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Livraisons d’armes américaines : tirer les leçons de l’Irak et de l’Afghanistan


Publié par Gilles Munier sur 18 Février 2023, 10:26am

Catégories : #Irak, #Afghanistan, #Ukraine

Bien que différentes de l’Ukraine, de récentes expériences de combat américaines peuvent se révéler utiles alors que nous considérons l’envoi de systèmes avancés à Kiev.

Par James R. Webb (revue de presse : Les Crises – 16/2/23)*

Il y a des tas de raisons, appuyées par des exemples historiques, qui expliquent pourquoi envoyer plus d’armes de haute technologie en Ukraine ne serait pas une panacée. En réalité, les envoyer pourrait résulter en leur utilisation tel un boomerang contre les États-Unis à un certain point. C’est un argument en faveur de la prudence, alors qu’il semble que l’Occident soit prêt à envoyer encore plus de ses équipements les plus sophistiqués en Ukraine pour « gagner la paix. »

Parmi ceux qui soutiennent cette augmentation, on trouve celle qui porte la responsabilité de la guerre en Irak Condoleezza Rice et l’ancien secrétaire de la Défense sous Bush et Obama Robert Gates. Dans une récente déclaration au Washington Post les deux ont déclaré : « Le temps ne joue pas en faveur de l’Ukraine » et l’Ukraine est en train de perdre sa guerre contre la Russie. Pour les Américains, il est l’heure de réagir avec « un certain sens de l’urgence. »

Il existe une énorme pression pour donner à l’Ukraine des armes plus avancées que jusque là, l’administration Biden refusait d’envoyer. En connaissance du cours de l’Histoire, il serait idiot de ne pas reconnaître que l’ouverture d’un transfert d’armes — en particulier de nos meilleures — ouvre la porte à un grand nombre de risques réels. De plus, de nombreux autres facteurs, comme l’adaptabilité ennemie, peuvent surpasser l’avantage technologique.

Nous devons être conscients des leçons à tirer. Bien qu’elles ne soient pas tout à fait identiques, les récentes expériences de combat des États-Unis en Irak et en Afghanistan devraient nous servir de leçon.

1.) L’histoire de l’art de la guerre nous enseigne que les avantages technologiques ne sont que temporaires et ne durent que jusqu’à ce que l’adversaire fasse les ajustements nécessaires pour les neutraliser. La guerre des États-Unis en Irak n’est pas seulement un cas d’école sur la manière dont les adversaires des États-Unis adaptent leurs tactiques pour neutraliser la technologie américaine, mais aussi comment l’armement peut avoir un effet boomerang.

La guerre en Irak a commencé avec la désormais célèbre doctrine du « Choc et effroi » en mars 2003. Avec les prouesses militaires et techniques américaines, cette campagne conventionnelle a permis de livrer Bagdad aux troupes américaines en moins d’un mois. Cependant, les Irakiens n’avaient pas fini de combattre. Après une première défaite retentissante à découvert, ils sont passés à la guérilla, faisant des rues étroites et densément peuplées des villes les nouveaux champs de bataille.

Dans des endroits tels que Fallujah, Ramadi et Bagdad, des insurgés irakiens ont canalisé la plus grande force de manœuvre du monde dans des rues étroites truffées d’engins explosifs improvisés (DEI), communément appelés « bombes artisanales. » Les DEI représentent sûrement l’adaptation la plus marquante de la guerre. Souvent constitués d’obus d’artilleries et de banals objets inoffensifs comme un téléphone portable ou une télécommande de garage, ils sont responsables de 60 % des pertes américaines en Irak.

Alors que l’invasion initiale de l’Irak a coûté moins de 150 vies aux États-Unis, au moment où le Présient Obama a terminé le retrait des États-Unis de l’Irak en 2011, près de 4500 Américains ont été tués dans des combats de rues violents face à une insurrection dont les dirigeants avaient dit qu’elle n’aurait pas lieu.

Cependant, c’était sur le point de devenir encore pire. En 2014 l’État islamique, un conglomérat de membres mécontents de clans irakiens sunnites travaillant de concert avec al-Qaïda en Irak, a émergé et pris la ville de Fallujah, principalement avec du matériel américain destiné aux forces irakiennes de sécurité. En 2015 le groupe a ensuite pris la ville Ramadi et une cache d’armes fabriquées par les États-Unis qui allaient favoriser l’expansion rapide de l’État islamique.

L’EI a ensuite utilisé 2?300 Humvees, 52 M198 Howitzers, 74?000 mitrailleuses, 40 tanks M1A1 Abrams et d’autres matériels américains pour soutenir un califat qui à son apogée englobait près d’un tiers de la Syrie et 40 % de l’Irak. Cela a nécessité la réintroduction de troupes américaines en Irak et des milliers de frappes aériennes pendant plusieurs années pour soumettre le groupe et récupérer le territoire capturé.

2.) Alors qu’il est indéniable que les talibans ont fait des ajustements tactiques efficaces aux forces américaines pendant la guerre en Afghanistan, il est plus important de considérer à quel point l’exposition prolongée des technologies américaines a conduit à la compromettre et à son utilisation contre nous.

