En 2023, le traité de Lausanne prend fin. Les frontières de la Turquie dessinées par ce traité seront-elles caduques ?
octobre 11, 2022
Publié par Gilles Munier sur 11 Octobre 2022, 08:08am
Catégories : #Turquie
Le premier ministre indien Narendra Modi (à gauche) avec le président turc Recep Erdogan à Samarkand, en Ouzbékistan, le 16 septembre 2022.
La particularité des traités de paix est qu’ils n’ont, en théorie, pas de date d’expiration. Alors que l’accord de Lausanne a été, lui, signé pour une période de cent ans. Paraphé entre la Turquie d’une part, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Grèce et leurs alliés d’autre part. L’approche de cette date ne fait qu’accentuer la situation existentielle difficile qui est au cœur de la politique étrangère de la Turquie puisque dans quelques mois l’entente forcée de Lausanne sera caduque.
Par M. K. Bhadrakumar (revue de presse : Afrique Asie – 10/10/22)*
Une légère agitation s’est produite après la récente rencontre du ministre des affaires étrangères indien, S. Jaishankar, avec son homologue turc, Mevlut Cavusoglu. Tête à tête qui s’est tenu en marge de la session de l’Assemblée générale des Nations unies à New York le 21 septembre, l’info qui a agité la diplomatie fût d’apprendre que Chypre figurait aussi dans leur discussion. Ce que Jaishankar a souligné dans un tweet.
Les médias indiens ont instinctivement fait le lien entre cette présence chypriote et la référence à la question du Cachemire faite par le président turc Recep Erdogan, lors de son discours à l’ONU. En tant qu’érudit-diplomate, S. Jaishankarsait sait parfaitement que la question chypriote est dans l’actualité ; et que les conditions de la nouvelle guerre froide qui s’instaure lui insufflent une nouvelle force, et que les tensions montent entre grecs et turcs. Rivalité souvent comparée à l’animosité opposant l’Inde et le Pakistan, à propos d’une autre « Partition » historique de l’histoire. La perte de Chypre étant, en 1923, la conséquence du Traité de Lausanne mettant fin à l’Empire ottoman.
La particularité des traités de paix est qu’ils n’ont, en théorie, pas de date d’expiration. Alors que l’accord de Lausanne a été, lui, signé pour une période de cent ans. Paraphé entre la Turquie d’une part, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Grèce et leurs alliés d’autre part. L’approche de cette date ne fait qu’accentuer la situation existentielle difficile qui est au cœur de la politique étrangère de la Turquie puisque dans quelques mois l’entente forcée de Lausanne sera caduque.
La réalité stupéfiante est que le 24 juillet 2023 les frontières modernes de la Turquie deviendraient donc « obsolètes ». Et les articles secrets du traité de 1923, ceux-là signés par les seuls diplomates turcs et britanniques, prévoient une série d’événements étranges : les troupes britanniques réoccuperont les forts surplombant le Bosphore, le patriarche grec orthodoxe ressuscitera un mini-État byzantin dans l’enceinte de la ville d’Istanbul et la Turquie pourra enfin exploiter les vastes ressources énergétiques, jusqu’à présent interdites, de la Méditerranée orientale (et, peut-être, récupérer la Thrace occidentale, une province de la Grèce).
Bien sûr, en dépit du droit, rien de tout cela ne devrait se produire. Néanmoins, le syndrome de la « fin de Lausanne » reste un mythe fondamental et s’intègre parfaitement dans le révisionnisme historique selon lequel Atatürk aurait dû obtenir un bien meilleur accord des puissances occidentales.
Tout ceci ne fait que souligner l’ampleur du possible drame, massivement sous-estimé, dont Chypre est l’épicentre. Il suffit d’imaginer les fossés qui se creusent entre la Turquie, la Grèce et Chypre, au sujet du putatif partage des réserves d’hydrocarbures offshore -pour être compris du plus endormi des diplomates.
