Lettre de Téhéran : Trump le marchand
mars 12, 2017
Pepe Escobar 10/03/2017 Zoom 310 Vues
Le Parlement iranien a accueilli sa conférence annuelle sur la Palestine, parmi les dignitaires se trouvaient le leader suprême de l’Iran l’Ayatollah Khamenei et le président Hassan Rouhani, en plus de 700 invités étrangers de plus de 50 pays. Pepe Escobar, chroniqueur pour Asia Times, était présent.
L’art du marchandage, lorsqu’il est pratiqué pendant 2 500 ans, mène au palais de la sagesse. J’avais à peine mis les pieds à Téhéran, qu’un diplomate avait annoncé la nouvelle : « Trump? Nous ne sommes pas inquiets. C’est un bazaari ».
C’est un terme en persan, qui signifie qu’il est de la classe des marchands ou, plus littéralement, un travailleur du bazar, et son utilisation implique qu’un accommodement politique sera finalement trouvé.
La réponse du gouvernement iranien à l’administration Trump se résume à une variante de Sun Tzu. Particulièrement après la chute de Flynn, qui avait « mis l’Iran en garde » pour avoir effectué un test de missiles balistiques et avait avancé l’idée d’une alliance militaire anti-iranienne comprenant l’Arabie saoudite, les EAU, l’Égypte et la Jordanie. Téhéran affirme que le test de missiles n’a pas enfreint les dispositions de l’accord nucléaire iranien et que les exercices navals depuis le détroit d’Ormuz jusqu’à l’océan Indien, qui ont commencé dimanche, étaient déjà planifiés.
J’étais à Téhéran parmi plusieurs centaines d’invités étrangers, y compris un petit groupe de journalistes, invités du Majlis (le Parlement iranien) pour une conférence annuelle sur la question palestinienne.
Il n’est pas surprenant que personne, parmi les membres du cercle de Trump, n’ait été présent au rassemblement des parlementaires de plus de cinquante nations, qui ont assisté à l’impressionnante cérémonie d’ouverture dans une salle de conférence circulaire et bondée, où était exposé le centre du pouvoir en Iran : le chef suprême l’Ayatollah Khamenei, le Président Hassan Rouhani et le Président du Majlis Ali Larijani.
Khamenei a proclamé que « les crises existantes dans toute la région et dans la communauté islamique de l’Oumma méritent l’attention », mais a insisté sur le fait que la question clé demeure la Palestine. La conférence, a-t-il dit, pourrait devenir « un modèle pour que tous les musulmans, et les nations régionales, s’attellent progressivement à la tâche de gérer leurs différences en s’appuyant sur leurs points communs ».
C’était un appel important de Khamenei pour l’unité musulmane. Peu de gens en Occident savent que lors de la décolonisation rapide des années 1940 et 1950, le monde musulman n’a pas été déchiré par la haine vicieuse entre chiites et sunnites fomentée plus tard par l’axe wahhabite / salafiste-djihadiste. On note, en passant, que la maison wahhabite des Saoud n’était nulle part visible à la conférence.
De solides débats avec des analystes et des diplomates iraniens ont tourné autour de l’efficacité des discussions multilatérales, par rapport à l’avancement des faits sur le terrain – allant de la construction de nouvelles colonies en Cisjordanie au mythe des deux États d’Oslo, aujourd’hui presque mort et enterré.
Sur la Palestine, j’ai demandé à Naim Qassem, secrétaire général adjoint du Hezbollah, ce qu’il pensait de l’allusion de l’administration Trump à une solution à un seul État. Sa réponse, en français : « Un État, c’est la guerre. Deux États, c’est la paix à leurs conditions, ce qui nous mènera à la guerre. »
Comme pour la plupart des conférences, ce qui compte, c’est ce qui se passe à la marge. Leonid Savin, un analyste géopolitique russe, a affirmé que l’espace aérien russe est maintenant presque scellé, avec les nombreux déploiements du système de défense antimissile S-500, contre tout ce que les États-Unis pourraient déclencher. L’historien albanais Olsi Jazexhi a déconstruit la nouvelle poudrière des Balkans. Muhammad Gul, fils du charismatique général Hamid Gul, a détaillé les points les plus positifs de la politique étrangère du Pakistan et la volonté de construire le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC).
Pyongyang était également présent. Le délégué de la Corée du Nord a produit un discours étonnant, arguant essentiellement que la Palestine devrait suivre leur exemple, avec une « dissuasion nucléaire crédible ». Plus tard, dans les couloirs, j’ai salué la délégation, et ils ont salué en retour. Aucune chance d’avoir un aparté pour discuter des points peu clairs entourant l’assassinat de Kim Jong-nam.
Blake Archer Williams, alias Arash Darya-Bandari, dont le pseudonyme honore le maître anglais auteur de Tyger Tyger burning bright, m’a remis une copie des Creedal Foundations of Waliyic Islam (édition de Lion of Najaf) – une analyse de la façon dont la théologie chiite mène à la théorie du velayat-e faqih – la règle de la jurisprudence, qui est au cœur de la République islamique d’Iran.
Chaque fois que je suis de retour à Téhéran, je suis impressionné par le nombre surprenant d’occasions pour des discussion intellectuelles sérieuses. Je me suis toujours souvenu de Jalal Al-e Ahmad, le fils d’un mollah né dans le sud pauvre de Téhéran, qui a plus tard traduit Sartre et Camus et a écrit, en 1962, le livre fondateur Westoxification [l’intoxication par la culture occidentale].
Il a passé l’été 1965 aux séminaires organisés à Harvard par Henry Kissinger et soutenus par la CIA. Il n’a opté pour le chiisme qu’à la fin de sa vie. C’est son analyse qui a ouvert la voie au sociologue Ali Shariati, sur l’influence croisée entre l’anticolonialisme et le concept chiite de résistance contre l’injustice, produisant ainsi une idéologie révolutionnaire capable de politiser le modèle iranien de classe moyenne qui a conduit à la Révolution islamique.
Cela a été la toile de fond de discussions sérieuses sur la façon dont l’Iran (résistance contre l’injustice), la Chine (confucianisme revisité) et la Russie (eurasianisme) offrent des alternatives post-Lumières, qui transcendent la démocratie libérale occidentale.
Mais en fin de compte, tout se réduisait inévitablement au fantôme anti-intellectuel envahissant présent dans la salle, Donald Trump – et ceci avant même avant qu’il ne reçoive une lettre d’Ahmadinejad.
Ainsi j’ai fait ce que je fais habituellement avant de quitter Téhéran, je me suis rendu au bazar, par la fabuleuse mosquée qui le jouxte, pour me réhabituer à l’art du marchandage, façon persane.
Je me suis ensuite dirigé vers Mahmoud Asgari, logé dans le passage Sameyi du bazar de Tajrish, pour entamer une discussion sérieuse sur les points les plus fins des tapis de Zahedan, datant d’avant la Première Guerre mondiale, tissés dans les tribus du Sistan et du Baloutchistan. Le résultat final de ce marchandage ne pouvait être rien d’autre qu’un échange gagnant-gagnant, contournant le dollar américain. Et pour finir, l’argument massue : « Quand vous appellerez votre ami Trump, dites-lui de venir ici et je lui proposerai les meilleures affaires. »
Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone
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