‘’post-pétrole’’. »
Et l’épuisement du pétrole n’est qu’une dimension des processus d’ESD en jeu. L’autre dimension est la conséquence environnementale de l’exploitation du pétrole.
Au cours des trois prochaines décennies, même si le changement climatique est stabilisé à une élévation moyenne de deux degrés Celsius, l’Institut Max Planck prévoit que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord connaîtront encore des vagues de chaleur et des tempêtes de poussière prolongées qui pourraient rendre une vaste partie de la région « inhabitable ». Ces processus pourraient détruire une grande partie du potentiel agricole de la région.
Cela dit, l’Organisation arabe pour le développement agricole (AOAD) rapporte que le Moyen-Orient connaît déjà une pénurie persistante de produits agricoles, un fossé qui n’a cessé de se creuser au cours des vingt dernières années. Les importations de produits alimentaires dépassent aujourd’hui les 25 milliards de dollars nets par an à travers la région.
Si rien n’est fait pour relever ces défis, les exportateurs de pétrole du Moyen-Orient connaîtront une convergence systémique de crises climatique, énergétique et alimentaire sur la période allant de 2020 à 2030. Ces crises affaibliront leurs capacités à fournir biens et services à leurs populations. Et le processus de déliquescence systémique de l’État que nous voyons se dérouler en Irak, en Syrie et au Yémen s’étendra à travers la région.
Modèles brisés
Alors que certains de ces processus climatiques sont irrémédiables, leur impact sur les systèmes humains ne l’est pas. L’ordre qui régissait le Moyen-Orient est, indéniablement, en train de se déliter. Il ne reviendra jamais en arrière.
Mais il n’est pas – encore – trop tard pour que l’Orient et l’Occident réalisent ce qui est en train de se passer réellement et agissent dès à présent pour opérer la transition vers l’inévitable futur post-combustibles fossiles.
La bataille pour Mossoul ne peut pas vaincre l’insurrection, car elle fait partie d’un processus de déstabilisation du système humain. Ce processus n’offre aucune manière fondamentale d’aborder les processus de perturbation du système terrestre qui grignotent le sol sous nos pieds.
La seule façon de réagir de manière significative est de commencer à voir la crise pour ce qu’elle est, de regarder au-delà de la dynamique des symptômes de la crise – le confessionnalisme, l’insurrection, les combats – et d’aborder les questions plus profondes. Cela nécessite de réfléchir différemment sur le monde, de réorienter nos modèles mentaux de sécurité et de prospérité de manière à saisir la façon dont les sociétés humaines sont incorporées dans les systèmes environnementaux – et de réagir en conséquence.
Alors, peut-être, pourrons-nous nous rendre compte que nous menons la mauvaise guerre et que, par conséquent, personne n’est capable de gagner.
Puisque l’ancien ordre du pétrole au Moyen-Orient s’effondrera au cours des prochaines années et décennies, les gouvernements, la société civile, les entreprises et les investisseurs ont l’opportunité de construire des structures pétrolières post-énergies fossiles citoyennes qui pourraient ouvrir la voie à de nouvelles formes de résilience écologique et de prospérité économique.
Nafeez Ahmed | 25 mars 2017
Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.
Article original traduit par MEE
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