L’élite dirigeante turque estime que c’est sous la contrainte que la Turquie a signer le traité de Sèvres en 1920 et le traité de Lausanne en 1923. Simples signatures qui symbolisaient la perte de vastes étendues de terres considérées comme une part de la patrie. Erdogan rejette toute conception qui considère 1919 comme le début de l’histoire moderne de sa grande nation et de sa civilisation.
« Quiconque laisse de côté nos 200 dernières années, voire 600 ans, avec leurs victoires et leurs défaites, et passe directement de la vieille histoire turque à la République, est un ennemi de notre nation et de notre État » , a-t-il déclaré un jour.
La communauté internationale a commencé à prêter attention au fait que la République Turque (Türkiye) célébrera son centenaire l’année prochaine, période qui est aussi une année électorale pour Erdogan. Dans le même air de ce temps qui tourne autour du destin de Chypre, le département d’État américain a annoncé le 16 septembre – cinq jours seulement avant que Jaishankar ne rencontre Cavusoglu – que Washington levait les restrictions commerciales en matière de défense imposées à l’administration chypriote grecque pour l’exercice 2023.
Le porte-parole Ned Price a déclaré : « Le secrétaire d’État Antony J. Blinken a déterminé et certifié au Congrès que la République de Chypre a rempli les conditions nécessaires en vertu de la législation pertinente pour permettre l’approbation des exportations, des réexportations et des transferts d’articles de défense. »
La décision des États-Unis intervient dans le contexte d’une série de contrats conclus récemment par Chypre et la Grèce, notamment un contrat d’achat d’hélicoptères d’attaque à la France et des efforts pour acquérir des systèmes de missiles et de radars à longue portée. La Turquie a appelé les États-Unis « à reconsidérer cette décision et à poursuivre une politique équilibrée envers les deux parties de l’île« . Elle a depuis annoncé un renforcement de sa présence militaire dans le nord de Chypre. Soit dit en passant, l’une des « conditions préalables » fixées par l’administration Biden pour reprendre l’aide militaire à Chypre était que Nicosie revienne sur ses relations avec Moscou…
La décision unilatérale des États-Unis signifie aussi un soutien indirect aux revendications maritimes de la Grèce et des chypriotes grecs. Revendications que la Turquie, qui possède le plus long littoral continental de la Méditerranée orientale, rejette comme violant ses droits souverains et ceux des Chypriotes turcs. Il n’est pas certain que ces développements aient été pris en compte dans la discussion entre Jaishankar et Cavusoglu, mais curieusement, l’Inde est aussi actuellement aux prises avec une décision américaine similaire. Celle d’offrir un « paquet » militaire de 450 millions de dollars au Pakistan afin d’améliorer ses avions F-16 à capacité nucléaire.
En effet, le triangle États-Unis-Turquie-Chypre présente des similitudes frappantes avec le triangle États-Unis-Inde-Pakistan. Dans les deux cas, l’administration Biden traite avec des gouvernements pro-américains amicaux à Nicosie et à Islamabad, mais elle est manifestement mécontente du credo nationaliste des dirigeants d’Ankara et de New Delhi.
Il est clair que Washington ne voit pas d’un bon œil le fait que les gouvernements d’Ankara et de New Delhi préservent leur autonomie stratégique. Plus important, la tentative des États-Unis d’isoler la Russie est affaiblie par le refus de la Turquie et de l’Inde d’imposer des sanctions à Moscou.
Les États-Unis s’inquiètent donc du fait que l’Inde et la Turquie, deux puissances régionales influentes, poursuivent des politiques étrangères favorisant la multipolarité du système international. Pluralité qui compromet l’hégémonie mondiale des États-Unis. Par-dessus tout, le fait qu’Erdogan et le Premier ministre Modi entretiennent des relations personnelles chaleureuses et confiantes avec le président russe Vladimir Poutine, est une source de préoccupation pour Washington.
