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Comment la guerre en Ukraine peut rebattre les cartes en Syrie


Publié par Gilles Munier sur 7 Mars 2022, 08:57am

Catégories : #Syrie, #Poutine

L’offensive militaire menée par Moscou contre son voisin pourrait avoir des conséquences à court et long terme sur le théâtre syrien et les différents acteurs en présence.

Par Noura Doukhi (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 5/3/22)*

Plus d’une semaine après le début de l’invasion de l’Ukraine, de nombreux observateurs estiment que le chef du Kremlin aurait fait des erreurs tactiques et stratégiques, les options pour renverser le gouvernement à Kiev semblant s’être complexifiées. S’il est trop tôt pour parler d’une défaite russe, rien non plus ne permet de suggérer une victoire, alors que Moscou est de plus en plus isolé sur la scène internationale. Or, selon le scénario qui émerge à l’issue de la guerre actuelle, la position du parrain russe pourrait avoir des conséquences à court et long terme sur son allié syrien, comme plus indirectement sur la Turquie, Israël, l’Iran et les États-Unis, présents à différentes échelles sur ce théâtre.

Coup porté à la normalisation

Si Moscou s’est condamné à l’isolement international en déclarant la guerre à son voisin, sa position de paria ne jouera certainement pas en faveur du régime de Bachar el-Assad, sauvé par le Kremlin depuis son intervention militaire en Syrie en 2015, et ce quel que soit le scénario qui finira par s’imposer en Ukraine. Depuis quelques jours, les photographies de bâtiments calcinés et de civils ukrainiens terrés dans des stations de métro pour échapper aux bombes russes ou fuyant le pays inondent la Toile. Une épine dans le pied du président syrien qui avait, à l’aide de Moscou, entamé une opération de séduction, notamment en direction des différents pays de la région afin de lisser son image de dictateur en vue de se réinsérer sur la scène diplomatique.

Au vu des récents événements, « la normalisation avec le régime Assad n’est plus à l’ordre du jour dans les capitales européennes et américaines, estime Ziad Majed, analyste politique et professeur à l’Université américaine de Paris. Cela ne signifie pas qu’elle l’était véritablement, mais certaines voix s’élevaient pour évoquer la nécessité de renouer diplomatiquement avec Damas ». En septembre dernier, l’administration Biden avait ainsi donné son feu vert à la conclusion d’un accord entre Amman, Le Caire et Damas afin d’acheminer de l’électricité et du gaz au Liban via la Syrie. Forcé de constater que son régime reste isolé et qu’il risque de l’être davantage à l’avenir, Bachar el-Assad voit l’image de son seul parrain « respectable » se ternir, alors que la République islamique s’est imposée comme une force de nuisance, guidée par la volonté de faire de la Syrie un terrain d’affrontement avec les Israéliens.

Sur le plan militaire, peu de changements devraient en revanche être observés, alors que quelque 10 000 soldats russes seulement sont présents en Syrie, contre près de 190 000 mobilisés sur les différents fronts ukrainiens, selon les estimations. Mais le peu d’attention porté récemment par le chef du Kremlin à la scène syrienne pourrait fragiliser le régime syrien. « Assad est totalement dépendant des Russes, si Poutine s’enlise en Ukraine, il sera de plus en plus difficile de soutenir l’effort en Syrie », estime Bruce Riedel, chercheur au Brookings Institute. Une position qui pourrait notamment jouer en faveur de Téhéran. « Un affaiblissement russe sur la scène internationale pourrait encourager les Iraniens à s’imposer davantage en Syrie, puisqu’on sait que depuis quelque temps, ce sont les Russes qui mènent et orientent véritablement les négociations ainsi que les opérations militaires et leurs calendriers », suggère Ziad Majed. Si elle venait ainsi à renforcer son assise sur la scène syrienne, la République islamique pourrait davantage menacer les Israéliens et provoquer en retour une augmentation des affrontements directs ou indirects entre les deux parties à travers le pays. L’État hébreu est jusqu’à présent lié par un accord tacite avec Moscou l’autorisant à mener des raids sur les positions tenues par Téhéran et ses groupes affiliés. Cette entente explique ainsi la position d’équilibriste adoptée par Israël depuis le début de la guerre en Ukraine, qui s’inquiète du sort des juifs ukrainiens et des ressortissants israéliens mais qui ne peut totalement s’aliéner Moscou.

