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Le prophète et le prolétariat (Chris Harman)


les 7 du quebec
Le prophète et le prolétariat (Chris Harman)
par Oeil de faucon

Camarades.

Je vous livre aujourd’hui ce document de Chris Harman et sa biographie pour ceux qui ne le connaisse pas (il fut un dirigeant important du SWP) trotskiste. Il a écrit un livre Une histoire populaire de l’humanité (Paris, Éditions La Découverte, 2011) qui est à sa manière une suite du marxiste russe G. Plékhanov «le rôle de l’individu dans l’histoire» et à ce titre entre au panthéon de la théorie révolutionnaire.

Ce texte est d’ autant plus d’actualité que le Grand Reset veut bâtir son ordre moral avec les chefs religieux du monde « Les chefs religieux sont dans une position particulièrement positive pour amener le changement. 84% de la population mondiale s’identifie à un groupe confessionnel. La foi a un rôle crucial à jouer en fournissant un cadre moral pour la quatrième révolution industrielle et en s’attaquant aux problèmes au niveau local. »
Le prophète et le prolétariat (Chris Harman)
automne 1994
Texte original

Au Moyen-Orient et ailleurs, la vie politique, depuis la révolution de 1978-1979 en Iran au moins, est dominée par les mouvements islamistes. Ces mouvements, que l’Occident a rangé sous l’étiquette de « fondamentalisme islamique », d’ « islamisme », d’« intégrisme », d’« islam politique » ou de « renouveau islamique », ont pour but de « régénérer » la société grâce à un retour aux enseignements originels du prophète Mohammad.

Ils sont devenus une force majeure en Iran et au Soudan (où ils sont toujours au pouvoir), en Egypte, en Algérie et au Tadjikistan (où ils sont impliqués dans de violentes luttes armées contre l’Etat), en Afghanistan (où des mouvements islamistes rivaux se font la guerre depuis l’effondrement du gouvernement pro-soviétique), dans les territoires occupés (où leur engagement politique défie l’hégémonie de l’OLP sur la résistance palestinienne), au Pakistan (où ils constituent une part significative de l’opposition), et plus récemment en Turquie (où le Parti du

Bien-être a pris le contrôle d’Istanbul, d’Ankara et de nombreuses autres villes).
La montée de ces mouvements a causé un énorme choc au sein de l’intelligentsia libérale et a engendré une vague de panique parmi ceux qui croyaient que la « modernisation » qui avait suivi la victoire des luttes anti-coloniales des années 1950 et 1960 conduirait inévitablement à l’avènement de sociétés plus éclairées et moins répressives1.

Ils assistent au contraire au développement de forces qui semblent s’inspirer d’une société ancienne moins libérale, qui contraint les femmes à l’isolement, utilise la terreur pour réprimer la liberté de pensée et menace ceux qui défient ses décrets des châtiments les plus barbares.
Dans des pays comme l’Egypte et l’Algérie, les libéraux se rangent désormais du côté de l’Etat, qui les a persécutés et emprisonnés par le passé, dans la guerre qu’il mène contre les partis islamistes. Mais les libéraux ne sont pas les seuls à avoir été plongés dans le désarroi par la montée de l’islamisme. C’est également le cas de la gauche. Celle-ci ne sait pas comment réagir face à ce qu’elle considère comme une doctrine obscurantiste, soutenue par des forces traditionnellement réactionnaires et jouissant d’un succès certain parmi les couches les plus pauvres de la société. Il en découle deux approches opposées.

La première est de considérer l’islamisme comme la Réaction Incarnée, comme une forme de fascisme. Cette position fut notamment adoptée après la révolution en Iran par l’universitaire britannique Fred Halliday, qui se réclamait de la gauche à l’époque, qui donnait au régime iranien le nom d’« Islam à visage fasciste »2. Une grande partie de la gauche iranienne adopta cette approche après la consolidation du régime Khomeyni en 1981-1982, approche que reprend aujourd’hui la gauche en Egypte et en Algérie. Ainsi, par exemple, un groupe marxiste révolutionnaire algérien soutient l’idée que les principes, l’idéologie et l’action politique du FIS « sont comparables à ceux du Front National en France » et qu’il s’agit d’un « courant fasciste »3.

La conclusion pratique à laquelle mène facilement une telle analyse est la construction d’alliances politiques visant à empêcher la progression des fascistes à tout prix. Ainsi Halliday concluait que la gauche en Iran avait tort de ne pas s’allier à la « bourgeoisie libérale » entre 1979 et 1981 pour s’opposer « aux idées et à la politique réactionnaires de Khomeyni »4. Aujourd’hui en Egypte, la gauche, influencée par la tradition communiste dominante, soutient de fait l’Etat dans sa guerre contre les islamistes.

L’approche opposée est de considérer les mouvements islamistes comme des mouvements « progressistes » et « anti-impérialistes » de défense des opprimés. Cette position fut adoptée par la majeure partie de la gauche iranienne dans la phase initiale de la révolution de 1979 : le Toudeh, parti influencé par l’Union soviétique, ainsi qu’une grande partie des Feddayin, organisation guérillériste, et les Moudjahidines du Peuple, islamistes de gauche, qualifiaient tous les forces qui soutenaient Khomeyni de « petite bourgeoisie progressiste ». La conclusion de cette approche était qu’il fallait accorder à Khomeyni un soutien quasi-inconditionnel5. Un quart de siècle auparavant, les communistes égyptiens avaient adopté momentanément cette position à l’égard des Frères Musulmans, les enjoignant de s’allier à eux dans « une lutte commune contre la « dictature fasciste » de Nasser et ses « alliés anglais et américains » »6.

Je veux démontrer que ces deux positions sont fausses. Elles ne parviennent ni à identifier le caractère de classe de l’islamisme moderne, ni à définir ses rapports avec le capital, l’Etat et l’impérialisme.

Islam, religion et idéologie

La confusion commence souvent par une confusion sur le pouvoir de la religion elle-même. Les croyants la considèrent comme une force historique à part entière, fut-elle pour le meilleur ou pour le pire. C’est aussi le point de vue de la plupart des anti-cléricaux bourgeois et des libre-penseurs. Pour eux, combattre l’influence des institutions religieuses et des idées obscurantistes constitue en soi la voie vers la libération des peuples.

Si les institutions et les idées religieuses jouent de toute évidence un rôle dans l’histoire, ce processus ne peut pourtant être séparé du reste de la réalité matérielle. Les institutions religieuses, avec leurs couches de prêtres et de professeurs, apparaissent dans une société donnée et sont en interaction avec cette société. Elles ne peuvent se maintenir au fil des changements de la société qu’à condition de trouver des moyens de changer la base même qui les soutient. Ainsi, par exemple, l’une des plus importantes institutions religieuses au monde, l’Eglise catholique romaine, qui vit le jour à la fin de l’antiquité et survécut en s’adaptant tout d’abord à la société féodale pendant un millénaire, puis en s’adaptant non sans mal à la société capitaliste qui succéda au féodalisme, a dû pour cela changer une grande partie du contenu de ses propres enseignements.

Les gens ont toujours su donner des interprétations différentes à leurs idées religieuses, en fonction de leur propre situation matérielle, de leurs relations avec d’autres gens et des conflits dans lesquels ils se trouvaient impliqués. L’histoire foisonne d’exemples de personnes qui professent des croyances religieuses presque identiques et qu’on retrouve dans des camps opposés lors des grands conflits sociaux. Ce fut le cas lors des convulsions sociales qui secouèrent l’Europe pendant la grande crise du féodalisme au XVIe et au XVIIe siècles, lorsque Luther, Calvin, Münzer et bien d’autres chefs de file « religieux » offraient à leurs fidèles une nouvelle vision du monde grâce à une réinterprétation des textes bibliques.

A cet égard, l’islam ne diffère en rien des autres religions. Il est apparu dans un contexte donné, celui de la communauté marchande des villes de l’Arabie du VIIe siècle, dans une société dont l’organisation reposait encore principalement sur une base tribale. Puis l’islam s’épanouit au cours de la succession de grands empires façonnés par certains de ceux qui acceptaient les préceptes musulmans. Il persiste aujourd’hui comme idéologie officielle de nombreux états capitalistes (Arabie Saoudite, Soudan, Pakistan, Iran, etc.), mais aussi comme source d’inspiration de nombreux mouvements d’opposition.

L’islam est parvenu à survivre dans des sociétés aussi différentes parce qu’il a su s’adapter à des intérêts de classe divergents. Il a ainsi pu obtenir des moyens financiers pour construire ses mosquées et payer ses prédicateurs tour à tour auprès des commerçants d’Arabie, des bureaucrates, des propriétaires terriens et des commerçants des grands empires, comme auprès des industriels du capitalisme moderne. Mais dans le même temps, il a su obtenir l’allégeance de la masse du peuple en véhiculant un message propre à apporter une consolation aux pauvres et aux opprimés. A chaque étape de son évolution, le discours de l’islam a toujours oscillé entre la promesse d’une certaine protection pour les opprimés et la garantie d’une protection contre tout renversement révolutionnaire pour les classes exploitantes.