La photo diffusée depuis Samarkand, lors du récent sommet de l’OCS, montrant Erdogan bras dessus, bras dessous avec Poutine, a dû rendre furieux le président Biden. Modi aussi a fait preuve d’un rare moment d’émotion lorsqu’il s’est adressé ainsi à Poutine, toujours à Samarkand le 16 septembre :
« Les relations entre l’Inde et la Russie se sont considérablement approfondies. Nous apprécions également cette relation parce que nous avons été des amis qui se sont côtoyés à chaque instant au cours des dernières décennies et le monde entier sait aussi comment ont été les relations entre la Russie et l’Inde et entre l’Inde et la Russie et, par conséquent, le monde sait aussi qu’il s’agit d’une amitié indéfectible. Personnellement, d’une certaine manière, le voyage a commencé en même temps pour nous deux. Je vous ai rencontré pour la première fois en 2001, lorsque vous travailliez en tant que chef du gouvernement et que j’avais commencé à travailler en tant que chef du gouvernement de l’État. Aujourd’hui, cela fait 22 ans, notre amitié ne cesse de croître, nous travaillons constamment ensemble pour l’amélioration de cette région, pour le bien-être des gens. Aujourd’hui, au sommet de l’OCS, je vous suis très reconnaissant pour tous les sentiments que vous avez exprimés pour l’Inde. »
Étonnamment, les médias occidentaux ont censuré ce passage dans leurs reportages sur la rencontre Modi-Poutine ! Censure toujours à la suite de la rencontre entre Modi et Erdogan quand la télé publique turque TRT a fait ce commentaire :Turkiye-India ties have a bright future ahead (« les liens entre la Turquie et l’Inde ont un brillant avenir ») . Et bien signalé l’intérêt du gouvernement Erdogan à faire progresser les relations avec l’Inde. Les liens entre l’Inde et la Turquie méritent donc d’être considérés comme prioritaires. Ce pays se rapproche des BRICS et de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) et est destiné à devenir un acteur sérieux dans l’ordre mondial multipolaire émergent.
Symptomatique du déplacement des plaques tectoniques de l’état des nations, le récent rapport selon lequel la Russie pourrait lancer des vols directs entre Moscou et la République turque de Chypre du Nord, un État soutenu et reconnu uniquement par Ankara. Et il ne fait aucun doute que les États-Unis et l’UE sont en train de reconfigurer la dynamique du pouvoir en Méditerranée orientale en renforçant l’axe Chypre-Grèce, et en envoyant un avertissement à la Turquie pour qu’elle sache où est sa place. Tout au moins celle attribuée par l’Occident. En termes géopolitiques, c’est une autre façon d’ouvrir à Chypre la porte de l’OTAN et un épisode de la nouvelle guerre froide.
L’avenir de l’Asie du Sud peut-il être différent ? La Turquie a de nombreux avantages par rapport à l’Inde, car elle a été un allié de longue date des États-Unis pendant la guerre froide. Elle accueille la base aérienne d’Incirlik, l’une des principales bases militaires stratégiques des États-Unis. La station radar de Kurecik collabore avec l’armée de l’air et la marine américaines dans le cadre d’une mission liée à l’interception et à la défense contre les missiles. La Turquie est une puissance de l’OTAN qui est irremplaçable dans le volet sud de l’alliance. La Turquie contrôle le détroit du Bosphore en vertu de la convention de Montreux (1936).
Pourtant, et en dépit de ce poids de l’histoire, les États-Unis ne sont pas disposés à entretenir une relation d’intérêt et de respect mutuels avec la Turquie. Le Pentagone ne s’aligne-t-il pas ouvertement sur les séparatistes kurdes ? L’administration Obama n’a-t-elle pas organisé une tentative de coup d’État pour renverser Erdogan, tentative avortée notamment grâce à la Russie ?
*Source : Afrique Asie
Version originale : Indian Punchline