“Où vont la Syrie et le Moyen-Orient ?”
novembre 29, 2012
Aymeric Chauprade
Publié par Aymeric Chauprade le 29 novembre 2012
Conférence donnée par Aymeric Chauprade à Funglode, Saint Domingue, le 27 novembre 2012. Texte intégral.
Comprendre la géopolitique du Moyen-Orient c’est comprendre la combinaison de multiples forces.
Nous allons voir qu’il faut faut envisager au moins la combinaison de 3 logiques :
– les forces intérieures qui s’affrontent à l’intérieur d’un même État, comme la Syrie, l’Irak ou la Libye. Des
conflits ethniques (Kurdes et Arabes), ou confessionnels anciens (chiites, sunnites, Alaouites, chrétiens…).
– les logiques d’influence des grands acteurs de puissance régionaux (l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar,
Israël, la Turquie, l’Égypte…) et la façon dont ces acteurs utilisent les logiques communautaires dans les États où ils essaient d’imposer leur influence (Liban, Syrie, Irak)
– le jeu des grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine, France, UK…) et en particulier la géopolitique du pétrole et du gaz.
À cette analyse géopolitique, il faut être capable de marier une analyse de science politique, et de comprendre en particulier ce qui se passe sur le plan des nouveaux courants idéologiques du monde arabe ou bien sur le plan
de la légitimité des régimes politiques qui tremblent.
Par ailleurs il ne faut surtout pas avoir l’idée que les dynamiques qui secouent le Moyen-Orient sont très récentes. Il n’y a jamais eu de stabilité au Moyen-Orient dans les frontières que nous connaissons aujourd’hui. Si les Anciens parlaient à propos des colonisations et protectorats de pacification ce n’est pas pour rien. Seules les structures impériales, que ce soit l’Empire ottoman ou les Empires occidentaux, ou même dans une certaine mesure la Guerre froide entre l’Ouest et l’Est, ont en réalité gelé momentanément les affrontements claniques, tribaux, ethniques et confessionnels du Sahara jusqu’aux déserts d’Arabie en passant par le Croissant Fertile.
En réalité, il y a là une constante à peu près universelle. Là de véritables États-nation homogènes n’ont pu se former, la guerre civile est devenu une sorte d’état instable permanent.
Pour comprendre ce qui se passe en Syrie et les perspectives, je vais commencer par inscrire notre réflexion dans une trame globale.
Les États-Unis et leurs alliés sont sortis vainqueurs de l’affrontement bipolaire en 1990 et l’effondrement de l’URSS a rendu possible, à la fois l’extension de la mondialisation libérale à de nombreux pays du monde, et des transformations géopolitiques majeures comme la réunification de l’Allemagne et l’explosion de laYougoslavie.
Les États-Unis ont tenté alors, portés par cette dynamique, d’accélérer le plus possible ce phénomène etd’imposer l’unipolarité, c’est-à-dire un monde centré sur leur domination géopolitique, économique, culturelle(softpower).
Ils se sont appuyés sur le droit d’ingérence face aux purifications ethniques ou aux dictatures, comme sur la lutte contre l’islamisme radical (depuis le 11 septembre 2001 en particulier) pour accélérer leur projection géopolitique mondiale.
Mais c’était sans compter sur une logique contradictoire : la logique multipolaire qui a été d’une certaine manière l’effet boomerang de l’expansion capitalistique soutenue par les Américains après la chute de l’URSS.
Dopées par la croissance, ce que les Américains voyaient comme des marchés émergents, sont devenues des nations émergentes, soucieuses de compter de nouveau dans l’histoire, de restaurer leur puissance et dereprendre le contrôle de leurs ressources énergétiques ou minières. De la Russie à la Chine, en passant par l’Inde, le Brésil, la Turquie, jusqu’au Qatar, partout des États nation forts de leur cohésion identitaire et de leurs aspirations géopolitiques, s’emploient à jouer un rôle géopolitique croissant.