Ainsi l’islam exige que les riches s’acquittent d’un impot islamique de 2,5 % (la zakat) pour soulager les pauvres, que les gouvernants fassent œuvre de justice et que les maris ne maltraitent pas leur épouses. Mais il considère l’expropriation des riches par les pauvres comme du vol, affirme que la désobéissance à un gouvernement « juste » est un crime qui doit être puni par la loi avec la plus grande vigueur et n’attribue aux femmes que des droits inférieurs à ceux dont les hommes bénéficient dans les domaines du mariage, de l’héritage ou sur les enfants en cas de divorce. Il séduit les riches comme les pauvres en réglementant l’oppression et en élevant par la même un rempart contre une oppression plus dure encore, mais aussi contre une éventuelle révolution. L’islam constitue, tout comme le christianisme, l’hindouisme et le bouddhisme, à la fois le cœur d’un monde qui en est dépourvu et l’opium du peuple.

Mais aucun ensemble d’idées ne peut rencontrer un tel écho chez des classes différentes, en particulier dans une société ébranlée par des convulsions sociales, à moins d’être rempli d’ambiguïtés. Il doit pouvoir donner lieu à des interprétations différentes, même si cela conduit ses disciples à s’entredéchirer.

L’islam vérifie cette condition quasiment depuis ses origines. Après la mort de Mohammad en 632 après Jésus-Christ, deux ans à peine après la conquête de la Mecque par les Musulmans, des divergences apparurent entre les disciples d’Abou Bakr, qui devint le premier calife (c’est-à-dire le successeur de Mohammad comme chef de l’islam) et Ali, le mari de Fatima, sœur du prophète. Ali affirmait que certaines des décisions prises par Abou Bakr relevaient de l’oppression. Ces divergences grandirent pour finalement aboutir à une bataille entre armées musulmanes rivales, la Bataille du Chameau, qui fit 10 000 morts. Ces divergences provoquèrent la premier grand schisme donnant naissance à deux versions de l’islam, sunnite et chiite. Ce ne fut que le premier d’une longue série. On vit apparaître de façon récurrente des groupes qui dénonçaient la souffrance que les impies infligeaient aux opprimés et réclamaient un retour à « la pureté » originelle de l’islam telle qu’elle existait du temps du prophète. Comme le dit Akbar S. Ahmed :

Tout au long de l’histoire de l’islam, les chefs de file musulmans ont souvent prêché un idéal (…) Ils se faisaient ainsi les portes-paroles de mouvements ethniques, sociaux ou politiques souvent flous (…) Ceci ouvrit la voie à tout l’éventail schismatique qui caractérise la pensée islamique, depuis le chiisme, avec ses ramifications comme les Ismailiens, jusqu’à d’autres mouvements, plus éphémères (…) L’histoire musulmane est remplie de Mahdis menant des révoltes contre l’ordre établi, y perdant souvent la vie (…) Ces meneurs étaient souvent issus de la petite paysannerie ou de groupes ethniques démunis. L’utilisation du discours islamique a renforcé leur sentiment de dénuement et consolidé le mouvement7.

Même l’islam traditionnel ne constitue pas, du moins dans ses formes populaires, un ensemble de croyances homogènes. La diffusion de cette religion qui couvre toute la région allant de la côte atlantique de l’Afrique du Nord-Ouest au golfe du Bengale, implique l’incorporation dans la société islamique de peuples qui intégraient à l’islam beaucoup de leurs anciennes pratiques religieuses, même si elles étaient en contradiction avec certains des préceptes originels de l’islam. C’est pourquoi les formes populaires de l’islam incluent souvent des cultes de saints locaux ou de reliques saintes, même si l’islam orthodoxe considère ces pratiques comme de l’idolâtrie sacrilège. C’est ainsi que prospèrent les fraternités soufistes qui, sans constituer des rivales de taille pour l’islam traditionnel, mettent l’accent sur l’expérience mystique et magique, ce que de nombreux fondamentalistes trouvent inacceptable8.

Ainsi, tout appel à un retour aux pratiques du prophète est en fait synonyme, non de conservatisme, mais de transformation conduisant à un comportement tout à fait nouveau.

Cela est vrai du renouveau de la foi islamique tout au long de ce siècle. Il fut d’abord un moyen de faire face à la conquête matérielle et la transformation culturelle de l’Asie et de l’Afrique du Nord par l’Europe capitaliste. Les partisans de ce renouveau de la foi affirmaient que cette transformation n’aurait jamais été possible sans la corruption des valeurs islamiques, dont les grands empires médiévaux, par leur avidité en biens matériels, étaient responsables. Le seul moyen de régénérer le monde musulman était de ressusciter l’esprit fondateur de l’islam, tel qu’il était exprimé par les quatre premiers califes (ou, pour les chiites, par Ali). C’est ce qui, pour prendre un exemple, justifia aux yeux de Khomeyni la dénonciation de la quasi-totalité de l’histoire de l’islam depuis 1 300 ans : « Malheureusement, le véritable islam eut une courte vie. Les Omeyyades tout d’abord [la première dynastie arabe, fondée par Ali], puis les Abbassides [qui les conquirent en 750 après Jésus-Christ], firent beaucoup de tort à l’islam. Plus tard, les monarques qui régnèrent sur l’Iran continuèrent dans la même voie ; ils déformèrent complètement l’islam, et le remplacèrent par quelque chose de très différent ».9

Ainsi, alors que l’islamisme peut être présenté par ses défenseurs et ses détracteurs comme une doctrine traditionaliste, fondée sur le rejet du monde moderne, les choses sont en fait bien plus complexes. L’aspiration à recréer un passé mythique correspond à une volonté, non de laisser la société existante telle qu’elle, mais de la refondre complètement. De plus, ce désir de refondre la société ne peut avoir pour but de produire une copie conforme de l’islam du VIIe siècle, puisque les islamistes ne rejettent pas tous les aspects de la société actuelle. En règle générale, ils acceptent l’industrie et la technologie modernes ainsi qu’une grande partie de la science sur laquelle elles s’appuient – souvent ils affirment que l’islam, en tant que doctrine plus rationnelle et moins empreinte de superstition que le christianisme, est davantage en harmonie avec la science moderne. Les partisans du renouveau de la foi essaient donc en fait de faire advenir quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, qui fait fusionner les traditions anciennes et les formes modernes de la vie sociale.

Par conséquent, réduire tous les islamistes à des « réactionnaires » est une erreur, tout comme assimiler le « fondamentalisme islamique » dans son ensemble, au fondamentalisme chrétien qui est le bastion de l’aile droite du Parti républicain américain. Des personnages comme Khomeyni, comme les chefs de file des groupes Moudjahidines rivaux en Afghanistan ou comme les dirigeants du FIS en Algérie utilisent certes des thèmes traditionalistes et jouent sur la nostalgie de groupes sociaux en voie de disparition, mais ils attirent aussi des courants radicaux apparus avec la transformation de la société par le capitalisme. Olivier Roy, lorsqu’il évoque les islamistes afghans, explique que :
Le fondamentalisme est tout autre chose [que le traditionnalisme] : c’est l’idée qu’il faut effectuer un retour sur les Textes, par-delà la tradition qui les a alourdis et déformés. C’est le « retour à … », la relecture, la quête des origines. L’ennemi n’est pas la modernité mais la tradition, ou plutôt dans le contexte musulman, tout ce qui n’est pas la Tradition du Prophète (la sunna). Il s’agit bien d’un réformisme. »10.

Le traditionalisme musulman est une idéologie qui cherche à perpétuer un ordre social miné par le développement du capitalisme – ou du moins à évoquer cet ordre afin de masquer la transformation de la vieille classe dirigeante en classe capitaliste moderne. C’est le cas de la famille qui règne sur l’Arabie Saoudite. L’islamisme est une idéologie qui, bien qu’elle fasse appel à certains thèmes similaires, cherche à transformer la société, non à la conserver en l’état. C’est pourquoi le terme même d’« intégrisme » n’est pas vraiment approprié. Comme Abrahamian l’a observé :

L’appellation d’« intégrisme » est synonyme d’inflexibilité religieuse, de purisme intellectuel, de traditionalisme politique, et même de conservatisme social et de centralité des principes scripturaux-doctrinaux. Le terme d’« intégrisme » implique le rejet du monde moderne11.
Mais en fait, les mouvements comme celui de Khomeyni en Iran reposent sur « l’adaptabilité idéologique et la flexibilité intellectuelle, accompagnées d’une contestation de l’ordre établi et de la prise en compte des problèmes socio-économiques qui alimentent l’opposition de masse au statu quo »12.

