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Armes, surveillance, technologies : la face cachée des liens entre Israël et les pays du Golfe



Publié par Gilles Munier sur 1 Octobre 2020, 07:56am

Malgré le récent séisme provoqué par l’annonce d’une normalisation, plusieurs décennies de coopération caractérisent les liens entre l’État hébreu et certaines capitales de la péninsule Arabique.

Par Julie Kebbi et Stéphanie Khouri (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 28/9/20)*

Un accord « de paix » en guise de traité militaire. Pour certains, l’« accord d’Abraham » s’apparente à un rassemblement de l’axe anti-Iran. Qu’elle soit entérinée ou critiquée, cette lecture a le mérite de rappeler une réalité parfois oubliée, obscurcie par le discours politique ambiant. L’accord du 15 septembre signé à Washington en vue d’une normalisation des relations entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn ne fait que poursuivre de manière plus officielle un ensemble de transactions jusque-là tenues secrètes. Plus anciennes, elles sont avant tout basées sur la convergence d’intérêts sécuritaires.

L’idylle secrète entre Israël et les pays du Golfe débute dès le début des années 1990, lorsque les politiques de Tel-Aviv, Riyad et Abou Dhabi commencent à s’aligner autour d’une angoisse sécuritaire partagée et des ennemis communs : l’Iran et la présence des Frères musulmans dans la région. Les affinités se précisent progressivement, et au tournant des années 2000, les pays se découvrent une appétence commune pour le développement technologique des systèmes de surveillance. En public, les relations restent cantonnées à quelques contacts limités. « L’une des premières formes de coopération ouverte prend la forme, en 2015, d’une mission diplomatique israélienne au sein de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables basée à Abou Dhabi », explique Elham Fakhro, experte à l’International Crisis Group et spécialiste du Golfe.

Mais le récit non officiel des relations raconte une autre histoire. En coulisses, les rumeurs concordent pour établir qu’au cours de la dernière décennie, les relations entre les pays se sont développées autour d’une coopération militaire. « Les compagnies israéliennes, sous la supervision du ministère de la Défense, auraient vendu des armes avancées aux Émirats arabes unis, principalement des missiles de détection », explique Elham Fakhro. En 2009, un accord secret en vue de l’achat par les EAU de drones israéliens aurait échoué, bloqué à la dernière minute par le ministère israélien de la Défense. Les médias font également état d’une rencontre entre les dirigeants saoudiens et israéliens en 2018 à Washington, tandis que circule une rumeur relative à l’achat par l’Arabie saoudite de drones israéliens via un intermédiaire sud-africain.

Officiellement, pourtant, rien ne filtre. « Aucune information, se rapportant de près ou de loin à une déclaration officielle, ne permet d’attester d’un transfert d’armes entre les pays », souligne pour sa part Aram Nerguizian, conseiller pour les relations militaro-civiles et spécialiste des pays arabes au centre Carnegie pour le Moyen-Orient. Mais si la rumeur prend si bien, malgré l’absence d’informations accréditées, c’est qu’elle fait écho aux desseins individuels séparés des différents pays.

Chasse aux dissidents

Les ambitions industrielles et militaires de Tel-Aviv trouvent en effet dans la soif d’armement et l’appétit technologique de la péninsule Arabique un écho parfait. L’obsession sécuritaire a fait du secteur de l’armement, de la défense et de la technologie l’une des priorités pour les pays du Golfe, qui comptent parmi les plus grands importateurs d’armes. L’Arabie saoudite, qui dispose du quatrième budget militaire au monde, place le développement de son arsenal au premier rang des priorités dans le cadre de son programme Vision 2030. Les Émirats arabes unis, dont le budget de défense a augmenté de 41 % en 2019, est la puissance militaire montante de la région. Pour ces deux pays, il s’agit donc d’assurer un équipement de pointe, une capacité de déploiement interne afin d’assurer la défense du territoire, et éventuellement d’envisager des interventions sur des territoires étrangers. « Le Golfe a une demande claire pour des missiles de défense à courte, moyenne et longue portée, ainsi que pour des systèmes antidrones », estime Aram Nerguizian, pour qui, « ajoutés à la cyberdéfense, ces domaines sont ceux dans lesquels Israël a beaucoup investi en temps et en capital ».

