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Euro-djihadistes en Syrie : pourquoi et que faire


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Analyses et témoignages > Moyen-Orient > Euro-djihadistes en Syrie : pourquoi et que faire

Bahar Kimyongür
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10 juin 2014

Les gouvernements occidentaux ont longtemps laissé faire les départs massifs vers la Syrie : ils considéraient les djihadistes comme un moindre mal et même souvent comme un allié stratégique. Nous vous offrons en exclusivité pour Investig’Action cette interview de Bahar Kimyongur, auteur de « Syriana, la conquête continue », assurément un des meilleurs connaisseurs européens de ce dossier…

Vous suivez de très près la problématique des départs des jeunes Belges vers la Syrie. Pourriez-vous nous dire pourquoi est-il si facile de se rendre dans ce pays.

Il n’est nul besoin d’un visa pour s’y rendre. Un billet d’avion jusqu’à la frontière turque suffit. Le reste se fait à pied ou en voiture. La frontière de 822 km qui sépare la Turquie de la Syrie n’existe plus. Par ailleurs, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans la mobilisation sur le front syrien. Ils regorgent d’appel au djihad, au meurtre, au crime, au génocide, à l’invasion et à l’occupation de la Syrie décrétée terre sainte où doit s’ériger un Emirat islamique. Cette propagande trouve un large écho parmi la jeunesse musulmane d’Europe en perte de repères. En quelques mois à peine, la Syrie est devenue la terre d’émigration par excellence des guerriers de l’Islam conquérant, sectaire et excommunicateur. On y va désormais en famille. Ces émigrés fanatisés s’y installent pour y vivre définitivement comme si la Syrie leur appartenait. Les gouvernements occidentaux ont longtemps laissé faire ces départs massifs car ils considéraient les djihadistes comme un moindre mal voire comme un allié stratégique. L’hostilité de nos gouvernements envers Assad fabriquée et entretenue par les USA a conduit nos gouvernements à se dire : « Puisqu’Assad est le mal absolu, tout qui s’oppose à Assad est forcément meilleur » y compris les djihadistes les plus violents.

Les djihadistes et de nombreux intellectuels accusent les USA de protéger Assad contre Al Qaïda.

C’est absolument faux. Le gouvernement de Damas et Washington se sont toujours royalement détestés. Malgré son isolement, la Syrie est demeuré un carrefour des résistances à l’hégémonie US. Les combattants nationalistes irakiens ont été hébergés et appuyés par Damas après l’invasion de l’Irak en 2003. La Syrie défend bec et ongles les résistances libanaises et palestiniennes. Et la Syrie est le principal allié stratégique de l’Iran, le pire ennemi des USA et d’Israël. Il convient de rappeler que la Syrie est le berceau du panarabisme, une idéologie qui a toujours été perçue comme une menace fondamentale par les USA. La CIA a de tout temps soutenu les Frères musulmans, l’Arabie saoudite et même les mouvements djihadistes comme Al Qaïda pour détruire l’unité et la résistance arabe. De plus, la chute du régime Assad est au programme de Washington depuis toujours. L’ex-directeur de la CIA Leon Panetta a évoqué un changement de régime à Damas dès mars 2011 lors d’une réunion classée « top secret » qui s’est tenue en Turquie. Nous le savons grâce à un article du journal Sabah proche du régime d’Erdogan.

Il semblerait que la Turquie joue un rôle central dans la question

Certainement. La Turquie est le principal pays de transit des euro-djihadistes qui se rendent en Syrie. Elle est aussi leur base arrière. Le gouvernement AKP d’Erdogan entretient des relations amicales avec tous les groupes, y compris avec Daech. J’en tiens pour preuve le passage il y a quelques jours de 18 véhicules militaires turcs dans les zones contrôlées par le groupe terroriste. Le convoi militaire a pu pénétrer de 25 km dans les territoires syriens contrôlés par Daech pour assurer la sécurité du sanctuaire de Suleyman Shah, une enclave turque en Syrie située au bord de l’Euphrate.

Pour acheminer un tel convoi, Ankara a dû négocier un sauf-conduit auprès de l’Emir de Daech à Raqqa.

D’autre part, de l’aveu même du directeur du renseignement turc Hakan Fidan, 2.000 camions turcs remplis d’armes ont été envoyés à destination de groupes djihadistes syriens. Nous le savons grâce à la publication sur les réseaux sociaux de la bande son d’une réunion top secret de hauts responsables militaires turcs.

En réalité, le front anti-Assad du Nord ne pourrait exister sans l’arrivage massif d’armes et de munitions belges, américaines ou françaises convoyées depuis la Turquie. Ces armes proviennent pour la plupart des stocks de l’armée saoudienne, jordanienne, qatarie ou émiratie. La réexportation de ces armes est totalement illégale mais les pays fournisseurs comme la Belgique ferment les yeux.

Notons aussi qu’un djihadiste algérien dénommé Muhammad Bachir tombé aux mains de la police kurde syrienne à Afrin a révélé la semaine dernière l’emplacement de plusieurs bureaux de recrutement djihadistes en territoire turc.

Même Celalettin Lekesiz, le gouverneur de la province frontalière de Hatay, se plaint de l’afflux de djihadistes et de l’inaction du gouvernement en la matière dans un rapport transmis au Parlement il y a quelques jours. D’après la rumeur, Erdogan ne va pas tarder à limoger le gouverneur téméraire.

Combien y a-t-il de Belges engagés en Syrie ?

