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Des soldats irakiens ont tué des dizaines de personnes lors d’une attaque contre une manifestation à Bagdad en 2019 (exclusif MEE)


Publié par Gilles Munier sur 27 Juin 2021, 08:02am

Catégories : #Iraknt empêchés de rejoindre la place Tahrir, épicentre du mouvement national.

À six heures et demie, un tuk-tuk jaune s’est arrêté à côté d’une barrière anti-souffle que les forces de sécurité avaient érigée près d’une station-service pour bloquer la route principale menant à la place. À l’intérieur se trouvaient trois passagers. Deux d’entre eux ont quitté le véhicule avec de petits sacs à dos bleus, puis ont brisé les chaînes entourant des segments du mur anti-souffle en ciment.

Réveillés par le remue-ménage, certains manifestants se sont rassemblés, espérant avoir désormais une chance de rejoindre leurs amis – et la place – via cette nouvelle ouverture.

Ce qui s’est passé ensuite les a pris au dépourvu.

Tout à coup, les passagers du tuk-tuk ont lancé des cocktails Molotov par-dessus le mur et sur les forces de sécurité, avant de s’éclipser rapidement. La plupart des manifestants, encore endormis, n’avaient aucune idée de ce qui s’était passé jusqu’à ce que « les portes de l’enfer », selon l’expression d’un témoin oculaire, s’ouvrent devant eux et que des balles commencent à voler.

« Les tirs étaient nourris et continus, et ne cessaient que quelques secondes de temps en temps », raconte Talib Saad (27 ans), activiste présent sur les lieux, à Middle East Eye.

« Nous étions confrontés à une mort inévitable. Lorsque la fusillade s’est arrêtée pendant quelques minutes, nous avons couru nous mettre à l’abri dans les salles des concessionnaires automobiles d’al-Nahdha à proximité. Les balles perçaient leurs murs en panneaux sandwich », poursuit-il.

« La fusillade a duré environ une demi-heure. Il était clair qu’ils nous tiraient dessus avec des mitrailleuses automatiques. Quatre des manifestants sont tombés devant moi. Il était totalement impossible de les évacuer ou même de s’arrêter pour voir s’ils étaient encore vivants ou morts. »

Des rumeurs ont circulé parmi les manifestants selon lesquelles des snipers non identifiés postés au-dessus du centre commercial avaient abattu des manifestants pendant le chaos.

Dans les heures et les jours qui ont suivi, des responsables irakiens ont également déclaré au public que des snipers inconnus sur les toits avaient pris pour cible les forces de sécurité et les manifestants « pour inciter à l’insurrection ». Quatre personnes, dont deux membres des services de sécurité, ont été tuées dans la zone située entre la place Tayaran et le centre commercial, selon des communiqués officiels.

Mais la version officielle de l’attaque n’a jamais expliqué de près ou de loin ce qui s’est réellement passé.

Le nombre total de victimes, les circonstances de leur mort et l’identité des tueurs n’ont jamais été révélés – jusqu’à présent.

MEE a interviewé plus d’une douzaine d’anciens et actuels responsables civils et militaires directement au fait de l’enquête et a examiné des documents officiels qui n’ont jamais été rendus publics.

Nous avons ainsi constaté que 32 manifestants pourraient avoir été tués dans l’attaque près du centre commercial al-Nakheel. En outre, les éléments de preuve recueillis par MEE soulèvent des questions quant à savoir si l’attaque d’al-Nakheel n’était qu’un aperçu de violences systématiques perpétrées par les forces de sécurité à Bagdad sur plusieurs jours en octobre.

Alors que les responsables du gouvernement ont continué d’imputer l’attaque d’al-Nakheel à des forces inconnues, des sources indiquent à MEE que les enquêteurs mandatés par le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi ont su précisément qui était responsable en l’espace d’onze jours.

Derrière des portes closes, les auteurs ont été réprimandés et envoyés combattre l’État islamique (EI) à Kirkouk, où ces dirigeants espéraient qu’ils mourraient et « feraient tomber cet incident dans l’oubli ». Le gouvernement a discrètement offert une compensation financière aux familles des victimes, mais n’a jamais précisé qui était derrière ces meurtres.