Washington a compris très tôt que la Chine marchait vers la place de première puissance mondiale et qu’elle ne se contenterait pas de la puissance économique mais s’emploierait à la devenir aussi la première puissance géopolitique. Perspective incompatible avec la projection géopolitique mondiale des États-Unis, qui dominent encore l’Europe avec l’OTAN, contrôlent l’essentiel des réserves de pétrole du Moyen-Orient et tiennent les océans grâce à leur formidable outil naval.
Dans cette compétition entre les États-Unis et la Chine, qui déjà dans le Pacifique fait penser aux années qui précédèrent l’affrontement entre les Américains et les Japonais dans la première partie du XXème siècle, le Moyen-Orient tient toute sa place.
Le Moyen-Orient représente 48,1% des réserves prouvées de pétrole en 2012 (contre 64% en 1991) et 38,4% des réserves de gaz (2012, BP Statistical Review ; contre 32,4% en 1991).
Pour les États-Unis, contrôler le Moyen-Orient, c’est contrôler largement la dépendance de l’Asie et en particulier celle de la Chine. L’AIE dans son dernier rapport prédit en effet que l’Asie absorbera 90% des exportations en provenance du Moyen-Orient, en 2035.
Comme l’Agence Internationale de l’Énergie nous l’annonçait début novembre 2012, la production de pétrole brut des États-Unis dépassera celle de l’Arabie Saoudite vers 2020, grâce au pétrole de schiste. Les États-Unis qui importent aujourd’hui 20% de leurs besoins énergétiques deviendraient presque autosuffisants d’ici 2035.
Rappelons qu’en 1911 quand le gouvernement américain morcela la gigantesque Standard Oil (de laquelle
naîtront Exxon, Mobil, Chevron, Conoco et d’autres encore), cette compagnie assumait alors 80% de la
production mondiale. Si les États-Unis redeviennent premiers producteurs mondiaux, nous ne ferons que
revenir à la situation qui prévalait au début du XXème siècle.
Entre 1945 et maintenant, l’un des grands problème des Américains a été le nationalisme pétrolier, qui du
Moyen-Orient à l’Amérique Latine, n’a cessé de grignoter son contrôle des réserves et de la production.
Il se passe donc exactement ce que j’écrivais il y a déjà presque dix ans (ce qui ne me rajeunit pas!), au moment
de la Deuxième guerre d’Irak. Les États-Unis ne cherchent pas à contrôler le Moyen-Orient pour leur propres
approvisionnements puisqu’ils s’approvisionneront de moins en moins au Moyen-Orient (aujourd’hui déjà le
continent africain pèse plus dans leurs importations), mais ils chercheront à contrôler ce Moyen-orient pour
contrôler la dépendance de leurs compétiteurs principaux, européens et asiatiques.
Si les Américains contrôlent encore le Moyen-Orient dans 20 ans (et je ne parle même pas de l’Afrique qui ne
maîtrisera certainement pas son destin et sera sans doute partagée entre des influences occidentales et chinoise),
cela signifie qu’ils auront une emprise énergétique considérable sur le monde et donc que la valeur stratégique
de pays comme la Russie, le Venezuela (premier pays du monde devant l’Arabie Saoudite en réserves prouvées
de pétrole : 17,9% contre 16,1% soit 296,5 milliards de barils de réserves sur le 1,65 trilliard du monde : BP
2012) ou le Brésil (grâce à son off-shore profond) aura alors fortement augmenté puisqu’ils seront des
réservoirs alternatifs précieux l’un pour l’Europe et l’Asie, l’autre pour l’Amérique Latine.
Je fais partie de ceux qui ne croient pas à la raréfaction du pétrole. Non seulement parce que dans les faits, et
contrairement à tous ceux qui n’ont cessé d’annoncer un peak oil qui ne s’est jamais produit, les réserves
prouvées n’ont jamais cessé d’augmenter et que les perspectives avec le off-shore profond et le pétrole de
schiste sont gigantesques, mais, au-delà, parce que je suis très convaincu par la thèse dite abiotique de l’origine
du pétrole, c’est-à-dire que le pétrole n’a pas pour origine la décomposition des dinosaures dans les fosses
sédimentaires mais qu’il est un liquide abondant qui coule sous le manteau de la terre, qu’il est fabriqué à des
températures et des pressions gigantesques à des profondeurs incroyables, et que par conséquent ce que nous
extrayons est ce qui est remonté des profondeurs de la terre par fracturation du manteau.
