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Lettre ouverte au journal Le Soir par Michel Collon


20 avril 2012

Je voudrais vous poser trois questions : 1. Selon quels critères peut-on ou non comparer quelqu’un à Goebbels ? 2. Pourquoi les médias parlent-ils beaucoup de l’antisémitisme et du « danger islamiste », mais guère de l’islamophobie ? 3. Vous dénigrez les sites d’info alternative : accepteriez -vous un débat public afin que les gens puissent comparer les infos sur les guerres dites « humanitaires » ?

 

Messieurs les rédacteur et rédacteur en chef adjoint du Soir,
Ce mercredi 18 avril, vous titrez à la une « Islam : le débat s’enflamme ». Suivent deux pages consacrées au « tollé » provoqué par Philippe Moureaux, bourgmestre PS de Molenbeek qui a jugé manipulatoire l’émission de la RTBF « Faut-il avoir peur de l’islam ? », en ajoutant : « Le père de la désinformation, c’était Goebbels ».
Cette référence indigne votre éditorialiste Jurek Kuczkiewicz : « La comparaison aux méthodes nazies constitue la condamnation ultime. Rien (…) ne pouvait permettre à M. Moureaux, (…) d’utiliser une comparaison dont l’historien qu’il est connaît parfaitement le caractère abusif et injustement infamant. »
On reviendra sur cette émission et sur la question de l’islam. Mais d’abord, Messieurs, comment jugez-vous ce journaliste qui récemment se référait lui aussi à Goebbels : « Le « souverainisme » des anti-impérialistes borgnes (N.B Il vise ceux qui s’opposent aux guerres dites humanitaires des USA) tourne le dos à des siècles de lutte progressiste. Il insulte le droit humanitaire international. (…) « Charbonnier est maître chez soi », s’était exclamé le chef de la propagande nazie, Joseph Goebbels, en 1933 lors d’une séance à la Société des Nations, alors qu’il était interpellé sur le traitement brutal imposé aux Juifs allemands. Les « anti-impérialistes borgnes », qui se sont toujours considérés comme les ennemis jurés du fascisme et du national-nationalisme, seront sans doute choqués par cette phrase, mais celle-ci rappelle crûment que le souverainisme, conçu comme un bras d’honneur lancé à la communauté internationale, est « le dernier refuge des vauriens » et l’une des manifestations les plus brutales de la pensée réactionnaire. ». Fin de citation.
Vous vous souvenez qui a publié cette comparaison qui est, je vous cite, « abusive » et « infamante » ? C’est… votre journal Le Soir ce 28 février sous la plume de votre chroniqueur Jean-Paul Marthoz. Les personnes visées ne sont pas citées (pour éviter un droit de réponse ?), mais tout le monde aura reconnu qu’il s’agit de Jean Bricmont, auteur de L’impérialisme humanitaire, de Bahar Kimyongür, auteur de Syriana et de moi-même, auteur de Libye, Otan et médiamensonges et animateur du site d’info indépendante Investig’Action – michelcollon.info.
D’où ma question : quand, selon vous, a-t-on le droit de comparer quelqu’un à Goebbels ? Quels sont vos critères ? Avez-vous bien fait de publier cette chronique insultante de votre journaliste ?
Vous direz peut-être : « Oui, mais vous soutenez les dictateurs de Kadhafi et de Bachar el Assad ! » C’est en effet ce que Marthoz prétend dans son texte : « Leur invocation de la « souveraineté nationale » n’est que le paravent de leur proximité idéologique avec un régime assassin. Quand on est accusé d’indifférence face aux tueries, il est moralement plus confortable et intellectuellement plus élégant, en effet, de se réclamer de l’anti-impérialisme que d’avouer sa tolérance ou sa fascination pour le totalitarisme. »
Je vous suggère de relire attentivement ce texte véritablement ordurier… C’est rempli d’insultes, mais il n’y a aucun fait, aucune preuve. Et Marthoz prend bien soin de ne fournir aucune citation pour confirmer son accusation. Et pour cause, il n’en trouverait pas puisque les « accusés » ont écrit exactement l’inverse ! « Proximité avec un régime assassin » ? Au contraire : dans son livre Syriana, Bahar Kimyongür dénonce : « la brutalité du régime de Damas contre les acteurs du printemps syrien » (p. 149). Et dans ma préface à ce livre, j’écris :« Critiquer le système syrien, son opacité, sa corruption et sa brutalité, oui. » (p. 17)
« Indifférence face aux tueries » ? Mais Bahar Kimyongur écrit à maintes reprises exactement le contraire : « Nul ne peut rester indifférent devant les images effroyables qui nous viennent de Homs. Nul ne peut rester de marbre devant la souffrance de ces familles terrées dans leurs caves, sans pain, sans eau et sans espoir. » (article Siège de Homs : à qui la faute, sur notre site). Truquer ainsi les positions, n’est-ce pas du travail de faussaire ?