Pendant ce temps, les dirigeants qui savaient ce qui s’était passé ont gardé le silence et, à plusieurs reprises, ont empêché les enquêteurs de groupes de défense des droits de l’homme et de l’ONU de découvrir la vérité. Les familles des manifestants tués ce jour-là et le grand public irakien, témoin de la mort d’environ 600 manifestants depuis cette semaine-là, ont été laissés dans l’ignorance.

« Ils ont tué mon fils. Ils ont tué Muqtada d’une balle dans la tête. Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui sont ses meurtriers », a confié à MEE Abdul Razzaq Abdullah, dont le fils de 17 ans a été abattu le 4 octobre près du centre commercial.

« Je veux connaître le tueur pour pouvoir être en paix. »

Murs anti-souffle et bombes incendiaires

En octobre 2019, l’Irak était en proie à l’agitation. Des dizaines de milliers de personnes avaient envahi les rues de Bagdad et de huit gouvernorats du sud, enragées contre la médiocrité des services publics, la corruption généralisée dans les institutions de l’État et le chômage élevé.

Il y avait déjà eu des manifestations à travers l’Irak – mais celles-ci étaient différentes. Après des années de frustration accumulée sans voir d’amélioration de son quotidien, la communauté chiite fulminait dans les rues contre le gouvernement dirigé par des chiites.

Les manifestations ont été extrêmement embarrassantes pour le gouvernement en raison à la fois de leur ampleur et de la colère des masses chiites contre les forces politiques issues de leur groupe confessionnel.

La capitale était le moteur du mouvement de protestation et la plus grande source de préoccupation pour le gouvernement du Premier ministre et ses alliés. Les jeunes envahissaient et occupaient les places Tahrir et al-Khilani, dans le centre de Bagdad. Seul le Tigre séparait les manifestants de la Zone verte fortifiée, qui abrite la plupart des ministères du gouvernement irakien et des missions diplomatiques internationales.

En réponse, le Commandement des opérations de Bagdad avait sécurisé des endroits sensibles en divisant le centre-ville en plusieurs pâtés de maisons. Chaque section était gérée conjointement par la police locale, la police fédérale antiémeute, les forces d’intervention rapide, les troupes de l’armée irakienne, la brigade commando du commandement des opérations de Bagdad et d’autres forces d’appui et services de sécurité.

La zone s’étendant de la place Tayaran au carrefour al-Hamzah adjacent au centre commercial al-Nakheel, qui comprend les ministères de l’Intérieur, du Pétrole et des Transports, était l’une des plus sensibles.

Trois jours d’affrontements sanglants entre les forces de sécurité et les manifestants avaient poussé les autorités à barrer la route principale menant à la place Tayaran – à seulement environ 300 mètres de la place Tahrir – avec des blocs de béton qui servaient de murs anti-souffle.

La répartition exacte des forces de sécurité n’était pas connue, bien que le cordon qu’elles avaient établi fût clair pour tous – et il était inévitable que des troupes et des policiers soient stationnés derrière des murs anti-souffle.

Ainsi, lorsque les passagers du tuk-tuk ont lancé des bombes incendiaires par-dessus le mur, ils avaient beaucoup de cibles à frapper. Deux membres du personnel de sécurité ont ainsi été tués et plusieurs véhicules militaires incendiés, expliquent des responsables de la sécurité à MEE.

Et c’est à partir de là que la version officielle et les conclusions de MEE divergent.

La version officielle

L’attaque du vendredi matin près du centre commercial al-Nakheel ne fut pas la seule manifestation de la première semaine d’octobre à s’avérer fatale.

Des centaines de manifestants avaient été tués et blessés à Bagdad et dans le sud, alors que le gouvernement supervisait une répression systématique qui combinait la force avec des couvre-feux, des blocages d’internet et une liberté de circulation restreinte.

La plupart des journalistes indépendants et des observateurs des droits de l’homme ne pouvaient pas se rendre à proximité des places de la ville, le point focal des manifestations, où eurent lieu des meurtres, des enlèvements et de nombreuses arrestations.

La pression nationale et internationale s’est accrue sur Abdel-Mahdi. Le 12 octobre, il a constitué une commission d’enquête ministérielle et ordonné une investigation sur les meurtres, y compris ceux commis près du centre commercial al-Nakheel.