Pourtant on ne distingue pas toujours clairement ce qui différencie l’islamisme du traditionalisme. Et c’est justement parce que la notion de régénération sociale se présente sous la forme d’un discours religieux qu’elle est susceptible d’interprétations différentes. Elle peut signifier mettre simplement fin à des « pratiques dégénérées » grâce à un retour aux comportements qui sont supposés avoir précédé la « corruption de l’islam » par « l’impérialisme culturel ». L’accent est alors mis sur la « pudeur » de la femme et sur le port du voile, sur la fin de la « promiscuité » due à la mixité à l’école et sur le lieu de travail, sur l’opposition à la musique populaire occidentale et ainsi de suite. Ainsi, l’un des dirigeants les plus populaires du FIS, Ali Belhadj, dénonce-t-il la « violence » à l’égard des musulmans due à l’« invasion culturelle » :

Nous, musulmans, nous croyons avec force que la forme la plus grave de violence qu’on nous fait n’est pas la violence physique, car nous sommes prêts (…) C’est seulement la violence que représente le défi lancé aux sentiments de la communauté musulmane par l’imposition d’une législation diabolique, au lieu de la charia (…) Existe-t-il une violence plus grande que celle qui consiste à répandre et à encourager ce que Dieu a interdit ? On crée des entreprises vinicoles, oeuvre du démon, et les maisons de passe sont protégées par les policiers ! (…) Peut-on concevoir violence plus grande que celle de cette femme qui brûle son foulard en place publique, aux yeux de tous, en disant que l’actuel code de la famille pénalise la femme, et trouve des efféminés, des demi-hommes ou des transsexuels pour la soutenir dans son égarement (…) [Est-ce de la violence que] d’exiger que la femme demeure chez elle, dans une atmosphère de chasteté, de réserve et d’humilité, et qu’elle n’en sorte que dans les cas de nécessité définis par le Législateur ? (…), que d’exiger la ségrégation des sexes parmi les élèves et les enseignants et l’absence de cette mixité puante, cause de la violence sexuelle (…)13.

Mais la régénération peut aussi être synonyme de remise en cause de l’Etat et d’aspects de la domination politique de l’impérialisme. Ainsi, les islamistes iraniens fermèrent la plus importante station d’« écoute » américaine en Asie et prirent le contrôle de l’ambassade des Etats-Unis. Le Hezbollah au sud-Liban, Hamas en Cisjordanie et à Gaza, ont joué un rôle clef dans la lutte armée contre Israël. En Algérie, le FIS a organisé des manifestations monstres en opposition à la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Irak, même si elles lui coûtèrent la perte du soutien financier de l’Arabie Saoudite. La notion de régénération peut même signifier dans certains cas le soutien aux luttes matérielles contre l’exploitation des travailleurs et des paysans comme le montre l’exemple des Moudjahidines iraniens entre 1979 et 1982.

Les différentes interprétations de l’idée de régénération séduisent des individus issus de classes sociales différentes. Mais la phraséologie religieuse peut empêcher ceux qui sont concernés d’identifier les différences qui les séparent. Dans le feu de la lutte, les individus sont susceptibles de mélanger les enjeux, si bien que la lutte contre le dévoilement des femmes est vue comme une lutte contre les compagnies pétrolières occidentales et contre la pauvreté extrême de la masse de la population. Ainsi en Algérie, à la fin des années 80, Belhadj,
fait figure au contraire de « tête brûlée » (…) Concevant l’islam dans sa forme scripturale la plus pure, il prône l’application stricte de ses commandements (…) Ali Belhadj part tous les vendredis en guerre contre le monde entier. Juifs et chrétiens, sionistes, communistes et laïques, libéraux et agnostiques, gouvernants de l’Est et de l’Ouest, chefs d’Etat arabes ou musulmans, chefs de partis et intellectuels occidentalisés sont les cibles favorites de ses prônes hebdomadaires 14.

Pourtant, sous la confusion des idées, de réels intérêts de classe étaient à l’œuvre.

La nature de classe de l’islamisme

L’islamisme est apparu dans des sociétés traumatisées par l’impact du capitalisme, tout d’abord sous la forme d’une conquête externe par l’impérialisme, ensuite, et de plus en plus, par la transformation des rapports sociaux internes qui accompagne l’apparition d’une classe capitaliste locale et la formation d’un Etat capitaliste indépendant.

Les anciennes classes sociales ont été remplacées par de nouvelles, bien que cela ne soit pas fait de manière claire ou instantanée. Il s’est produit ce que Trotsky appelait « un développement inégal et combiné ». Le colonialisme a battu en retraite, mais les grandes puissances impérialistes, en particulier les Etats-Unis, continuent d’utiliser leur puissance militaire comme outil de négociation pour influer sur la production de l’unique ressource majeure du Moyen-Orient : le pétrole. A l’intérieur, l’intervention de l’Etat – et souvent la propriété étatique – a conduit à l’émergence d’une grande industrie moderne, mais des secteurs entiers de l’industrie « traditionnelle » subsistent, basés sur un grand nombre de petits ateliers dans lesquels le propriétaire travaille souvent avec 2 ou 3 employés, fréquemment membres de sa propre famille. La réforme agraire a transformé certains paysans en agriculteurs capitalistes modernes ; mais bien plus grand est le nombre de ceux qu’elle a contraint à l’exode, les dépossédant, ou presque, de leurs terres et les forçant, pour essayer de joindre les deux bouts, à avoir recours à des emplois temporaires dans les ateliers ou sur les marchés des bidonvilles en pleine explosion.

L’expansion considérable du système éducatif forme des diplômés en grand nombre. Mais ceux-ci ne trouvent que peu de débouchés professionnels dans les secteurs de pointe de l’économie. Ils placent tous leurs espoirs dans l’accès à la bureaucratie d’Etat, tout en faisant des « petits boulots » dans l’économie informelle : racoler de la clientèle pour les commerçants, servir de guides aux touristes, vendre des billets de loterie, conduire des taxis, etc.

Les crises de l’économie mondiale ces 20 dernières années ont aggravé toutes ces contradictions. L’économie nationale est désormais trop limitée pour permettre un fonctionnement efficace des industries modernes, alors que l’économie mondiale est trop compétitive pour leur permettre de survivre sans protection de l’Etat. Les industries traditionnelles n’ont en général pas pu se moderniser sans soutien de l’Etat et elles ne peuvent apporter une solution à l’incapacité de l’industrie moderne à fournir des emplois à la population urbaine en essor. Mais quelques secteurs ont réussi à établir des liens autonomes avec le capital international et supportent de moins en moins la domination de l’Etat sur l’économie. Les habitants les plus riches des villes engloutissent de plus en plus les produits de luxe disponibles sur le marché mondial, créant un mécontentement croissant parmi les travailleurs temporaires et les chômeurs.

L’islamisme est une tentative de résolution de ces contradictions par des gens qui ont été élevés dans le respect des idées islamiques traditionnelles. Mais il n’est pas soutenu de manière égale par tous les groupes sociaux. Certains de ces groupes adhèrent à une idéologie moderne laïque – bourgeoise ou nationaliste -, tandis que d’autres se tournent plutôt vers une forme de réponse laïque et prolétaire. Le renouveau islamique reçoit le soutien de quatre groupes sociaux différents, chacun interprétant l’islam à sa manière.

1) L’islamisme des anciens exploiteurs

Tout d’abord, on trouve les membres des classes privilégiées traditionnelles qui craignent d’être les perdants de la modernisation capitaliste de la société, en particulier les propriétaires terriens (y compris le clergé dépendant pour ses revenus des terres appartenant à des fondations religieuses), les commerçants capitalistes traditionnels et les propriétaires de la masse des petits magasins et d’ateliers. Ce sont souvent ces groupes qui ont financé les mosquées, et qui considèrent l’islam comme un moyen de défendre leur mode de vie et de faire entendre leur voix à ceux qui gèrent le changement. Ainsi en Iran et en Algérie, c’est ce groupe qui a fourni au clergé les ressources pour s’opposer au programme de réforme agraire de l’Etat dans les années 1960 et 1970.

2) L’islamisme des nouveaux exploiteurs

Ensuite on trouve, issus pour la plupart du groupe précédent, certains capitalistes qui ont réussi malgré l’hostilité des groupes liés à l’Etat. En Egypte par exemple, les Frères Musulmans « s’étaient faufilés dans les mailles du tissu économique de l’Egypte de Sadate à l’époque où des pans entiers en étaient livrés au capitalisme sauvage. Le Rockfeller égyptien, l’entrepreneur Uthman Ahmad Uthman n’a jamais fait mystère de sa sympathie pour les Frères »15.

En Turquie, le Parti du Bien-être, dirigé par un ancien membre du principal parti conservateur, jouit du soutien d’une grande partie du capital de taille moyenne. En Iran, parmi les bazaris qui ont soutenu Khomeyni contre le Shah, on trouvait des riches capitalistes frustrés par la manière dont la politique économique favorisait ceux qui étaient proches de la couronne.

3) L’islamisme des pauvres

Le troisième groupe est celui des pauvres issus du monde rural, qui ont souffert de l’expansion de l’agriculture capitaliste, forcés à l’exode vers les villes à la recherche désespérée d’un emploi. Ainsi en Algérie, la réforme agraire n’a profité qu’à 2 des 8,2 millions de ruraux. Les 6 millions restants durent choisir entre rester dans leurs campagnes et voir leur pauvreté s’aggraver, et partir à la ville pour chercher du travail16. Mais dans les villes, « le groupe le plus démuni est celui des chômeurs irréductibles, composé des anciens paysans déracinés qui ont déferlé sur les villes en quête d’un emploi et d’avancement social (…) et qui se sont retrouvés détachés de la société rurale, sans être pour autant réellement intégrés à la société urbaine »17.

Ils ont perdu les certitudes associées à un mode de vie ancien – certitudes qu’ils identifient à la culture musulmane traditionnelle -, sans acquérir une quelconque sécurité matérielle ou un mode de vie stable. « Pour des millions d’Algériens pris entre une tradition qui ne leur inspire plus une loyauté totale et un modernisme qui ne peut satisfaire les besoins psychologiques et spirituels, en particulier des jeunes, il n’existe plus de normes claires de comportement et de croyance. »18.