Faisons le bilan de cet article que vous avez publié : pas de citation correcte, pas de sources, pas de confrontation des points de vue et une déformation systématique de la position réelle en vue de nuire : dans n’importe quelle école de journalisme, votre journaliste serait recalé, non ?
En fait, ce que Marthoz et votre journal veulent cacher au public, c’est que dénoncer une dictature est une chose, appeler à une invasion militaire US en est une autre.
Nous critiquons cette dictature, mais disons que faire la guerre et jeter des bombes pour imposer un changement de régime est une fausse solution. Cela ne fait qu’aggraver les problèmes et en réalité cela cache d’autres intérêts (garder le contrôle du Moyen-Orient, renforcer Israël et préparer une attaque contre l’Iran). Je reconnais que notre position est très minoritaire en Europe (à cause des médias, selon moi), mais elle est majoritaire dans le reste du monde. Alors, pourquoi refusez-vous le débat ?
Trouvez-vous si merveilleuses les « solutions » apportées par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan au point qu’il faille les recommencer en Libye, en Syrie, en Iran, en Côte d’Ivoire, et bientôt dans d’autres pays qui sont également dans le collimateur de Washington ? Nous, citoyens européens, devons-nous financer ces guerres à répétition, menées sans aucun débat politique et en cachant les infos essentielles aux citoyens ? Vous n’avez rien retenu du médiamensonge des « armes de destruction massive en Irak » ? Vous allez nous refaire le même coup à chaque guerre « humanitaire » ?
Et là, j’en viens à la question essentielle : les gens sont-ils bien informés ? Comprennent-ils les vrais objectifs des guerres ? Sont-ils mis au courant des campagnes de désinformation qui visent à les manipuler en utilisant de gros moyens financiers et techniques ?
Bien sûr, comme les intérêts en jeu sont énormes et que chaque partie au conflit tente de manipuler l’info, le travail des journalistes n’est pas simple. Qui d’entre nous ne s’est jamais trompé, qui ne s’est jamais fait avoir ? Justement, n’est-ce pas une raison pour oser le débat et confronter largement toutes les informations et analyses ?
Or, depuis des années, votre journal censure systématiquement le travail d’info alternative réalisé sur les guerres dites « humanitaires » des Etats-Unis ou de la France. Que ce soit par notre site michelcollon.info, ou d’autres sites indépendants comme Le Grand Soir, Global Research, Znet, Counterpunch, etc. Et vous censurez aussi les analyses d’auteurs comme Noam Chomsky, Samir Amin ou Anne Morelli qui exposent les véritables objectifs économiques ou stratégiques de ces guerres, ainsi que les mécanismes de désinformation.
Pourquoi cachez-vous tout cela à vos lecteurs ? Vous ne les jugez pas mûrs pour confronter les deux versions et se faire eux-mêmes leur jugement ?
Alors, je vais vous faire une proposition… D’un côté, vous prétendez que nous défendons la théorie du complot, adorons des dictateurs et ne respectons pas certaines règles de base du journalisme. De l’autre côté, nous pensons que vous recopiez en gros les thèses officielles de nos gouvernements et que vous vous appuyez sur des sources beaucoup trop limitées, et parfois carrément suspectes, donc que vous ne respectez pas certaines règles de base du journalisme.
L’un des deux n’a pas raison. Et si on laissait le public en décider ? Je vous propose d’organiser un débat public sur cette question. Avec, mettons, deux ou trois journalistes pour votre position, et de l’autre côté, deux ou trois personnes pour notre position. Où vous voulez, quand vous voulez afin de toucher un maximum de gens.
Ce débat porterait donc sur la couverture médiatique des guerres. Et aussi, je propose, sur les médias face à l’islam. Je pense qu’ils parlent beaucoup du racisme envers les juifs, mais très peu du racisme envers les musulmans. Il me semble qu’ils contribuent – volontairement ou involontairement – à donner une image faussée des « quartiers à problèmes » ou des banlieues françaises, vues comme un problème de sécurité et pas comme un problème d’injustice économique. Il me semble encore que l’évolution de la jeunesse musulmane vivant dans notre pays est influencée aussi par l’attitude de la presse concernant Israël, l’Irak et la politique générale des USA.
Pourquoi ? Parce que la confrontation des points de vue est insuffisante, parce que ceux qui résistent aux prétentions impériales des USA sont vite diabolisés en « radicaux », voire en « terroristes potentiels ».