Dix jours plus tard, certaines des conclusions de la commission ont été annoncées sur la chaîne satellite publique Iraqiya.

Cent quarante-neuf civils et huit membres du personnel de sécurité ont été tués dans huit gouvernorats en raison de l’usage d’une « force excessive et de balles réelles » pour réprimer les manifestations, a conclu la commission.

Les manifestations à Bagdad à elles seules ont fait 107 morts parmi les civils, la plupart à la suite de blessures à la tête, selon la commission. Cependant, celle-ci n’a pas fourni de plus amples détails concernant ce qui s’était passé dans la capitale – du moins publiquement.

En privé, cependant, les membres de la commission d’enquête ministérielle ont produit un rapport de quatorze pages, qu’a obtenu MEE, étiqueté « top secret » et daté du 21 octobre 2019.

Celui-ci note que le plus grand nombre de décès à Bagdad s’est produit dans la zone proche du centre commercial al-Nakheel.

Le rapport indique également que la commission a trouvé des preuves « que des snipers [avaient] visé des manifestants depuis le toit d’un immeuble dans le centre de Bagdad ».

Toujours selon le rapport, il y avait des traces de « l’existence d’un site de snipers dans l’une des structures des bâtiments situés en face d’une station-service dans le centre de Bagdad, et lors de l’inspection de ce site, plusieurs cartouches vides d’une arme de sniper ont été trouvées ».

Aucun autre renseignement n’est fourni sur le bâtiment concerné, ni sur le nombre ou le type de cartouches trouvées par les enquêteurs.

Cependant, MEE a consulté une version antérieure de ce rapport classifié. Cette version contient un paragraphe indiquant clairement que le bâtiment mentionné dans le rapport final est situé près de la zone où l’attaque d’al-Nakheel a eu lieu.

Mais ce que les enquêteurs ont évité de mentionner même dans la première ébauche du rapport, c’est que leurs preuves ne suggéraient qu’un sniper solitaire.

« Il n’y avait qu’un seul sniper. C’est ce que notre enquête a révélé », assure à MEE un ancien ministre irakien et membre clé de la commission d’enquête ministérielle.

« Ce qui est étrange, c’est que nous ne savons pas encore qui l’envoie [le sniper] là-bas et à quelles forces il appartient. Tous les commandants sur le terrain ont nié avoir un lien quelconque avec lui ou lui avoir donné l’ordre d’y prendre position ou de prendre part aux événements. »

Malgré cela, des sources familières de l’attaque ont déclaré à MEE que les dirigeants irakiens avaient utilisé les conclusions de la commission pour pousser l’idée que des snipers inconnus étaient derrière les meurtres.

Le général Jalil al-Rubaie, commandant des opérations de Bagdad à l’époque, a été parmi les premiers à promouvoir officiellement le récit des snipers inconnus.

Le lendemain de l’attaque, Rubaie déclarait aux chefs de la tribu al-Karkh qu’« un sniper était stationné dans l’une des zones de la capitale et avait pris pour cible les manifestants sortis pour réclamer leurs droits ».

« Les services de renseignement ont tenté de l’arrêter, mais il a réussi à s’enfuir vers une destination inconnue », prétendait-il.

Il n’était pas le seul à l’affirmer.

Dans une interview télévisée quelques semaines plus tard, Najah al-Shammari, ancien ministre de la Défense, déclarait qu’« un tiers était impliqué dans le meurtre de manifestants », faisant allusion à l’implication de factions armées soutenues par l’Iran.

Un haut responsable de la sécurité qui a vu des images de l’attaque d’al-Nakheel estime que ces explications étaient un moyen pratique de mettre fin à une enquête plus approfondie.

« Ce qu’il fallait, c’était dissimuler ce qui s’était passé. Blâmer des snipers inconnus, c’est faire allusion à l’implication d’une partie en dehors de l’équation [les manifestants et les forces de sécurité] », explicite-t-il.

« L’atmosphère était propice à la version des snipers et des manifestants eux-mêmes s’en faisaient l’écho et la confirmaient dans leurs témoignages. »

Il a ajouté : « L’objectif était de blâmer les factions armées [soutenues par l’Iran] pour exclure toute demande visant à ce que le véritable auteur rende des comptes. »

Que s’est-il réellement passé ?