Dans une telle situation, même l’agitation islamique menée par les anciens propriétaires terriens contre la réforme agraire dans les années 1970 était susceptible de trouver un écho favorable chez les paysans et les ex-paysans. En effet, la réforme agraire pouvait devenir un symbole de la transformation des campagnes qui provoquait la destruction d’un mode de vie qui, bien que miséreux, était synonyme de sécurité. « Aux propriétaires terriens établis en ville et aux paysans sans terre, les intégristes tiennent le même langage : le Coran stigmatise l’expropriation des biens d’autrui ; il recommande aux riches et à ceux qui gouvernent conformément à la Sunna d’être généreux envers les indigents »19.

L’attrait de l’islamisme augmenta au cours des années 1980 au fur et à mesure que la crise économique accentuait le contraste entre les masses appauvries et l’élite représentant 1 % de la population qui dirigeait l’Etat et l’économie. La richesse et le style de vie à l’occidentale des membres de cette élite cadrait mal avec l’image d’héritiers de la lutte de libération contre les Français à laquelle ils prétendaient. Il était très facile pour les ex-paysans d’identifier la conduite « non-islamique » de cette élite comme la cause de leur propre misère.

De même en Iran, la transformation capitaliste de l’agriculture par la réforme agraire lancée par le Shah dans les années 1960 ne profita qu’à une minorité des travailleurs. Elle n’apportait aucune amélioration à la situation économique des autres ; parfois elle l’aggravait. Ceci accentua l’antagonisme existant entre les pauvres, ruraux ou récemment urbanisés, et l’Etat, antagonisme qui était loin de desservir les forces islamiques qui s’étaient opposées à la réforme agraire. Ainsi, pour prendre un exemple, lorsque, en 1962, le Shah fait appel aux forces de l’ordre contre de grandes figures de l’islamisme, il ne réussit qu’à en faire des vecteurs de l’expression du mécontentement d’un très grand nombre de gens.

En Egypte, l’« Infitah », l’ouverture de l’économie sur le marché mondial grâce à des accords signés avec la Banque Mondiale et le FMI à partir du milieu des années 1970, aggrava sensiblement la situation de la majorité des paysans et ex-paysans, créant ainsi d’énormes réserves d’amertumes. En Afghanistan, les réformes agraires imposées après le coup d’Etat du PDPA (parti communiste) en 1978, entraînèrent une série de soulèvements spontanés de la part de toutes les sections de la population rurale :

Les réformes ont mis fin aux modes de travail traditionnels, fondés sur un intérêt mutuel, sans offrir aucune alternative. Les propriétaires dépossédés se gardent bien de distribuer les semences à leurs métayers ; les prêteurs traditionnels refusent de prêter. Certes, il est prévu sur le papier la création d’une banque de développement agricole et d’un office de distribution des semences et engrais, mais rien n’est en place au moment de la mise en œuvre de la réforme. (…) Ainsi, la simple annonce des réformes avait privé le paysan de ses approvisionnements en semences (…). Mais ce que la réforme détruit ce n’est pas une simple structure économique c’est tout le cadre social non seulement de la production mais de la vie même du paysan. (…) Pas étonnant qu’au lieu de dresser 98 % du peuple contre 2 % d’oppresseurs, ces « réformes » aient eu comme conséquence une révolte généralisée de 75 % des campagnes. (…) Quand on s’aperçut que le nouveau système n’était pas efficace, même les paysans qui avaient au départ accueilli la réforme favorablement considérèrent qu’ils vivraient mieux si l’on revenait à l’ancien système20.

Mais ce n’est pas seulement l’hostilité à l’Etat qui sensibilise les ex-paysans au message des islamistes. Les mosquées fournissent un point de repère social pour des gens perdus dans une ville nouvelle et étrange. Les organisations caritatives islamiques leur apportent les services sociaux les plus rudimentaires (cliniques, enseignement, etc.) que l’Etat n’assure pas. Ainsi, en Algérie, la croissance des villes dans les années 1970 et 1980 s’est accompagnée d’une augmentation considérable du nombre de mosquées : « Tout se passe, en somme, comme si l’échec scolaire, l’arabisation, l’absence de structures de culture et de loisirs, le verrouillage des espaces de libertés publiques et la surcharge des logements rendaient des milliers d’hommes, de jeunes et d’enfants disponibles pour les mosquées »21.

De ce fait, l’argent qui provenait de personnes dont les intérêts étaient diamétralement opposés à ceux de la masse de la population – la vieille classe foncière, les nouveaux riches ou le gouvernement saoudien – était en mesure de fournir aux pauvres un havre matériel et culturel. « En la mosquée, chacun – bourgeois parvenu ou de vieille date – voit le lieu possible d’élaboration ou de réalisation de sa stratégie propre, de ses rêves et espérances »22.

Cela n’effaçait pas les divisions de classe au sein de la mosquée. En Algérie par exemple, il y avait dans les comités religieux un nombre incalculable de disputes entre les gens qui ne voyaient pas la construction de mosquées de la même façon en raison de leurs origines sociales différentes, par exemple, sur la question de savoir s’ils devaient refuser des dons pour la mosquée parce qu’ils venaient de source impure (haram). « Il est rare en effet que dans un comité religieux chacun accomplisse le cycle de son mandat, fixé en principe à deux ans, dans l’harmonie et l’entente recommandées par le culte de l’Unicité divine que chantent inlassablement les muezzins assermentés »23. Les querelles restaient cachées sous une couverture religieuse, n’empêchaient pas la prolifération des mosquées et l’influence croissante de l’islamisme.

4) L’islamisme de la nouvelle classe moyenne

Quoiqu’il en soit, ni les classes exploiteuses « traditionnelles », ni les masses paupérisées ne fournissent l’élément vital qui alimente l’islam de « retour aux sources », l’islam politique : les militants qui propagent les doctrines islamistes et risquent les agressions physiques, l’emprisonnement et la mort dans leur confrontation avec leurs ennemis.

Les classes exploiteuses traditionnelles sont par nature conservatrices. Elles sont prêtes à donner de l’argent pour que d’autres se battent, en particulier si c’est pour défendre leurs intérêts matériels à elles. C’est ce qu’elles firent lorsqu’elles se retrouvèrent confrontées à la réforme agraire en Algérie au début des années 1970 ; ce fut également le cas quand le régime baathiste en Syrie porta atteinte aux intérêts des commerçants des villes pendant le printemps 198024 ; de même quand les marchands et les petits patrons des bazars iraniens se sentirent attaqués par le Shah entre 1976 et 1978, puis menacés par la gauche entre 1979 et 1981. Mais ils sont soucieux de ne pas mettre leurs propres affaires, et surtout leurs propres vies, en péril. C’est pourquoi ce n’est pas en ces classes que l’on peut identifier la force qui a déchiré des sociétés entières comme l’Algérie et l’Egypte, a fait se soulever une ville entière en Syrie, Hama, a eu recours à des attentats suicides contre les Américains et les Israëliens au Liban et a fait prendre à la révolution iranienne un tournant bien plus radical que ce qu’avait voulu la bourgeoisie, toutes tendances confondues.

Cette force vient en fait d’une quatrième strate, très différente – d’une partie de la classe moyenne apparue avec la modernisation capitaliste dans le Tiers monde.

En Iran, c’est de cette couche que vinrent les cadres des trois mouvements islamistes qui dominèrent la vie politique au cours des premières années de la révolution. Le compte-rendu qui suit montre le soutien reçu par le Premier Ministre de la période post-révolutionnaire, Bazargan :

L’expansion du système éducatif iranien dans les années 1950 et 1960 permit à des sections encore plus larges de la classe moyenne traditionnelle d’avoir accès aux universités du pays. Confrontés à des institutions dominées par les anciennes élites occidentalisées, ces nouveaux venus dans le monde universitaire éprouvèrent un besoin urgent de justifier envers eux-mêmes la continuité de leur adherence à l’islam. Ils rejoignirent les cercles de l’Association des Etudiants Musulmans (dirigés par Bazargan et d’autres) (…). Lorsqu’ils entraient dans la vie professionnelle, les nouveaux ingénieurs adhéraient souvent à l’Association Islamique des Ingénieurs, également fondée par Bazargan. C’est ce réseau d’associations qui constitua le réel soutien social organisé à Bazargan et au modernisme islamique (…). L’attrait que suscitaient Bazargan et Talequani est à mettre sur le compte de la manière qu’ils avaient de donner aux individus montants de la classe moyenne traditionnelle une impression de dignité qui leur permettait d’affirmer leur identité dans une société dominée sur le plan politique par ce qu’ils considéraient comme une élite impie, occidentalisée et corrompue25.

Parlant des Moudjahidines du Peuple en Iran, Abrahamian remarque que de nombreuses études des premières années de la révolution iranienne ont souligné l’attrait des opprimés pour l’islamisme radical. Mais ceux-ci ne formaient pas la base sociale des Moudjahidines. C’était plutôt cette très large fraction de la nouvelle classe moyenne dont les parents avaient appartenu à la petite bourgeoisie traditionnelle. Il analyse les activités professionnelles des Moudjahidines arrêtés sous le règne du Shah et soumis à la répression sous le régime Khomeyni pour étayer ses arguments26.