Côté israélien, la croissance et la spécialisation progressive de l’industrie de défense place en effet le pays en huitième position des puissances exportatrices d’armes, dont le commerce a augmenté de 77 % entre les années 2015 et 2019. Les principales destinataires restent certes les régions Asie-Pacifique, Europe et Amérique du Nord. Mais le Golfe représente un potentiel certain pour les entreprises du secteur. « Comme toute industrie de défense, l’industrie israélienne est à la recherche d’opportunités et de marchés attractifs. Le soutien des gouvernements ne pourra que faciliter cet accès », note Aram Nerguizian, pour qui « toutes ces différentes approches de coopération trouvent un nouveau potentiel lorsque des liens bilatéraux formels existent ».

Au sein de l’industrie israélienne, le développement particulièrement rapide du secteur de la cybersurveillance fournit une offre d’autant plus adaptée à la demande des régimes saoudiens et émiratis, plus à même de débloquer d’imposants budgets pour renforcer la traque aux dissidents. L’État hébreu occupe cette année la sixième place du classement à l’échelle planétaire dans le rapport mondial sur l’écosystème des start-up. En 2019, ses exportations de produits et services liés à la cybersécurité se sont élevées à 6,5 milliards de dollars.

Là encore, l’offre israélienne rencontre une volonté de maîtrise des nouvelles technologies au sein des monarchies de la région. En deux décennies, la montée en puissance des réseaux sociaux et des smartphones, puis les printemps arabes, ont changé la donne en recréant la place publique dans la sphère virtuelle. Les réseaux se sont retournés contre les régimes autoritaires, permettant aux langues de se délier et, surtout, de discrètement organiser la contestation sur des groupes restreints ou par messageries privées faisant fi des frontières.

Mais la médaille a son revers : ces gouvernements ont la possibilité de suivre les dissidents à la trace grâce à des logiciels espions, percevant la contestation populaire grandissante dans la région comme une menace pour les pouvoirs en place. « Cette nouvelle ère a été marquée par une surveillance en ligne largement répandue et un filtrage sélectif des informations sur les réseaux par les autorités, qui utilisent les technologies les plus sophistiquées importées de diverses sources, y compris de certaines démocraties de l’Union européenne et du Canada », rappelle Khalid Ibrahim, directeur exécutif du Gulf Center for Human Rights.

« La coopération entre Israël et les pays du Golfe est bien antérieure au printemps arabe, qui ne l’a pas déclenché, mais a peut-être été l’un des catalyseurs qui l’a prolongée », note Sarah Aoun, directrice du département de technologie à l’Open Technology Fund, une organisation à but non lucratif américaine qui promeut la liberté sur internet. Le système de surveillance « intelligent » baptisé « Falcon Eye » installé dans la ville d’Abou Dhabi est par exemple le fruit d’un rapprochement entre les EAU et la société israélienne 4D Security Solutions dès 2007. L’Arabie saoudite a également sollicité l’assistance d’entreprises israéliennes spécialisées en cybersécurité en 2012 suite à la cyberattaque par le virus Shamoon, attribuée à l’Iran par les renseignements américains, contre la compagnie pétrolière nationale Saudi Aramco.

Bahreïn s’est, pour sa part, offert les services de Verint Systems, une société israélienne dont les systèmes sont utilisés par des centres de surveillance et permettent de collecter des données sur les réseaux sociaux. Selon des sources citées par le Haaretz, des équipes israéliennes se sont rendues dans le royaume sous des passeports étrangers pour former des responsables gouvernementaux à l’utilisation de leurs produits.