Les hommes armés qui ont tué les manifestants à l’aube du 4 octobre n’étaient pas des snipers inconnus, mais les forces de sécurité irakiennes chargées de protéger la zone, a-t-on dit à MEE.

Après que les passagers du tuk-tuk ont jeté les cocktails Molotov par-dessus le mur anti-souffle, les soldats ont réagi par des tirs effrénés, selon le haut responsable de la sécurité qui a regardé des images de l’attaque enregistrées par une caméra de surveillance.

« Lorsque certains soldats ont vu leurs collègues brûler dans leurs véhicules, ils ont perdu leur sang-froid et ont commencé à tirer de manière hystérique et aveugle avec des mitrailleuses montées sur leurs véhicules », rapporte-t-il.

« C’était un vrai massacre. Il n’y avait pas d’ordre préalable quant à l’utilisation de balles réelles, mais un officier non qualifié a perdu son sang-froid et a commencé à tirer, alors les autres ont suivi. »

La force déployée sur les lieux, ajoute-t-il, était formée pour combattre dans les guerres et n’avait aucune expérience de la sécurité intérieure.

« Ils n’étaient certainement pas qualifiés pour faire face aux manifestants », juge-t-il.

La plupart des manifestants ont été touchés par des tirs indirects provenant d’un soldat posté sur le toit d’un véhicule militaire avec une mitrailleuse de moyenne portée, précise-t-il.

Ce récit d’un haut responsable de la sécurité a été corroboré par plusieurs témoins oculaires, trois officiers et deux responsables au fait des résultats des enquêtes, qui ont tous déclaré à MEE que les tirs d’armes automatiques étaient responsables de la majorité des victimes.

Mais ce n’est pas seulement les tirs effrénés des soldats qui ont infligé un bilan aussi lourd – c’est aussi l’angle sous lequel ils tiraient.

Des officiers ont expliqué à MEE que les types de mitrailleuses montées sur véhicule utilisées par les forces irakiennes « déchireraient la cible » si elles étaient orientées directement vers la foule.

Orienté vers le haut à un angle compris entre 60 et 90 degrés, le tir serait assez fort pour effrayer les foules, mais pas fatal, précisent-ils.

Mais le 4 octobre, les soldats, selon le haut responsable de la sécurité, ne tiraient certes pas directement sur les manifestants, mais selon un angle de 30 à 45 degrés « et au fur et à mesure, les mains de certains d’entre eux se fatiguaient et descendaient ».

« C’est l’angle de tir idéal [30-45 degrés] », a déclaré un officier de blindé à MEE, expliquant que la force des balles lorsqu’elles frappent leur cible serait ainsi la même que lorsqu’elles quittent le canon de la mitrailleuse. « Ce sera donc fatal. »

Et c’est ce que le haut responsable de la sécurité a constaté sur les images.

« La plupart des victimes ce jour-là ont été tuées par des balles qui sont tombées, et non par des tirs directs », assure-t-il.

Son récit est conforme aux conclusions détaillées dans le rapport confidentiel de la commission d’enquête ministérielle, qui a souligné qu’environ 70 % des manifestants assassinés à Bagdad avaient été touchés à la tête et à la poitrine.

Un commissaire du Haut-Commissariat irakien aux droits de l’homme (IHCHR) a confirmé cette information sur la base des témoignages de médecins coopérant avec l’institution.

À la fin de la fusillade, au moins dix-huit manifestants et deux soldats étaient morts, selon le haut responsable de la sécurité qui a vu la vidéosurveillance de l’attaque. Des dizaines d’autres étaient blessés.

Même à ce stade, les autorités ont cherché à dissimuler ce qui s’était passé, ont déclaré à MEE des proches des victimes et des médecins travaillant aux urgences de Bagdad.

Le ministère de la Santé, affirment-ils, a donné des consignes strictes aux hôpitaux pour que les victimes ne soient pas autopsiées, ce qui signifie que les informations identifiant la cause du décès n’ont pas été inscrites sur les certificats de décès.

Le commissaire de l’IHCHR a déclaré à MEE qu’ils savaient qu’un massacre avait eu lieu près du centre commercial al-Nakheel, mais qu’ils n’avaient pu obtenir aucune « information concertée » sur ce qui s’était passé ni sur le nombre réel de victimes.