Les autorités belges avancent le chiffre de 150 concitoyens mobilisés en Syrie. Mais sur le terrain, les djihadistes belges parlent de près de 400 hommes. Une trentaine d’entre eux ont déjà été tués. Notre gouvernement sous-estime gravement le phénomène. Chaque nouveau départ incite d’autres jeunes à partir. Tant que la guerre et le chaos se poursuivront en Syrie, nul ne pourra endiguer le flux de candidats au djihad.

Quel est le profil des jeunes Belges en Syrie ?

Certains Belges ont souffert d’un déficit affectif à cause d’un divorce parental, d’une rupture amoureuse, d’un défaut physique, d’un échec scolaire ou professionnel. Ils partent sur un coup de tête.

D’autres, à priori plus politisés, sont profondément dégoûtés par notre société consumériste où tout est monnayable, tout est jetable, y compris l’amour et l’amitié.

Mais à cause de l’influence grandissante des sectes réactionnaires, plutôt que d’adhérer à des causes humanistes, progressistes, plutôt que de défendre l’égalité citoyenne et de cultiver l’altérité, ils combattent dans un esprit de revanche et rêvent de devenir les nouveaux oppresseurs, les nouveaux seigneurs. Ils sombrent dans la religion comme on tombe dans l’héroïne.

Il semble difficile d’en sortir vivant.

C’est exact. Nous sommes en présence de sectes fanatiques qui exaltent la mort. Leur interprétation de la religion est violente et inquisitrice. Leur dieu est cruel et vengeur à l’image des chefs. Il est loin du dieu « clément et miséricordieux » vénéré par l’écrasante majorité des musulmans.

L’obligation de prêter allégeance à l’émir ôte toute possibilité d’expression d’une critique ou d’un désaccord.

Pensez-vous que l’islamophobie joue un rôle dans la mobilisation des jeunes musulmans belges ?

L’islamophobie peut jouer le rôle de déclencheur et motiver une montée de la radicalisation de nos jeunes. Mais aucun acte islamophobe perpétré en Belgique ne peut justifier les atrocités commises par les Belges en Syrie.

Je suis moi-même victime d’islamophobie en raison de mon nom et de mes origines mais je ne vais pas pour autant massacrer des Syriens. L’écrasante majorité des Belges en Syrie combattent sous la bannière de l’Etat islamique d’Irak et du Levant, alias Daech. Ce mouvement djihadiste passe son temps à massacrer des musulmans. On devrait le considérer à ce titre comme un mouvement islamophobe puisqu’il extermine méthodiquement les musulmans de Syrie qu’ils soient alaouites, chiites ou sunnites.

En réalité, pour de nombreux jeunes Européens qui combattent en Syrie, l’Islam n’est qu’un prétexte de même que le drame vécu par les Syriens. La Syrie est devenue un stand de tir à ciel ouvert, une zone de non-droit, un défouloir. Nos jeunes y laissent éclater leurs pulsions les plus violentes sous couvert de religion et en prétextant que le gouvernement de Damas est oppresseur. Ils se comportent comme des voyous sans foi ni loi. Sur son compte Facebook et dans une vidéo, un Belge rêve de participer au « grand braquage de Damas ». Non seulement, nos compatriotes commettent des atrocités mais en plus ils affichent fièrement leurs faits d’armes.

Voyez-vous un changement d’attitude dans le chef des responsables occidentaux à l’égard des euro-djihadistes.

Il a fallu que des journalistes français soient enlevés et maltraités par des geôliers français pour que l’Etat français décide de prendre des mesures d’urgence. Si les services secrets européens bougent, c’est parce qu’ils sont en alerte face au retour de leurs concitoyens djihadistes. Ce retour de flamme était totalement prévisible. Qui joue avec le feu…

Que peut-on faire pour endiguer la radicalisation sectaire de nos jeunes ?

Je pense que nous devons mener la bataille des idées, réfuter les thèses fascistes et suprématistes d’Al Qaïda et des groupes dérivés. Nous devons débattre avec les jeunes, développer une contre-propagande sur les réseaux sociaux et promouvoir l’Islam de la science et de la lumière. Les musulmans d’Europe doivent être le fer de lance de cette résistance idéologique. Les textes dits « sacrés » sont contradictoires mais ils contiennent une batterie d’arguments déconstruisant la mythologie djihadiste. Dans cette tâche, les musulmans savants seront sans doute plus écoutés que les individus et les institutions taxés d’« impies ».

Comment devrions-nous traiter avec les djihadistes qui sont de retour en Belgique ?

Nul ne peut fermer les yeux sur les crimes que nos concitoyens ont commis contre le peuple syrien. Un meurtre commis par un Belge doit être puni quand bien même ce crime a été commis en Syrie. Cela dit, la répression n’a jamais été un remède. Les projets d’investissement sociaux dans l’emploi, l’éducation et le logement peuvent résorber le problème en amont.

Mais les « returnees » comme on les appelle doivent impérativement suivre un programme de déradicalisation comme on suit des séances de désintoxication. Là encore, les savants musulmans d’Europe ont un rôle crucial à jouer. La réfutation les thèses délirantes des sectes djihadistes doit se faire sur tous les fronts : à la mosquée, sur le Net, dans la rue et même à domicile.

Bahar Kimyongur est auteur de « Syriana, la conquête continue », Ed. Couleur Livres & Investig’action, 2011 et porte-parole du Comité contre l’ingérence en Syrie (CIS)

Source : Investig’Action

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