Bien que la troisième force islamique du pays, finalement victorieuse, le Parti Républicain Islamique de Khomeyni, soit souvent considéré comme un parti dirigé par un clergé lié aux commerçants capitalistes traditionnels, bazari, Moaddel a montré que plus de la moitié des députés de ce parti sont membres de professions libérales, professeurs, fonctionnaires du gouvernement ou étudiants, même si un quart sont issus de familles bazari27.

De plus, Bayat a remarqué que dans sa lutte contre les organisations des travailleurs dans les usines, le régime pouvait compter sur les ingénieurs qui y travaillaient28.

Azar Tabari souligne qu’après la chute du Shah, un très grand nombre de femmes dans les villes iraniennes choisirent de porter le voile et se rangèrent aux côtés des partisans de Khomeyni contre la gauche. Elle affirme que ces femmes faisaient partie de cette première génération de la classe moyenne à connaître un processus d’« intégration sociale ». Elles étaient souvent issues de familles petites bourgeoises traditionnelles dont les pères étaient commerçants des bazars, artisans, etc. Elles avaient été contraintes de poursuivre des études supérieures parce l’industrialisation tarissait les sources traditionnelles de revenu de leurs familles. Elles avaient des débouchés dans des métiers tels qu’enseignante ou infirmière. Mais « ces femmes devaient faire cette expérience, souvent pénible et traumatisante, d’adaptation à la société » :

Lorsque des jeunes femmes issues de telles familles allèrent à l’université ou travailler dans les hôpitaux, tous leurs concepts traditionnels se trouvèrent attaqués par un environnement étranger au leur, où les femmes se mêlaient aux hommes, ne portaient pas de voile et s’habillaient selon le dernier cri de la mode européenne. Les femmes étaient souvent tiraillées entre les coutumes familiales et la pression de ce nouvel environnement. Elles n’avaient pas le droit d’être voilées sur leur lieu de travail mais ne pouvaient quitter la maison familiale sans voile.

Une réponse très courante à ces pressions contradictoires était de « se réfugier dans l’islam », le symbole de cette réponse étant le port du voile lors de manifestations de masse. Tabari observe un contraste saisissant entre cette réponse et celle des femmes dont les familles avaient fait partie de la nouvelle classe moyenne depuis deux ou trois générations. Celles-ci refusaient de porter le voile et s’identifiaient avec les libéraux ou avec la gauche29. Roy note qu’en Afghanistan :

Le mouvement islamiste naîtra dans les secteurs modernes de la société. C’est bien à partir d’une critique politique des mouvements populaires qui l’ont précédé que se construit un mouvement islamiste. (…) Les islamistes sont des intellectuels, produits d’enclaves modernistes dans la société traditionnelle ; ils viennent de ce que nous avons appelé la bourgeoisie d’État : réseau scolaire gouvernemental dont le seul débouché est une place dans l’appareil d’Etat. (…) Les islamistes viennent presque toujours du réseau scolaire gouvernemental. (…) Il y a très peu de littéraires parmi eux. Sur les campus, ils fréquentent plus les communistes, auxquels ils s’opposent violemment, que les ulemâ [les universitaires religieux], avec qui les relations seront ambiguës. Les références sont les mêmes que pour les ulemâ (Coran, sunna, etc.) mais la pensée islamiste est formée par la rencontre avec les grandes idéologies occidentales, en qui ils voient le secret de l’avance technique de l’Occident. Le problème pour eux est d’élaborer une idéologie politique moderne à partir de l’islam, , seule voie pour assumer la modernité et pour mieux affronter les impérialismes étrangers.30.

En Algérie, le FIS recrute surtout dans les lycées et les universités de langue arabe (par opposition aux établissements francophones) et parmi les nombreux jeunes qui voudraient être des étudiants mais n’ont pas accès à l’université :

Les témoignages s’accordent généralement pour reconnaître la présence au sein du FIS d’au moins trois composantes sociales : des commerçants, parmi lesquels quelques riches bijoutiers ; une masse de jeunes sans travail et d’exclus des écoles, qui forment le nouveau « lumpenprolétariat » des faubourgs ; des intellectuels en ascension sociale. Ces deux derniers groupes, les plus nombreux et les plus déterminants en même temps que les plus déterminés, ont pour représentants respectifs Ali Belhadj et Abassi Madani31.

Les intellectuels islamiques ont fait carrière grâce à leur domination sur les départements de théologie et de langue arabe des universités. Ils les ont utilisés pour s’accaparer un grand nombre des places d’imams dans les mosquées et de professeurs dans les lycées. Ils forment un réseau qui s’assure du recrutement prioritaire d’un plus grand nombre d’islamistes à de tels postes, leur permettant ainsi d’inculquer leurs idées à la nouvelle génération d’étudiants. Cela leur a permis d’exercer une influence sur un grand nombre de jeunes.

Ahmed Rouadjia explique que les groupes islamistes ont commencé à croître à partir du milieu des années 1970 grâce au soutien des étudiants arabisants qui, en raison de leur faible maîtrise du français, ne pouvaient trouver d’emploi dans l’administration, les industries de pointe et aux postes de direction32. Ainsi, pour prendre un exemple, il y eut au milieu des années 1980 un violent conflit avec le directeur de l’université de Constantine : il fut accusé de remettre en cause « la dignité de la langue arabe » et de « faire allégeance au colonialisme français », car il maintenait le français comme langue prédominante dans les départements de sciences et de technologie33.

Les diplômés arabophones se voient, de plus, interdits d’accès aux secteurs de pointe, surtout dans les industries exigeantes en matière de connaissances techniques et de langues étrangères (…) Autrement dit, les arabisants, même titulaires de diplômes supérieurs, n’ont pas leur place dans l’industrie moderne ; pour la plupart, il finissent par se tourner vers les mosquées34.

Les étudiants, les arabophones fraîchement diplômés et surtout les anciens étudiants qui se retrouvent au chômage créèrent un pont avec la masse des jeunes hors des universités. Chez ces derniers, la colère monte parce qu’ils ne peuvent accéder à l’enseignement supérieur malgré des années passées dans un système éducatif inefficace et pauvre en budgets. Bien qu’on compte aujourd’hui presqu’un million d’étudiants dans le secondaire, les quatre cinquièmes ont peu d’espoir d’obtenir le baccalauréat. Ils s’attendent à entrer dans la précarité, en marge du circuit professionnel35.

L’intégrisme (…) tire (…) sa force et son emprise sur de larges pans de la société des frustrations dont souffre une partie de la jeunesse, ces laissés-pour-compte du système social et économique. L’un des facteurs qui a contribué, en effet, au succès de l’intégrisme réside dans un langage simple, direct et concis. S’il y a misère, malaise et frustrations, c’est parce que ceux qui sont au pouvoir ne tirent pas leur légitimité de la shûra (consultation) mais de la force seule. (…) La restauration de l’islam des premiers temps ferait disparaître ces inégalités36.

Grâce à l’influence qu’il exerce sur un vaste ensemble d’étudiants, de diplômés et d’intellectuels désœuvrés, l’islamisme parvient à s’étendre et à contrôler la propagation des idées dans les quartiers pauvres et les bidonvilles où vivent les ex-paysans. On ne peut qualifier un tel mouvement de « conservateur ». Les jeunes arabophones instruits ne se tournent pas vers l’islam parce qu’ils voudraient que les choses restent en l’état, mais parce qu’ils croient que l’islam permet un changement social fondamental37.

En Egypte, le mouvement islamiste est né il y a quelques 65 ans, quand Hassan al-Banna crée les Frères Musulmans. Ce mouvement croît au cours des années 1930-1940, au fur et à mesure que s’évanouissent les illusions sur la capacité du parti nationaliste laïc, le Wafd, à combattre la domination britannique sur le pays. Sa base sociale était composée principalement de fonctionnaires et d’étudiants. Il eut une influence majeure sur les manifestations étudiantes de la fin des années 1940 et du début des années 195038. Il s’étendit ensuite à des travailleurs et des paysans et, à son apogée, comptait un demi-million de membres. Pour construire son mouvement, Hassan al-Banna était prêt à collaborer avec des personnes proches de la monarchie égyptienne. L’aile droite du Wafd s’intéressait aux Frères Musulmans comme contrepoids à l’influence communiste en milieu ouvrier et étudiant39.

Mais les Frères Musulmans n’ont pu rivaliser avec les communistes pour la conquête des classes moyennes paupérisées (et, à travers elles, de certaines couches de déshérités des villes) uniquement parce que leur langage religieux cachait une promesse de réformes qui allaient bien au-delà de ce que souhaitaient ses alliés de droite. Ses objectifs étaient « en dernière instance incompatibles avec le maintien du statu quo politique, économique et social si cher à la classe dirigeante. » Par conséquent, les « liens entre les Frères Musulmans et les dirigeants conservateurs seraient à la fois instables et fragiles »40.