Des manifestants se réfugient sous le pont de l’autoroute Mohammed al-Qassim. Le 4 octobre 2019, beaucoup dormaient ici lorsque des tirs soudains ont éclaté (MEE/Murtaj Fasim)

« Les ministères de la Santé et de l’Intérieur ont refusé de nous fournir les moindres statistiques ou informations. Ils ne se sont pas montrés coopératifs avec nous la plupart du temps », indique le commissaire.

« Alors que la position publique officielle ne comptait que quatre morts, dont deux membres des forces de sécurité, un médecin travaillant à l’hôpital voisin, al-Kindi, a appelé pour nous dire qu’ils avaient reçu ce jour-là dix-huit corps, avec pour la plupart des blessures mortelles à la tête et sur le haut du corps. »

La Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI), créée en 2003 par le Conseil de sécurité de l’ONU pour soutenir et conseiller le gouvernement irakien à sa propre demande, a enquêté sur les faits mais n’a pas non plus été en mesure de donner des informations plus détaillées.

En mai, la MANUI a publié son sixième rapport sur les violations des droits de l’homme commises lors de manifestations en Irak, dans lequel elle mentionne « un ou plusieurs tireurs non identifiés » comme étant à l’origine de l’attaque à proximité du centre commercial.

Même si le nombre exact de victimes n’est pas connu, la majeure partie des 107 manifestants tués à Bagdad entre le 1er et le 8 octobre 2019 l’ont été autour du centre commercial, précise la MANUI.

Sans apporter davantage de précisions, la mission indique avoir rencontré « des difficultés importantes » dans la collecte d’informations sur l’attaque du centre commercial et d’autres incidents « en raison d’un climat de peur et de secret entourant l’identité des auteurs ».

Un aveu explicite

Alors que les enquêteurs de l’ONU et des organisations de défense des droits de l’homme s’efforcent en vain d’identifier les auteurs, le gouvernement a déjà approuvé des mesures d’indemnisation en faveur des familles des personnes tuées lors de l’attaque, a appris Middle East Eye.

Fin octobre 2019, après que la commission d’enquête a achevé son travail, le cabinet du Premier ministre a adopté la résolution 340 classant les manifestants tués près du centre commercial ainsi que d’autres victimes tuées au cours de cette même semaine en tant que « victimes de bavures militaires », selon un responsable de la Fondation des martyrs, un service gouvernemental en charge des victimes de crimes commis par le parti Baas (interdit en Irak), d’actes terroristes et d’opérations militaires ayant mal tourné.

La fondation a par exemple accordé des indemnisations pour les civils tués et les propriétaires de maisons endommagées par les forces de sécurité irakiennes ou la coalition internationale dirigée par les États-Unis au cours de la lutte contre l’EI.

Afin de faire respecter la résolution 340, le département de médecine légale du ministère de la Santé a fini par donner à la fondation des listes de manifestants tués lors des protestations d’octobre et de novembre 2019, « dans la mesure où ils devaient bénéficier des indemnités et privilèges accordés aux martyrs », indique le responsable de la fondation.

MEE a obtenu des copies des listes qui couvrent les décès survenus en octobre et novembre 2019 à Bagdad. Leur authenticité a été confirmée par plusieurs sources gouvernementales, dont la fondation et le bureau du Premier ministre.

Ce sont les seuls documents officiels parus à ce jour qui contiennent des détails sur le nombre de manifestants tués, ainsi que des informations telles que le lieu et la date de leur mort, la cause de leur décès et le numéro de leur certificat de décès.

Les documents montrent que le 4 octobre, trente-deux personnes ont été enregistrées comme ayant été tuées à Bagdad dans des secteurs situés pour la plupart près d’al-Nakheel – et non deux, comme l’ont affirmé les autorités irakiennes au cours des deux dernières années, ni même dix-huit, comme l’estimait la source haut placée des services de sécurité interrogée par MEE.

Néanmoins, ces listes soulèvent également d’autres questions sur les manifestants tués au cours d’autres attaques que celle d’al-Nakheel à Bagdad durant cette première semaine d’octobre.

Selon les listes consultées par MEE, les premières victimes de bavures militaires apparaissent le 1er octobre, soit le tout premier jour des manifestations.