Quant à cette émission controversée de la RTBF, il faudrait mener un débat serein tant sur son contenu que sur ses méthodes journalistiques et sur les réactions qu’elle a suscitées. Oui, je pense aussi que les médias ne traitent pas les musulmans sur pied d’égalité. Dans votre même édition du Soir du 18 avril, je lis qu’un chirurgien de l’hôpital bruxellois UZ a été licencié. Il aurait crié Sieg Heil et Retourne dans les chambres à gaz à un jeune stagiaire de confession juive. Il aurait aussi déclaré préférer ne pas opérer de patients musulmans. Les deux sont scandaleux. Mais comment titrez-vous cet article ? « Un chirurgien viré pour antisémitisme ». Les racismes n’ont pas tous le même poids ?
Oui, je trouve aussi que les médias, surtout certains, diabolisent les musulmans. Par exemple, la couverture des affaires Breivik et Merah a obéi à des critères « deux poids, deux mesures ». L’un a été présenté comme un islamiste radical. L’autre comme un fou isolé (on n’a pas parlé d’un « chrétien radical »). On a mis en avant le meurtre odieux de trois enfants juifs. Mais on n’a guère souligné que Breivik avait tué 77 jeunes parce qu’ils étaient rassemblés en soutien aux Palestiniens opprimés par Israël ? N’a-t-il pas été influencé par les campagnes pro-Israël de quasiment tous nos médias ? N’a-t-il pas été influencé également par toute cette information sur l’immigration « excessive », ces musulmans qui « refusent de s’intégrer », ces femmes qui prétendent avoir le droit de porter le voile, etc ? Dirigeants politiques et médias n’ont-ils aucune responsabilité dans ces idées haineuses qui se répandent de façon alarmante de tous côtés ?
Il y a quelques semaines, un imam chiite a été assassiné dans une mosquée d’Anderlecht ; a-t-on oublié que le criminel entendait « punir les chiites coupables de massacres en Syrie » ? Où a-t-il été pêcher ce délire, sinon dans les médiamensonges d’Al Jazeera et Al Arabiya, largement relayés en Europe ?
Mais ce n’est pas tout. N’y a-t-il pas une contradiction à dénoncer, d’une part, le fanatisme qui s’abrite derrière une déformation de la religion islamique, mais à se taire d’autre part, sur l’Arabie saoudite qui répand à coup de millions ce même fanatisme en Europe et en Belgique ?
N’y a-t-il pas une contradiction quant les puissances de l’Otan s’allient avec cette même Arabie saoudite, théocratique et esclavagiste pour établir « la démocratie » en Libye, en Syrie et un peu partout sauf en Arabie saoudite ?
N’y a-t-il pas une contradiction à s’indigner contre le terrorisme, mais à fermer les yeux sur les groupes terroristes que cette même Arabie saoudite finance et organise en Syrie et dans d’autres pays musulmans ? Peut-on penser que ce « bon terrorisme » n’aura jamais de retombées en Europe ?
Pour ma part, je pense que la question du vivre ensemble en Belgique est étroitement liée à la façon dont les uns et les autres vivent le conflit israélo – palestinien et les guerres des Etats-Unis ou de la France dans le monde musulman. Les musulmans que je rencontre se sentent dévalorisés, traités comme des sous-citoyens, non crédibles lorsqu’ils parlent de la Palestine, de l’Egypte ou de l’Irak, n’ayant pas voix au débat sur la politique mondiale. Pourtant, il s’agit d’un débat vital. Que doit-on faire avec les pétro-dollars : enrichir Exxon, Total et quelques cheikhs parasitaires ou bien sortir l’ensemble du monde arabe de la pauvreté ?
Voilà mes propositions pour ce débat. Peut-être, en aurez-vous d’autres ? J’attends votre réponse et je m’engage, quoi qu’il en soit, à la communiquer à tous nos lecteurs. J’espère que vous ferez de même.
Et j’espère que vous accepterez ce débat public. Nos concitoyens ont droit à la meilleure information possible.
Merci d’avance
Michel Collon
Références d’un côté :
Bahar Kimyongür, Syriana, La conquête continue, Investig’Action, 2001, 9 euros
 http://www.michelcollon.info/spip.p…;;ref=SYR&id_rubrique_thelia=
Les nombreux articles de Bahara Kimyongûr sur la Syrie et les miens sur la Libye se trouvent sur michelcollon.info
Références de l’autre côté :
Pour ma part, je recommande à mes lecteurs de lire vos textes en direct et en entier.
Voici le lien vers le texte de votre journaliste Jean-Paul Marthoz :
http://blog.lesoir.be/lalibertesino…
Voici le lien vers votre édito du 18 avril :
http://www.lesoir.be/debats/editos/…
Le reste du dossier sur Philippe Moureaux et le débat Islam se trouve pages 2 et 3 de l’édition du Soir du 18 avril

 

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