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Deux ans après, l’esprit de Soleimani se déploie


Publié le 04/01/2022

Deux ans après, l’esprit de Soleimani se déploie

PEPE ESCOBAR – 3 JANVIER 2022

Il y a deux ans, les années 2020 ont commencé par un meurtre.

Aéroport de Bagdad, 3 janvier, 00h52. L’assassinat du général de division Qassem Soleimani, commandant de la Force Quds du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), et d’Abu Mahdi al-Muhandes, commandant adjoint des forces irakiennes Hashd al-Shaabi, par des missiles AGM-114 Hellfire à guidage laser lancés depuis deux drones américains MQ-9 Reaper, était un acte de guerre.*

Cet acte de guerre a donné le ton de la nouvelle décennie et a inspiré mon livre Raging Twenties : Great Power Politics Meets Techno-Feudalism, publié un an plus tard.

Les frappes de drones à l’aéroport de Bagdad, directement approuvées par le président américain de l’époque, Donald Trump, étaient unilatérales, non provoquées et illégales : un acte impérial conçu comme une provocation brutale capable de déclencher une réaction iranienne qui serait ensuite contrée par la « légitime défense » américaine, présentée comme une « dissuasion ».

Appelez cela une forme perverse de double down, de false flag inversé.

Le barrage narratif impérial l’a présenté comme un  » assassinat ciblé  » : une opération préventive visant à écraser la planification présumée par Soleimani d' » attaques imminentes  » contre des diplomates et des troupes américaines.

Aucune preuve n’a été fournie à l’appui de cette affirmation. Et le premier ministre irakien de l’époque, Adel Abdul-Mahdi, a présenté devant le Parlement le contexte ultime : Soleimani, en mission diplomatique, avait embarqué sur un vol régulier de l’Airbus A320 de Cham Wings entre Damas et Bagdad. Il était impliqué dans des négociations complexes entre Téhéran et Riyad, avec le Premier ministre irakien comme médiateur, et tout cela à la demande du président Trump.

Ainsi, la machine impériale – se moquant comme d’une guigne du droit international – a assassiné un envoyé diplomatique de facto. En fait deux envoyés, car al-Muhandis avait les mêmes qualités pour le commandement que Soleimani – promouvant activement la synergie entre le champ de bataille et la diplomatie – et était absolument irremplaçable en tant qu’articulateur politique clé en Irak.

L’assassinat de Soleimani avait été « encouragé » depuis 2007 par les néo-cons américains – qui ignorent tout de l’histoire, de la culture et de la politique de l’Asie occidentale – et par les lobbies israélien et saoudien. Les administrations Bush Jr. et Obama y avaient résisté, craignant une escalade inévitable. Trump ne pouvait pas voir la situation dans son ensemble et ses ramifications désastreuses lorsqu’il n’avait que des Israéliens de la variété de Jared-of-Arabia Kushner pour lui souffler à l’oreille, en tandem avec son proche ami le prince héritier saoudien Muhammad bin Salman (MbS).

La réponse iranienne mesurée à l’assassinat de Soleimani a été soigneusement calibrée pour éviter une surenchère impériale vengeresse et sans retenue : des frappes de missiles de précision sur la base aérienne d’Ain al-Assad en Irak, contrôlée par les Américains. Le Pentagone a été prévenu à l’avance.

Pourtant, c’est précisément cette réponse mesurée qui a changé la donne. Le message de Téhéran indiquait clairement que l’époque de l’impunité impériale était révolue : nous pouvons frapper vos ressources n’importe où dans le golfe Persique et au-delà, au moment de notre choix.

C’est donc le premier « miracle » que l’esprit de Soleimani a engendré : les frappes de missiles de précision sur Aïn al-Assad représentaient avec éclat une puissance de rang moyen, affaiblie par les sanctions et confrontée à une crise économique/financière massive, qui répondait à une attaque unilatérale en ciblant des actifs impériaux faisant partie de l’Empire aux bases tentaculaire.