Lorsque le nouveau régime militaire de Gamal Abdel Nasser concentra tout le pouvoir entre ses mains au début des années 1950, les Frères furent pour ainsi dire détruits. Six dirigeants du mouvement furent pendus en décembre 1954 et des milliers de membres envoyés dans les camps de concentration. La tentative de relancer la Fraternité musulmane au milieu des années 1960 se solda par davantage d’exécutions. Après la mort de Nasser, Sadate puis Moubarak autorisèrent le mouvement à mener une activité semi-légale, à condition qu’il évite la confrontation directe avec le régime. La direction de ce qu’on appelle parfois les « Néo-Frères Musulmans » se plia à ces restrictions et adopta une approche relativement modérée et « conciliatrice ». Le mouvement obtint d’importantes sommes d’argent de membres qui s’étaient exilés en Arabie Saoudite dans les années 1950 et avaient fait fortune grâce au boom pétrolier41. Les Frères Musulmans purent ainsi édifier « un modèle alternatif, celui d’un Etat musulman » avec « ses banques, ses services sociaux, ses réseaux éducatifs et (…) ses mosquées »42.

Cela réduisit leur influence sur une nouvelle génération d’islamistes radicaux qui avait émergé, tout comme les Frères Musulmans à l’origine, des universités et de la couche paupérisée de la petite bourgeoisie « moderne ». Ces nouveaux islamistes radicaux assassinèrent le Président Sadate en 1981 et ont depuis mené une lutte armée constante contre l’Etat et contre l’intelligentsia laïque :

Ce que nous entendons par « fondamentalistes » en Egypte, c’est une minorité de gens qui sont même contre les Frères Musulmans (…). Ces groupes sont essentiellement composés de jeunes (…). Ce sont des gens très purs, prêts à sacrifier leur vie à faire n’importe quoi. (…) Et ils servent de fers de lance aux différents mouvements car ils sont capables de mener des actions terroristes.43

Les associations islamistes étudiantes, qui parvinrent à dominer les universités égyptiennes pendant le mandat du Président Sadate, « constituaient la seule véritable organisation de masse du mouvement islamiste »44. Elles émergèrent en réaction aux conditions de travail dans les universités et aux sombres perspectives professionnelles proposées aux étudiants qui obtenaient leur diplôme :

Le nombre d’étudiants, d’un peu moins de 200 000 en 1970, a dépassé en 1977 le demi-million. (…) L’intention louable et démocratique de dispenser au maximum d’enfants du pays un enseignement supérieur gratuit, formateur d’experts à la base du développement, a eu pour effet, faute de moyens, une éducation au rabais dont le coût, en perte de temps et d’énergie, est largement supérieur aux bénéfices.45
La surpopulation est un problème particulièrement aigu pour les étudiantes qui sont soumises à toutes sortes de harcèlement dans les amphithéâtres et dans les bus surchargés.

En réponse à cette situation:

Les jama’at islamiyya [associations islamiques] doivent leur force considérable à leur capacité à identifier [ces problèmes] et à donner des solutions immédiates : l’utilisation de fonds provenant des syndicats étudiants pour assurer un service de minibus pour les étudiantes [donnant la priorité à celles qui portaient le voile], la séparation des sexes dans les amphithéâtres, l’organisation de groupes chargés de revoir les programmes qui se réunissaient dans les mosquées, la publication d’éditions bon marché pour que tous puissent avoir accès aux textes essentiels.46

Les jeunes diplômés n’échappent pas à la pauvreté endémique qui frappe une grande partie de la société égyptienne :
Tout diplômé a droit en Egypte à un poste dans la fonction publique. Arme absolue contre le non-emploi, cette loi est la pourvoyeuse par excellence d’un gigantesque chômage déguisé qui encombre les bureaux d’une administration pléthorique où la productivité du travail est aussi faible que celui-ci est mal rétribué. (…) Le serviteur de l’Etat peut certes se nourrir en achetant les produits subventionnés par l’Etat en vente dans les coopératives, mais ne peut guère dépasser ce niveau de subsistance alimentaire. (…) Le double ou triple travail est le lot de chaque fonctionnaire (…) Combien d’employés aux écritures dans l’un des innombrables bureaux ministériels, combien d’instituteurs, sont, dans l’après-midi, plombiers ou chauffeurs de taxi, professions qui peuvent être aussi bien occupées par des illettrés tant elles sont mal accomplies. (…) Une paysanne analphabète qui arrive à la ville et peut se placer comme bonne chez un khawaga (étranger) touche un salaire qui est à peu près le double de celui d’un assistant d’université.47

La seule façon de sortir de ce bourbier est de trouver un emploi à l’étranger, en particulier en Arabie saoudite et dans les Etats du Golfe. Et ce n’est pas simplement le seul moyen de sortir de la pauvreté, c’est pour la majeure partie d’entre eux une condition préalable au mariage, dans une société où les relations sexuelles avant le mariage sont rares.

Les islamistes surent articuler ces problèmes en utilisant un discours religieux. Comme l’écrit Kepel au sujet d’un des dirigeants de l’une des premières sectes islamistes, sa position ne signifie pas qu’il faille se conduire en « fanatique sorti d’un autre siècle (…) Il met le doigt, à sa manière, (…) sur un problème crucial pour la société égyptienne contemporaine »48.

Comme en Algérie, une fois leur base de masse construite dans les universités, les islamistes purent étendre leur influence à un milieu plus large, celui des quartiers pauvres des villes où étudiants et anciens étudiants se mêlaient à la masse des déshérités cherchant désespérément à survivre. Cette nouvelle implantation commença après la violente répression menée par le régime contre le mouvement islamiste dans les universités, à la suite des négociations de paix avec Israël à la fin des années 1970. « C’est le coup d’envoi de l’expansion au monde non étudiant de la prédication des jama’at islamiyya. Cadres et agitateurs islamistes sont allés prêcher au peuple, faire de nouvelles recrues dans les quartiers populaires. Quoiqu’il en soit, ce harcèlement, loin d’arrêter les jama’a, leur donna un second souffle (…) Le message des jama’a commença à s’étendre au-delà du monde étudiant. Les cadres et les agitateurs islamistes s’en allèrent prêcher dans les quartiers pauvres ».49

L’islam radical comme mouvement social

La base de classe de l’islamisme est similaire à celle du fascisme classique et du fondamentalisme hindou du BJP, du Shiv Sena et du RSS en Inde. Tous ces mouvements ont recruté leurs membres tant au sein de la petite bourgeoisie en « cols blancs » et dans le milieu étudiant que parmi les commerçants et les membres de professions libérales de la petite bourgeoisie traditionnelle. Cet aspect, ajouté à l’hostilité de la plupart des mouvements islamistes envers la gauche, les droits de la femme et les idées laïques, a conduit beaucoup de socialistes et de libéraux à dénoncer ces mouvements comme fascistes. C’est commettre une erreur.

La base sociale petite bourgeoise n’a pas été l’apanage du fascisme, c’est également une caractéristique du jacobinisme, des nationalismes du Tiers monde, du stalinisme maoïste et du péronisme. Les mouvements petits bourgeois ne deviennent fascistes que lorsqu’ils apparaissent à un stade précis de la lutte de classe et y jouent un rôle spécifique. Ce rôle n’est pas seulement de mobiliser la petite bourgeoisie, mais d’exploiter l’amertume qu’elle éprouve face à ce que la crise aiguë du système lui fait subir et de la transformer en bandes de brutes prêtes à servir le capital dans son entreprise de destruction des organisations ouvrières.

C’est pourquoi les mouvements mussolinien et hitlérien étaient fascistes, tandis que le mouvement péroniste en Argentine par exemple ne l’était pas. Même si Perón emprunta certains thèmes à l’imagerie fasciste, il prit le pouvoir dans des circonstances exceptionnelles qui lui permirent d’incorporer et de corrompre les organisations de travailleurs, tout en utilisant l’intervention de l’Etat pour détourner les profits des grands capitalistes fonciers vers l’expansion industrielle. Pendant les six premières années de son règne, un ensemble spécifique de circonstances permirent aux salaires réels d’augmenter d’environ 60 %. C’est tout le contraire de ce qui se serait produit sous un régime vraiment fasciste. Pourtant l’intelligentsia libérale et le Parti communiste argentin continuaient de qualifier le régime de « péronisme nazi », ce que fait aujourd’hui la majeure partie de la gauche à l’égard de l’islamisme50.

Les mouvements de masse islamistes en Algérie ou en Egypte jouent un rôle différent de celui du fascisme. Ils ne sont pas prioritairement dirigés contre les organisations ouvrières et ne proposent pas leurs services aux fractions dominantes du capital pour résoudre leurs problèmes aux dépens des travailleurs. Ils sont souvent impliqués dans des confrontations armées directes avec les forces de l’Etat, ce qui a rarement été le cas des partis fascistes. Loin d’être les agents directs de l’impérialisme, ces mouvements ont repris à leur compte des slogans anti-impérialistes et ont entrepris des actions anti-impérialistes qui ont considérablement gêné de très importants intérêts capitalistes nationaux et internationaux (en Algérie pendant la Seconde guerre du Golfe, en Egypte contre la « paix » avec Israël, en Iran contre la présence américaine après le renversement du Shah).