Le nombre de manifestants tués et classés en tant que victimes de bavures militaires augmente de manière significative, passant de deux le premier jour à vingt-quatre le troisième jour, puis trente-deux le quatrième jour et dix-huit le cinquième jour.

La plupart des victimes ont été touchées à la tête ou sur le haut du corps, indiquent les listes.

La majorité des personnes tuées ont ensuite été prises en charge par les postes de police de Bab al-Sheikh et al-Saadoun, qui étaient responsables du secteur s’étendant de la place Tahrir à la station-service al-Ghilani, située à proximité du centre commercial al-Nakheel.

La question qui se pose avec acuité est de savoir si l’attaque menée le 4 octobre près du centre commercial al-Nakheel était une réaction isolée à l’attaque mortelle contre deux soldats ou un instantané d’actes de violence systématiques perpétrés pendant plusieurs jours.

Le haut responsable des services de sécurité qui a vu les images de l’attaque près d’al-Nakheel affirme ne pas savoir lui-même quand la tuerie a commencé exactement, ni ce qui l’a déclenchée.

« Mon interprétation la plus proche de ce qui s’est passé est que les soldats ont été tués le 3 octobre, et non le 4 comme les autorités militaires l’ont annoncé à l’époque. Autrement dit, le massacre d’al-Nakheel a en réalité commencé le 3 octobre et duré trois jours », soutient-il.

« Vous ne pouvez pas imaginer combien d’acteurs gouvernementaux et non étatiques se sont concertés pour étouffer cet incident », déplore le responsable.

Les indemnités versées par le gouvernement aux familles des manifestants tués constituaient un aveu explicite que ceux-ci avaient été tués par les forces de sécurité irakiennes. En revanche, l’identité exacte de ces forces n’a été dévoilée à personne, pas même aux proches des victimes.

Qui sont les auteurs ?

En raison du méli-mélo d’unités de police et de divisions militaires qui arpentaient les rues de Bagdad ce jour-là, il est extrêmement difficile de déterminer qui a ouvert le feu à proximité du centre commercial.

MEE a sollicité une déclaration officielle sur le nombre exact de victimes de l’attaque du centre commercial al-Nakheel et demandé des informations supplémentaires du point de vue du gouvernement.

Plus d’une douzaine de hauts responsables ayant participé aux commissions d’enquête mises en place par les gouvernements d’Adel Abdel-Mahdi et de son successeur Moustafa al-Kazimi ont refusé de répondre aux questions ou affirmé qu’ils n’étaient pas autorisés à divulguer des détails.

Mais après avoir interrogé plus d’une douzaine d’anciens et actuels responsables civils et militaires directement informés de l’enquête, MEE a appris que la zone située entre la place Tayaran et le centre commercial al-Nakheel était couverte par deux forces principales le jour de l’attaque.

Il s’agissait du régiment de commandos du commandement des opérations de Bagdad et de la 45e brigade d’infanterie de la 11e division de l’armée irakienne, en plus d’autres services de sécurité.

Selon ces sources, les soldats du régiment des commandos du commandement des opérations de Bagdad portaient les uniformes des forces d’intervention rapide, qui n’étaient pas déployées dans le secteur.

Les témoins, qui n’étaient pas au courant de ce changement d’uniforme, étaient cependant convaincus que les forces d’intervention rapide étaient à l’origine des violences meurtrières, un détail que personne parmi les intervenants impliqués dans les enquêtes officielles n’a révélé jusqu’à présent.

Cependant, en privé, la commission d’enquête formée par Adel Abdel-Mahdi savait pertinemment qui était impliqué, a appris MEE.

Après onze jours d’enquête, elle a recommandé le 22 octobre :

– la révocation de 87 officiers de leur poste et la mention de leur participation à l’attaque dans leur dossier ;

– le licenciement du commandant des opérations de Bagdad, de son assistant à la sécurité, du commandant de la 11e division d’infanterie de l’armée irakienne, du commandant de la 1ère division de la police fédérale et du commandant de la 45e brigade d’infanterie ;

– la révocation du commandant du 2e régiment de la 45e brigade d’infanterie, du commandement du régiment de commandos de la 1ère division de la police fédérale, ainsi que leur renvoi devant des commissions d’enquête militaires.