Logiciels espions

Dans le secteur de la surveillance, la société israélienne NSO est aujourd’hui l’une des plus prisées dans la région, notamment grâce à son logiciel Pegasus. Le programme, qui peut être opéré à distance, offre un accès à une multitude de données dans un appareil : photos, vidéos, appels, applications, récupération de mots de passe ou encore en déclenchant un enregistrement audio. « NSO Group est connu pour avoir développé certaines des technologies de logiciels espions les plus sophistiquées, et n’a aucun scrupule à les vendre à des gouvernements désireux de l’utiliser pour cibler les défenseurs des droits humains, les activistes, les dissidents », explique Sarah Aoun. NSO a, pour sa part, affirmé à plusieurs reprises ne pas avoir le contrôle sur la manière dont ses systèmes de surveillance sont utilisés par ses clients.

Selon le quotidien Haaretz, l’État hébreu aurait été un facilitateur entre NSO et les pays du Golfe. Des officiels israéliens auraient participé à des réunions commerciales entre des responsables du renseignement arabes et de la société de surveillance, parfois à l’intérieur même des frontières israéliennes. La division de la compagnie dédiée au Golfe compte l’Arabie saoudite, Oman, Bahreïn et les émirats d’Abou Dhabi et de Ras el-Khaïmah parmi ses clients. Avec un chiffre d’affaires annuel s’élevant à des centaines de millions de dollars, elle serait la plus lucrative.

Les outils proposés par NSO ne sont pas seulement utilisés contre des dissidents. Selon le New York Times, ils auraient par exemple été utilisés par Abou Dhabi pour tenter d’intercepter les données de membres de la famille royale qatarie, dont l’émir cheikh Tamim, ou encore celles de l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri. Mais certains cas resteront toutefois emblématiques de l’utilisation de Pegasus par les régimes de la région. Comme celui de l’activiste émirati Ahmad Mansour, traqué par les autorités de son pays entre 2013 et 2014 et aujourd’hui condamné à dix ans de prison pour avoir critiqué, en ligne, le pouvoir ; ou encore celui du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, surveillé par Riyad et assassiné dans le consulat de son pays à Istanbul en 2018. La veille de l’assassinat de ce dernier, le centre multidisciplinaire Citizen Lab lié à l’université de Toronto confirmait que le téléphone de l’activiste saoudien Omar Abdelaziz, qui a obtenu l’asile au Canada en 2014, avait aussi été ciblé par Pegasus à travers un opérateur lié à l’Arabie saoudite.

Des liens que les pays de la région et l’État hébreu ont jusque-là maintenus à l’abri des regards, mais qui devraient revenir au-devant de la scène dans le sillage de l’accord de normalisation. « Le Golfe surfe sur une nouvelle vague de surveillance numérique pour traquer les citoyens, à l’instar du programme Oyoon (Yeux) à Dubaï, basé sur l’intelligence artificielle et utilisé par la police », souligne Sarah Aoun. « L’accord va faciliter et normaliser ce type de relations d’affaires, étant donné qu’Israël est l’un des principaux exportateurs de technologie de surveillance », remarque-t-elle. « Nous craignons sérieusement que la normalisation ne conduise à davantage de restrictions à l’égard des activistes en ligne et qu’une surveillance collective soit imposée à tous les citoyens des nations de notre région », déplore pour sa part Khalid Ibrahim.

En relançant la polémique autour de l’achat de F-35 par Abou Dhabi, le récent accord de normalisation a également relancé le débat sur l’avenir de la coopération militaire dans la région. Tandis que l’accord pourrait ouvrir la voie à un plus grand catalogue d’armes en provenance d’Israël, l’armement de pays arabes par des entreprises israéliennes n’est pas au goût de tous. En Israël, certains restent sur leurs gardes : la crainte que Tel-Aviv ne pousse le rapprochement jusqu’à voir sa sécurité dépendre de régimes arabes autoritaires réactualise aujourd’hui ces réserves. Mais, à tout juste quelques mois de l’élection présidentielle américaine, beaucoup craignent un consensus bipartisan prônant le retrait de Washington du Moyen-Orient. Dans ce contexte, le rapprochement entre Tel-Aviv et les capitales du Golfe représenterait une garantie sécuritaire à long terme. Reste à savoir jusqu’où pourrait aller cette coopération. Demain, des bases israéliennes au large d’Abou Dhabi ?

*Source : L’Orient-Le Jour

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