La CIA avait obtenu la collaboration des services secrets pakistanais et d’Etats pro-occidentaux du Moyen-orient afin d’armer des milliers de volontaires issus de cette région pour combattre les soviétiques en Aghanistan. Aujourd’hui que ces volontaires rentrent au pays, ils se rendent compte qu’ils ont combattu pour les Etats-Unis alors qu’ils pensaient se battre « pour l’islam ». Ils constituent maintenant un farouche noyau dur d’opposants à presque tous les gouvernements qui les avaient poussés à partir. Même en Arabie Saoudite, où l’Etat utilise tous ses moyens pour imposer l’interprétation wahhabiste ultra-puritaine de la charia islamique (la loi religieuse), l’opposition revendique aujourd’hui le soutien de « milliers de combattants afghans », dégoûtés par l’hypocrisie d’une famille royale de plus en plus intégrée à la classe dominante capitaliste internationale. Par les représailles auxquelles elle se livre, la famille royale ne fait que rendre plus hostiles ceux-là mêmes qu’elle soutenait de tout son poids dans le passé : elle a suspendu toute aide financière au FIS algérien parce qu’il avait soutenu l’Irak pendant la Seconde Guerre du Golfe, et a déporté un milliardaire saoudien qui avait financé les islamistes égyptiens.
Ceux qui à gauche ne voient dans l’islamisme qu’un mouvement « fasciste » oublient de tenir compte de l’effet déstabilisateur des mouvements islamistes sur les intérêts capitalistes au Moyen-Orient et finissent par se ranger aux côtés d’Etats qui sont les alliés les plus fidèles de l’impérialisme et du capitalisme local. C’est l’attitude qu’adoptèrent notamment ceux qui, dans la gauche égyptienne, étaient influencés par les vestiges du stalinisme. Ce fut également le cas d’une grande partie de la gauche en Iran dans la phase finale de la Première Guerre du Golfe, lorsque l’impérialisme américain envoya sa flotte pour combattre l’Iran aux côtés de l’Irak. Et c’est ce qui risque d’arriver à la gauche laïque en Algérie où l’on est au bord d’une guerre civile entre les islamistes et l’Etat.

Mais s’il est erroné de caractériser les mouvements islamistes de « fascistes », il est tout aussi incorrect de les qualifier purement et simplement d’« anti-impérialistes » ou d’« anti-étatiques ». Ils ne se contentent pas de combattre les classes et les Etats qui exploitent et dominent la majorité de la population. Ils luttent également contre la laïcité, les femmes qui refusent de se plier à la notion islamique de « pudeur », contre la gauche et, dans certains cas très importants, contre les minorités ethniques ou religieuses. Les islamistes algériens établirent leur emprise sur les universités à la fin des années 1970 et au début des années 1980 en organisant, avec la complicicté de la police, des « expéditions punitives » contre la gauche. La première personne qu’ils assassinèrent n’était pas un représentant de l’Etat mais un militant trotskyste. A l’occasion de la foire du livre de 1985, ils dénoncèrent Hard Rock Magazine, l’homosexualité, la drogue et la musique punk. Dans les villes algériennes où ils ont établis leurs fiefs, ils organisent des attaques ayant pour cible les femmes qui osent dévoiler un petit morceau de peau. La première manifestation du FIS en 1989 venait en réponse aux manifestations « féministes » et « laïques » dénonçant la violence islamiste, dont les femmes étaient les principales victimes51.

Leur hostilité ne s’exprime pas seulement contre l’Etat et le capital étranger, mais aussi contre plus d’un million de citoyens algériens qui, par l’éducation qu’ils ont reçue, et dont ils ne sont évidemment pas responsables, ont pour première langue le français, mais aussi contre les 10 % de la population qui parlent berbère plutôt qu’arabe.

De même, en Egypte, les groupes islamistes armés assassinent des laïques et des islamistes qui sont en profond désaccord avec eux. Ils encouragent les musulmans à la haine communautaire (et tentent de susciter des pogromes), contre la minorité copte, qui représente 10 % de la population. En Iran, entre 1979 et 1981, l’aile khomeyniste de l’islamisme exécuta quelque 100 personnes pour « crimes sexuels » comme l’homosexualité et l’adultère. Ses partisans exclurent les femmes du système judiciaire et organisèrent des bandes de nervis, les Hezbollahs, pour attaquer les femmes non-voilées et les partisans de la gauche. La répression qu’ils menèrent contre les islamistes de gauche, les Moudjahidines du Peuple, fit des milliers de victimes. En Afghanistan, les organisations islamistes qui avaient mené une guerre longue et sanglante contre l’occupation soviétique, se massacrèrent les unes les autres à l’arme lourde après le départ des russes. Des zones entières de Kaboul furent entièrement détruites.

En fait, même quand les islamistes mettent l’accent sur l’« anti-impérialisme », ils l’épargnent bien souvent. En effet, l’impérialisme d’aujourd’hui n’est en général plus identifiable à une domination directe par les puissances occidentales des régions du Tiers monde. C’est aujourd’hui un un système mondial de classes capitalistes indépendantes (« privées » et d’Etat), intégrées dans un marché mondial unique. Certaines classes dominantes sont plus puissantes que d’autres. Le contrôle qu’elles exercent sur l’accès aux échanges commerciaux et sur le système bancaire, parfois la force pure et simple, leurs permettent d’imposer leurs propres conditions. Ces classes dominantes sont à la tête du système d’exploitation. Mais leurs subalternes sont les classes dominantes de pays moins riches, chacune enracinée dans l’économie nationale. Elles profitent également du système en s’intégrant de plus en plus dans les réseaux multinationaux majeurs et en investissant dans les économies des pays avancés (même s’ils leur arrivent à l’occasion de se retourner contre ceux « d’en haut »).

La souffrance qu’endure la grande majorité de la population n’est pas due uniquement aux grandes puissances impérialistes et à leur agences comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Elle résulte aussi de la participation enthousiaste des capitalistes moins puissants et de leurs Etats à l’exploitation. Ils sont directement responsables de l’introduction des mesures qui appauvrissent les gens et brisent leur vie. C’est sous leur responsabilité que la police et les prisons sont utilisés pour écraser toute résistance.
La différence est de taille avec l’impérialisme classique des empires coloniaux, lorsque les colons occidentaux contrôlaient l’Etat et avaient la responsabilité de la répression. Les classes exploiteuses autochtones oscillaient alors entre la résistance à l’Etat (lorsque celui-ci portait atteinte à leurs intérêts) et la collaboration avec lui (comme rempart contre ceux qu’elles-mêmes exploitaient). Elles n’étaient pas nécessairement aux avant-postes de la défense du système d’exploitation contre la révolte. Elles le sont aujourd’hui. Elles font partie du système, malgré les querelles occasionnelles. Elles ne jouent plus désormais le rôle d’opposants ambivalents52.

Par conséquent, toute idéologie qui se contente de considérer l’impérialisme étranger comme l’ennemi à abattre, élude toute remise en cause sérieuse du système. Elle exprime l’amertume et la frustration de la population, mais la détourne de l’attaque contre ses véritables ennemis. Ceci est vrai de la plupart des différentes versions de l’islamisme, tout comme de la plupart des nationalismes tiers-mondistes d’aujourd’hui. Ils désignent un ennemi bien réel, le système mondial, et se confrontent parfois violemment à l’Etat. Mais ils voilent les responsabilités de la majeure partie de la bourgeoisie locale. C’est pourtant le partenaire le plus durable de l’impérialisme.
Une étude récente menée par Abrahamian sur le khomeynisme en Iran compare celui-ci au péronisme et à des formes similaires de « populisme » : « Khomeyni reprit des thèmes très radicaux. (…) A certains moments, il semblait même plus radical que les marxistes. Mais il continuait de défendre la propriété petite bourgeoise. Ce radicalisme petit bourgeois le rapprochait beaucoup des populistes latino-américains, en particulier des péronistes »53. Abrahamian poursuit :

Par « populisme », j’entends un mouvement des classes moyennes possédantes qui mobilise les classes inférieures, en particulier les pauvres des villes, grâce à une rhétorique radicale dirigée contre l’impérialisme, le capitalisme étranger et l’establishment politique (…). Les mouvements populistes promettent d’augmenter considérablement le niveau de vie et de rendre le pays complètement indépendant des puissances étrangères. Plus important encore, en attaquant le statu quo par cette rhétorique radicale, ils coupent volontairement court à toute menace à l’encontre de la petite bourgeoisie et du principe de propriété privée. Les mouvements populistes insistent donc inévitablement sur l’importance, non d’une révolution socio-économique, mais d’une reconstruction culturelle, nationale et politique.54

De tels mouvements obscurcissent les questions. Ils évitent toute lutte réelle contre l’impérialisme pour s’en tenir à une lutte purement idéologique contre ses effets culturels. Pour eux, c’est « l’impérialisme culturel » et non l’exploitation qui est à mettre en cause. La lutte n’est donc pas dirigée contre les forces qui sont réellement impliquées dans l’appauvrissement des gens, mais contre ceux qui parlent des langues « étrangères », acceptent d’autres religions, ou rejettent les modes de vie supposés « traditionnels ». Cela arrange bien certaines fractions de la classe capitaliste locale qui n’ont pas de mal à pratiquer la « culture autochtone », du moins en public. Cela profite également à des membres de la classe moyenne qui, en écartant une partie de l’ancien personnel d’encadrement, font avancer leur propre carrière. Mais ceci limite le danger que représentent de tels mouvements pour l’impérialisme en tant que système.

L’islamisme mobilise la colère populaire, mais l’étouffe aussi. Il encourage la volonté d’agir, mais l’oriente vers des impasses. Il déstabilise la machine étatique en même temps qu’il freine la lutte réelle contre l’Etat.