La commission a remis au Conseil judiciaire suprême des informations et des CD contenant des preuves clarifiant avec exactitude les événements qui se sont déroulés à Bagdad durant cette semaine, notamment au centre commercial al-Nakheel.

Ce qu’aucun des membres de la commission n’a annoncé ou révélé – et ce que tous ont cherché à cacher avec une « étrange complicité », selon un haut responsable militaire proche de l’enquête –, c’est que les deux soldats tués étaient membres de la 45e brigade de la 11e division d’infanterie de l’armée irakienne.

Ce qui n’a pas non plus été révélé jusqu’à présent, c’est que les individus impliqués dans le massacre du centre commercial al-Nakheel sont leurs camarades de la brigade.

C’est ce qu’ont déclaré à MEE des officiers qui ont été informés des résultats d’une enquête visant à déterminer les causes de l’augmentation significative du nombre de manifestants tués à Bagdad, menée par le lieutenant-général Abdul-Amir al-Shammari – actuel commandant adjoint des opérations conjointes et ancien inspecteur général du ministère de la Défense.

Leurs témoignages ont été corroborés par un officier supérieur des forces d’intervention rapide ainsi qu’un membre clé de la commission d’enquête ministérielle qui se sont aussi confiés à MEE.

« Il y a des choses qu’il vaut mieux garder secrètes, car les révéler reviendrait à semer la révolte », affirme à MEE un ancien ministre et membre clé de la commission d’enquête ministérielle. « Annoncer de telles choses ne résoudra pas le problème, cela ne fera que l’aggraver. »

« Ce qui s’est passé [au centre commercial al-Nakheel] était une réaction très naturelle et attendue », ajoute-t-il. « Le soldat traite toute cible qui se présente devant lui comme un ennemi, alors à quoi peut-on s’attendre lorsque deux de ses collègues sont brûlés sous ses yeux ?

« Qu’attendons-nous d’un soldat que nous avons ramené des lignes de front et des combats acharnés contre l’EI et que nous mettons en face d’un manifestant qui lui jette des pierres et des cocktails Molotov ? »

Des comptes à rendre

Outre les licenciements et les notes disciplinaires ajoutées aux dossiers, une autre mesure a été prise, selon le responsable des services de sécurité qui a visionné les images de vidéosurveillance du massacre.

Le lieutenant-général Abdul-Amir Yarallah, qui était à l’époque le commandant adjoint des opérations conjointes, a ordonné le transfert de l’ensemble de la 45e brigade d’infanterie à Kirkouk, dans le nord de l’Irak, à titre de « punition », selon la source.

« Yarallah a décidé de les punir et de les envoyer sur les fronts de Kirkouk pour y affronter la mort dans la lutte contre l’EI », indique le responsable des services de sécurité.

Cette décision aurait provoqué une « vive querelle » entre Abdul-Amir Yarallah et le lieutenant-général Othman al-Ghanimi, qui était le chef d’état-major de l’armée à l’époque.

« Ghanimi a refusé de les punir, mais Yarallah a insisté pour les transférer », précise la source.

MEE croit savoir que la brigade a été transférée à Kirkouk en novembre 2019. Ni Othman al-Ghanimi ni Abdul-Amir Yarallah n’ont répondu à nos sollicitations.

« Leur transfert visait à les tenir à l’écart et à jeter l’incident aux oubliettes, tandis [que les membres de la 45e brigade] étaient poussés vers la mort », indique la source.

L’homme conclut alors sur un ton sarcastique : « C’est ainsi que nous traitons nos problèmes dans ce pays, en recyclant la mort et ses causes. »

Les proches des victimes réclament toutefois davantage. Plusieurs proches interrogés par MEE affirment avoir porté plainte contre le gouvernement mais que leur dossier a été écarté.

Abdul Razzaq Abdullah, dont le fils Muqtada a été tué le 4 octobre, en fait partie.

« J’ai porté plainte contre le gouvernement et l’ancien Premier ministre [Adel Abdel-Mahdi], [le chef des Unités de mobilisation populaire Faleh] al-Fayyad et tous les membres du gang », indique-t-il.

« Muqtada n’était qu’un enfant et je ne sais pas quel péché il a commis pour se faire tuer d’une manière aussi odieuse. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

*Source : Middle East Eye (en français)

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