Un dilemme partagé par Ankara, parrain de certains groupes rebelles dans le nord de la Syrie, où il cherche en outre à lutter contre la formation d’un État autonome kurde. Or la Russie pourrait agiter la carte syrienne auprès de son partenaire turc afin d’obtenir d’éventuelles concessions sur le dossier ukrainien. « Les sanctions économiques et l’isolement de la Russie ayant déjà eu lieu, Poutine pourrait estimer qu’il n’y a pas de coût supplémentaire à imposer également une solution militaire en Syrie », observe Ömer Özkizilcik, analyste de politique étrangère basé à Ankara. Le chef du Kremlin pourrait alors mener une attaque sur Idleb, dernière enclave rebelle du pays majoritairement contrôlée par le groupe jihadiste Hay’at Tahrir el-Cham (HTS), ex-branche d’el-Qaëda en Syrie, et où d’autres factions jihadistes et des combattants de l’Armée nationale syrienne (ANS) sont présents. Une telle opération forcerait des millions de Syriens à fuir vers le pays voisin. « Comme la plupart de ces réfugiés se dirigeront finalement vers l’Europe, il s’agira également d’une vengeance ultime pour Poutine », poursuit Ömer Özkizilcik.

Le président russe pourrait également accroître la pression sur son adversaire américain en Syrie, où il est présent dans le Nord-Est en soutien aux groupes kurdes dans leur lutte antiterroriste. « Il est fort probable que les forces russes commenceront bientôt à contester les lignes de “déconfliction” et à bloquer les routes et les convois américains dans ce secteur, tout en interférant éventuellement avec les vols de drones et de reconnaissance au-dessus du Nord-Ouest », a récemment suggéré Charles Lister, spécialiste de la Syrie, dans un rapport du Middle East Institute. Fort de ses bases militaires à Tartous et à Lattaquié (Ouest), Moscou pourrait projeter sa puissance depuis ces positions. En dépit des événements qui peuvent advenir, cela ne signifie pas pour autant que Washington changera son approche dans le pays, estime de son côté Ziad Majed. « La stratégie des États-Unis restera probablement la même : ils souhaitent se désengager d’une manière plus lente qu’en Afghanistan, observe-t-il. Ils resteront probablement dans l’est du pays et continueront à soutenir les forces kurdes dans la bataille contre ce qu’il reste de Daech. »

Crise humanitaire

À plus court terme, les conséquences du conflit se font déjà ressentir dans la vie quotidienne des Syriens. Le 24 février dernier, le régime syrien a annoncé un rationnement plus important des produits de première nécessité afin de « prendre des mesures nécessaires » pour « gérer les réserves disponibles » de blé, sucre, huile, riz et pommes de terre « durant les deux prochains mois ». Premier producteur mondial de blé depuis 2018, Moscou exporte vers son allié syrien des quantités de cette matière première qui lui sont vitales. Rien qu’en 2021, le régime de Damas a importé 1,5 million de tonnes de blé, majoritairement de Moscou, indique The Syria Report. Or les sanctions économiques et financières imposées par les Occidentaux contre Moscou, les perturbations du trafic en mer Noire et la flambée des prix – le cours du blé a augmenté de plus de 20 % en février, un record depuis 2015 – compliquent sévèrement les approvisionnements et les risques de pénurie.

À l’heure où l’aggravation de la crise économique, la destruction de nombreuses infrastructures et des sécheresses successives avaient déjà accru la dépendance syrienne à l’égard des importations russes, la réduction voire l’interruption des livraisons de blé depuis Moscou pourrait entraîner une crise humanitaire plus importante, alors que 14,6 millions de Syriens, soit 90 % de la population, dépendent déjà de l’aide humanitaire. Par ailleurs, compte tenu des tensions actuelles entre les Occidentaux et Moscou, le risque que ce dernier ne pose son veto au renouvellement du dernier accès humanitaire des Nations unies dans le Nord-Ouest syrien n’a jamais semblé aussi élevé, risquant d’entraver l’assistance portée à des millions de civils.

*Source : L’Orient-Le Jour
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