Le caractère contradictoire de l’islamisme provient de la base sociale de ses principaux cadres. La petite bourgeoisie en tant que classe ne peut avoir de politique indépendante et cohérente. Ceci a toujours été vrai de la petite bourgeoisie traditionnelle : petits marchands, commerçants et membres des professions libérales travaillant à leur compte. Ceux-ci ont toujours été pris en étau entre un désir de sécurité qui les poussait au conservatisme et l’espoir d’un changement radical qui leur bénéficierait individuellement. Mais c’est tout aussi vrai aujourd’hui de la nouvelle petite bourgeoisie paupérisée – ou de la classe moyenne potentielle que sont les étudiants désœuvrés, plus pauvres encore – dans les pays moins avancés économiquement. Elle aussi rêve d’un âge d’or hypothétique dans le passé. Elle peut penser que son avenir dépend du progrès social général que provoquerait un bouleversement révolutionnaire. Mais elle peut tout aussi bien s’en prendre à d’autres catégories de la population qui, en bénéficiant d’une main-mise « injuste » sur les emplois de la classe moyenne, les empêchent de réaliser leurs aspirations : les catégories visées sont particulièrement les minorités ethniques et religieuses, ceux qui parlent une langue différente et les femmes qui, en devenant salariées, ne font aucun cas du « respect de la tradition ».

La position que ces classes moyennes adoptent ne dépend pas seulement de facteurs matériels immédiats. Elle dépend aussi des luttes à l’échelle nationale et internationale. Ainsi, dans les années 1950 et 1960, les combats anticolonialistes inspirèrent la majeure partie de la classe moyenne potentielle du Tiers monde. Il était communément admis qu’un développement économique contrôlé par l’Etat était la voie à suivre. La gauche laïque, ou tout au moins ses tendances nationalistes et staliniennes, semblait incarner cette vision des choses et exerça une certaine hégémonie dans les universités. A ce stade, même ceux qui avaient d’abord eu une orientation religieuse furent attirés par ce qui était considéré comme la gauche – par l’exemple, la guerre du Vietnam contre les Américains ou la soi-disant révolution culturelle en Chine – et commencèrent à rejeter la pensée religieuse traditionnelle, notamment sur la question des femmes. C’est ce qui se passa avec les théologiens de la libération catholique en Amérique Latine et avec les Moudjahidines du Peuple en Iran.

Et même en Afghanistan, les étudiants islamistes manifestent contre le sionisme lors de la guerre des Six Jours, contre la politique américaine au Vietnam et les privilèges de l’establishment. Ils sont violemment opposés aux notables traditionnels, au roi et surtout à son cousin Daoud (…). Ils protestent contre l’influence étrangère en Afghanistan, tant soviétique qu’occidentale, et contre les spéculateurs lors de la famine de 1972 en exigeant la limitation des richesse.55

La fin des années 1970 et le début des années 1980 furent marqués par un changement de climat.

D’une part, les massacres au Cambodge, la mini-guerre entre le Vietnam et la Chine, le glissement de celle-ci vers le camp américain, provoquèrent une désillusion générale à l’égard du prétendu modèle « socialiste » incarné par les Etats d’Europe de l’Est. Les événements de la fin des années 1980 dans les pays de l’Est et en URSS ne firent qu’accroître cette désillusion.

La déception fut plus brutale encore dans certains pays du Moyen-Orient. Les régimes locaux avaient prétendu construire des versions nationales de « socialisme », plus ou moins calquées sur le modèle des pays de l’Est. Même ceux qui à gauche, critiquaient leurs gouvernements, avaient tendance à accepter ce projet et à s’y identifier. Ainsi, dans les universités algériennes au début des années 1970, la gauche se porta volontaire pour aider à la réforme agraire dans les campagnes, en dépit du fait que le régime avait déjà réprimé une organisation d’étudiants de gauche et maintenait un contrôle policier sur les universités. En Egypte, les communistes continuaient de voir en Nasser un socialiste, même après qu’il les ait jetés en prison. Pour beaucoup, la désillusion à l’égard du régime devint également une désillusion à l’égard de la gauche.

De l’autre côté, on assistait à l’émergence de certains Etats islamiques comme force politique avec la prise de pouvoir par Kadhafi en Lybie, l’embargo pétrolier décrété par l’Arabie Saoudite contre l’Occident lors de la guerre israëlo-arabe de 1973, puis avec la spectaculaire mise en place révolutionnaire de la République islamique iranienne en 1979.

Les mêmes couches d’étudiants et de jeunes qui s’étaient pendant un temps tournées vers la gauche commencèrent à être dominées par l’islamisme : en Algérie par exemple, « Khomeyni prend soudain la place de Lénine, Mao ou Guevara, dans l’imagerie d’une certaine jeunesse musulmane »56.

Le changement immanent et radical que semblaient proposer les mouvements islamistes leur valait un soutien grandissant. Les dirigeants de ces mouvements triomphaient.

Pourtant les contradictions de l’islamisme ne disparurent pas pour autant. Ils s’exprimèrent avec force dans la décennie qui suivit. L’islamisme, loin d’être invincible, est en fait victime de ses propres tensions internes qui ont à plusieurs reprises dressé ses partisans les uns contre les autres. L’histoire de l’islamisme dans les années 1980 et 1990, tout comme celle du stalinisme au Moyen orient dans les années 1940 et 1950, fut marquée par les échecs, les trahisons, les scissions et la répression.

Les contradictions de l’islamisme : le cas de l’Egypte

Le caractère contradictoire de l’islamisme s’exprime dans la manière dont celui-ci envisage le « retour au Coran ». La conception peut se résumer à une réforme des « valeurs de la société » existante, c’est-à-dire à un simple retour aux pratiques religieuses qui laisserait intact les structures fondamentales de la société. Ou bien, elle peut impliquer un renversement révolutionnaire de la société. Cette contradiction apparaît à la fois dans l’histoire de l’ancienne Association des Frères Musulmans en Egypte dans les années 1930, 1940 et 1950, et dans celle des nouveaux mouvements islamistes radicaux des années 1970, 1980 et 1990. L’Association des Frères Musulmans se développa rapidement dans les années 1930 et 1940 en attirant à elle les déçus du parti nationaliste bourgeois, le Wafd, qui s’était compromis avec les Anglais. Les Frères Musulmans profitèrent des multiples revirements de la gauche communiste sous influence stalinienne (elle alla jusqu’à soutenir la fondation de l’Etat d’Israël). A l’opposé, en recrutant des volontaires pour aller combattre en Palestine, et dans la zone du Canal de Suez contre l’occupation britannique, les Frères Musulmans semblaient appuyer une lutte anti-impérialiste. Mais au moment même où la Fraternité atteignait sa popularité maximale, les problèmes commencèrent. Ses dirigeants s’appuyaient sur une coalition de forces hétéroclites, tirant dans des sens différents : ils recrutaient une masse de jeunes issus de la petite bourgeoisie, entretenaient des liens avec le palais royal, traitaient avec l’aile droite du Wafd, et complotaient avec de jeunes officiers de l’armée.

Au fur et à mesure que les grèves, les manifestations, les assassinats, la défaite militaire en Palestine et la guérilla dans le Canal de Suez déchiraient la société égyptienne, la Fraternité elle-même risquait de se désintégrer. Beaucoup de ses membres s’indignaient de la conduite personnelle du secrétaire général, Abidin, le beau-frère de Banna. Banna lui-même condamna les membres de la Fraternité qui assassinèrent le Premier Ministre Nuqrashi. Après la mort de Banna en 1949, son successeur au poste de « guide suprême » découvrit avec consternation l’existence d’une branche terroriste secrète dans l’organisation. La prise du pouvoir par les militaires conduits par Nasser entre 1952 et 1954 provoqua une division frontale de la Fraternité entre ceux qui soutenaient le coup d’Etat et ceux qui s’y opposaient. Il en résulta des affrontements physiques entre groupes rivaux pour le contrôle des postes clé de l’organisation57. « Une perte de confiance fondamentale envers les dirigeants » permit finalement à Nasser d’écraser ce qui avait été à une époque une organisation très puissante58.

Mais cette perte de confiance n’était pas accidentelle. Elle provenait des divisions irréconciliables qui devaient immanquablement apparaître au sein d’un mouvement petit-bourgeois au fur et à mesure que la société s’enfonçait dans la crise. D’un côté, il y avait ceux qui en étaient arrivés à la conclusion qu’il fallait utiliser la crise pour forcer la vieille classe dirigeante à traiter avec eux afin d’imposer les « valeurs islamiques ». Banna lui-même rêvait d’établir un « nouveau califat » en collaboration avec la monarchie et soutint même le gouvernement en échange de la promesse de mettre un frein à la consommation d’alcool et à la prostitution59.

De l’autre côté, il y avait les membres de la petite bourgeoisie radicale qui voulaient un réel changement social, mais qui ne l’envisageaient qu’à travers une lutte armée immédiate.

On retrouve les mêmes contradictions dans l’islamisme d’aujourd’hui en Egypte. A la fin des années 1960, les Frères Musulmans reconstitués commençèrent à agir semi-légalement autour de la revue al-Da’wa, dans laquelle il n’était plus du tou

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