C’était une première mondiale, du jamais vu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Et cela a été clairement interprété en Asie de l’Ouest et dans de vastes pans du Sudcomme une percée fatale dans l’armure hégémonique du prestige américain, vieille de plusieurs décennies. »

Évaluer la situation dans son ensemble

Tout le monde, non seulement le long de l’Axe de la Résistance – Téhéran, Bagdad, Damas, Hezbollah – mais aussi à travers le Sud global, sait comment Soleimani a dirigé la lutte contre Daesch en Irak de 2014 à 2015, et comment il a contribué à la reprise de Tikrit en 2015.

Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans une interview extraordinaire, soulignait la « grande humilité » de Soleimani, même « avec les gens du peuple, les gens simples. » Nasrallah a raconté une histoire essentielle pour situer le modus operandi de Soleimani dans la guerre réelle – et non fictive – contre le terrorisme, qui mérite encore d’être citée intégralement deux ans après son assassinat :

« À cette époque, Hajj Qassem a voyagé de l’aéroport de Bagdad à celui de Damas, d’où il est venu (directement) à Beyrouth, dans la banlieue sud. Il est arrivé chez moi à minuit. Je me souviens très bien de ce qu’il m’a dit : « A l’aube, tu dois me fournir 120 commandants d’opérations (du Hezbollah) ». J’ai répondu : « Mais Hajj, il est minuit, comment puis-je vous fournir 120 commandants ? » Il m’a dit qu’il n’y avait pas d’autre solution si nous voulions lutter (efficacement) contre Daesch, défendre le peuple irakien, nos lieux saints [5 des 12 imams du chiisme duodécimain ont leurs mausolées en Irak], nos Hawzas [institutions éducatives islamiques], et tout ce qui existait en Irak. Nous n’avions pas le choix. Je n’ai pas besoin de combattants. J’ai besoin de commandants opérationnels [pour superviser les Unités de mobilisation populaire (UMP) irakiennes]. C’est pourquoi dans mon discours [sur l’assassinat de Soleimani], j’ai dit que pendant les quelque 22 années de notre relation avec Hajj Qassem Soleimani, il ne nous avait jamais rien demandé. Il ne nous a jamais demandé quoi que ce soit, pas même pour l’Iran. Oui, il ne nous adressé une requête qu’une seule fois, et c’était pour l’Irak, quand il nous a demandé ces (120) commandants d’opérations. Il est donc resté avec moi, et nous avons commencé à contacter nos frères (du Hezbollah) un par un. Nous avons pu faire venir près de 60 commandants d’opérations, dont certains frères qui étaient sur les lignes de front en Syrie, et que nous avons envoyés à l’aéroport de Damas [pour attendre Soleimani], et d’autres qui étaient au Liban, et que nous avons réveillés de leur sommeil et amenés [immédiatement] de leur maison, car le Hajj a dit qu’il voulait les emmener avec lui dans l’avion qui le ramènerait à Damas après la prière de l’aube. Et effectivement, après avoir prié ensemble la prière de l’aube, ils se sont envolés pour Damas avec lui, et Hajj Qassem a voyagé de Damas à Bagdad avec 50 à 60 commandants du Hezbollah libanais, avec lesquels il est allé sur les lignes de front en Irak. Il a dit qu’il n’avait pas besoin de combattants, car, Dieu merci, il y avait beaucoup de volontaires en Irak. Mais il avait besoin de commandants [aguerris] pour diriger ces combattants, les former, leur transmettre leur expérience et leur expertise, etc. Et il n’est pas parti avant d’avoir reçu ma promesse que dans les deux ou trois jours, je lui aurais envoyé les 60 commandants restants. »

Un ancien commandant sous les ordres de Soleimani que j’ai rencontré en Iran en 2018 nous avait promis, à moi et à mon collègue Sebastiano Caputo, qu’il essaierait d’organiser une interview avec le général de division – qui ne parlait jamais aux médias étrangers. Nous n’avions aucune raison de douter de notre interlocuteur – donc jusqu’à la dernière minute, pour Bagdad, nous faisions partie de cette liste d’attente sélective.