En 2011, l’Iran a capturé un drone sentinel RQ-170 de la CIA, puis l’a démonté et analysé. Cependant d’après un ingénieur iranien, cela n’est pas arrivé par hasard. Les Iraniens ont analysé des drones moins performants pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’ils trouvent un point faible, le GPS. L’Iran a ensuite manœuvré le drone pour le faire atterrir intact sur un aérodrome iranien.

L’épisode Sentinel est la suite d’un incident survenu en 2009 au cours duquel des militants chiites irakiens en lien avec l’Iran ont été trouvés en possession d’images en direct de drones Predator. Les militants avaient réussi à accéder à ces images grâce à un logiciel bon marché et accessible au public.

Il est essentiel de comprendre qu’à ce moment-là, le Predator et le Sentinel étaient considérés comme étant « à la pointe de la technologie. » Cependant, les deux étaient compromis par un adversaire étranger après une exposition sur un champ de bataille. L’Iran est en ce moment en train d’envoyer des drones russes pour attaquer les Ukrainiens sur le champ de bataille.

Par ailleurs, il est aujourd’hui prouvé factuellement qu’alors que le gouvernement afghan s’effondrait en 2021, les talibans ont capturé pour au moins 7 milliards de dollars d’équipement américain, dont une partie est entre les mains des Iraniens. Au même moment, les talibans ont aussi promis de partager les secrets avec Pékin. Il est important de garder cela à l’esprit alors que la prochaine génération d’armes sophistiquées est envoyée en Ukraine.

Les antécédents détaillés de l’Ukraine en matière de détournement d’armes et de corruption avant la guerre constituent un risque supplémentaire, tandis que l’instabilité même du pays crée des vulnérabilités supplémentaires pour nos fournitures d’armes. Le gouvernement américain insiste sur le fait qu’il surveille la situation, bien que les organismes de surveillance avertissent que la surveillance n’est pas encore suffisante pour garantir que ces armes ne tomberont pas un jour dans de mauvaises mains.

Dans les prochains mois, des batteries de missiles Patriot et des véhicules de combats Bradley seront livrés en Ukraine. De plus, la Grande-Bretagne a promis 14 tanks Challenger 2 et assez d’équipement mécanique pour équiper une brigade. Londres espère que l’Ukraine va se servir de cette livraison comme point central d’une contre-offensive ukrainienne au printemps 2023. Reste à savoir si cela se produira et quel en sera le résultat.

Une chose à garder en tête est la facilité qu’a une armée conventionnelle pour s’adapter.

En 2022, l’Ukraine a pris possession d’au moins 20 systèmes américains de lance-roquettes multiples HIMARS, une technologie jusque là uniquement partagée avec les alliés de l’OTAN. Par ailleurs, ce système de missiles avancés est un pilier du Concept 2030 des Forces du corps des Marines, centré sur la défense du littoral dans le Pacifique contre d’éventuelles intrusions chinoises.

De plus, en 2022, l’armée américaine a demandé un financement d’un milliard de dollars pour des missiles de précision, tirés principalement par des HIMARS, pour une utilisation dans le Pacifique. Il serait naïf de penser que les Russes ne partageront pas leur expérience de la lutte contre les HIMARS avec la Chine, avec laquelle ils s’engagent désormais régulièrement dans des exercices militaires. Une telle évolution pourrait gravement porter atteinte à des éléments vitaux de la nouvelle stratégie pour le Pacifique, tels que le MCFD 2030, avant même sa mise en œuvre complète.

En outre, des analyses de l’Institut de recherche en stratégie étrangère ont statué que la Russie s’est déjà adaptée à la présence d’HIMARS et pourrait déjà avoir suffisamment d’information pour avoir l’avantage sur le système.

D’après le rapport de Rob Lee et Michael Kofman, malgré le fait qu’HIMARS a un impact direct sur le champ de bataille, les forces russes se sont adaptées en quelques semaines, réduisant significativement son efficacité. Alors qu’ils détaillent les adaptations russes, Lee et Koffman déclarent : « […] l’effet global d’HIMARS pourrait avoir été surestimé, et son impact s’est stabilisé après les deux premiers mois de son utilisation sur le champ de bataille. »

La guerre en Ukraine a, à juste titre, suscité de vives émotions. Cependant, nous ne devons pas nous laisser convaincre que le fait d’inonder l’Ukraine d’un armement encore plus avancé est une panacée pour le conflit. En outre, nous serions bien avisés de nous rappeler comment des politiques similaires en Afghanistan et en Irak ont eu vis-à-vis de nous un effet boomerang.

Est-ce que ce dernier lot d’armes à destination de l’Ukraine va finalement permettre de gagner la paix ? Bien que cela soit une possibilité, sommes-nous pleinement conscients de ce que nous abandonnons pour y parvenir ? Comme l’histoire l’a montré, qu’importe le degré de perfectionnement d’une arme, quelqu’un finira toujours pas trouver un moyen de la contrer.

*Source : Les Crises

Version originale : Responsible Statecraft – James R. Webb – 23-01-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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