Quant à Abu Mahdi al-Muhandes, tué côte à côte avec Soleimani dans les frappes de drones de Bagdad, j’étais avec la journaliste Sharmine Narwani et un petit groupe qui ont passé un après-midi avec lui dans une maison sécurisée à l’intérieur – et non à l’extérieur – de la zone verte de Bagdad en novembre 2017. Mon rapport complet se trouve ici.

Soleimani a peut-être été une superstar révolutionnaire – beaucoup à travers le Sud global le considèrent comme le Che Guevara de l’Asie occidentale – mais derrière plusieurs couches de mythe, il était surtout un rouage assez articulé d’une machine très articulée.

Des années avant son assassinat, Soleimani avait déjà envisagé une inévitable « normalisation » entre Israël et les monarchies du golfe Persique.

Dans le même temps, il était également très conscient de la position adoptée par la Ligue arabe en 2002 – partagée, entre autres, par l’Irak, la Syrie et le Liban – selon laquelle cette « normalisation » ne peut même pas commencer à être discutée sans un État palestinien indépendant et viable dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale.

Soleimani a vu la situation dans toute l’Asie occidentale, du Caire à Téhéran, du Bosphore au Bab-al-Mandeb. Il avait certainement calculé l’inévitable « normalisation » de la Syrie dans le monde arabe, ainsi que le calendrier suivi par l’Empire du Chaos pour abandonner l’Afghanistan – mais probablement pas l’ampleur de cette retraite humiliante – et la manière dont cela reconfigurerait tous les paris de l’Asie occidentale à l’Asie centrale.

Il n’est pas difficile de voir que Soleimani envisageait déjà ce qui s’est passé le mois dernier. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, s’est rendu à Dubaï et a signé plusieurs accords commerciaux d’une grande portée politique, enterrant en quelque sorte une rivalité viscérale entre sunnites.

Mohammad bin Zayed (MbZ) d’Abu Dhabi semble parier simultanément sur un accord de libre-échange entre Israël et les Émirats et sur une détente avec l’Iran. Son conseiller en matière de sécurité, Sheikh Tahnoon, a rencontré le président iranien Raisi à Téhéran à la mi-décembre et a même discuté du Yémen.

Mais la question clé de toutes ces tractations est la percée d’un couloir de transit terrestre qui permettrait de circuler entre les EAU, l’Iran et la Turquie.

Pendant ce temps, le Qatar – interlocuteur privilégié de la Turquie et de l’Iran – participe au financement des coûts de l’administration de Gaza, dans un équilibre délicat avec Israël qui rappelle un peu le rôle similaire joué par Doha dans les négociations entre les États-Unis et les Talibans.

Ce que Soleimani n’a pas pu accomplir, aux côtés d’al-Muhandes, c’est le traçage d’une voie viable pour l’Irak après l’inévitable retraite impériale – même si leur assassinat a peut-être accéléré le mouvement populaire en faveur de l’expulsion définitive des Américains. L’Irak reste profondément divisé et otage de la petite politique provinciale.

Pourtant, l’esprit de Soleimani persiste lorsqu’il s’agit de l’Axe de la Résistance – Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth – confronté à une subversion impériale massive, il survit à tous les défis possibles.

L’Iran se consolide de plus en plus comme le nœud clé des nouvelles routes de la soie en Asie du Sud-Ouest : le partenariat stratégique Iran-Chine, stimulé par l’adhésion de Téhéran à l’OCS, sera aussi fort au niveau géoéconomique que géopolitiquement.

Parallèlement, l’Iran, la Russie et la Chine seront tous impliqués dans la reconstruction de la Syrie – avec des projets BRI allant de la voie ferrée Iran-Irak-Syrie-Méditerranée orientale jusqu’au gazoduc Iran-Irak-Syrie (dans un avenir proche), sans doute le facteur clé qui a provoqué la guerre par procuration américaine contre Damas.

Non, les missiles Hellfire ne sont pas les bienvenus.

https://www.unz.com/pescobar/two-years-on-the-soleimani-spirit-gathers-clout/

* Voir aussi notre film: https://plumenclume.org/home/52-qassem-soleimani-le-general-du-coeur.html

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