Nous n’avons pas le temps d’entrer dans ce débat scientifique mais selon l’explication biotique ou abiotique les
conséquences dans le domaine de la géopolitique sont radicalement différentes. Si le pétrole a une origine
biotique la question est bien celle de l’épuisement et des conséquences géopolitiques de la raréfaction puis de
l’épuisement. Si le pétrole a une origine abiotique, l’enjeu est bien le off-shore profond et toutes les techniques
de fracturation permettant de faire remonter le liquide précieux des profondeurs du manteau.
Mais revenons au pétrole du Moyen-Orient et souvenons-nous de quelques faits essentiels.
En brisant le régime de Saddam Hussein, les Américains ont tué dans l’oeuf deux logiques qu’ils combattaient
depuis toujours :
– le nationalisme pétrolier en Irak. Ils visent désormais le nationalisme pétrolier iranien.
– le risque de sortie du pétro-dollar : le fait d’accepter de se faire payer son pétrole en euro ou dans une autre
devise que le dollar : ce que Saddam Hussein avait annoncé vouloir faire en 2002 et que les Iraniens font
aujourd’hui et qui explique largement pourquoi les Américains imposent un embargo drastique sur les
hydrocarbures iraniens.
Le lien entre pétrole et dollar est l’une des composantes essentielles de la puissance du dollar. Il justifie que les
pays disposent de réserves en dollar considérables pour pouvoir payer leur pétrole, et par conséquent que le
dollar soit une monnaie de réserve principale. Par voie de conséquence, ce lien pétrole/dollar est bien ce qui
permet aux États-Unis de financer leur formidable déficit budgétaire et de se permettre une dette fédérale de
plus de 15 000 milliards de dollars. Aujourd’hui tout le monde parle des dettes et crises européennes, mais les
États-Unis sont, sur le plan de l’endettement (endettement fédéral, endettement des États, endettement des
ménages) dans une bien pire situation que les Européens. Cependant leur bouclier s’appelle “dollar” et on peut
penser qu’ils ont utilisé le talon d’Achille grec des Européens pour affaiblir l’Union européenne et fragiliser
l’euro. Imaginez que la crise de la Grèce n’ait pas éclaté, et alors vous aurez ce qui se passait avant son
éclatement : les banques centrales des émergents continueraient à accumuler de l’euro et à diminuer leur
réserves de dollars… On comprend mieux pourquoi la Grèce a été conseillée par Goldman Sachs et JP.
Morgan…
En imposant un embargo drastique sur l’Iran (9,1% des réserves prouvées selon BP 2012, soit le 3e rang
mondial ; 15,9% des réserves prouvées de gaz soit le 2ème rang derrière la Russie avec 21,4% et devant le Qatar
avec 12%) les Américains tentent aussi de briser l’un des derniers pays à vouloir contrôler son système de
production pétrolier et gazier.
Quel est donc le lien avec la Syrie ? On en parle peu, mais la Syrie joue un rôle stratégique dans les
logiques pétrolières et gazières au Moyen-Orient.
Or en 2009 et 2010, peu avant que n’éclate la guerre, la Syrie a fait des choix qui ont fortement déplu à
l’Occident.
Quelles sont les données du problème?
Depuis la fin de la Guerre froide, les États-Unis essaient de casser la dépendance de l’Union européenne au gaz
et au pétrole russe. Pour cela, ils ont favorisé des oléoducs et gazoducs qui s’alimentent aux réserves d’Asie
centrale et du Caucase mais qui évitent soigneusement de traverser l’espace d’influence russe.
Ils ont notamment encouragé le projet Nabucco, lequel part d’Asie centrale, passe par la Turquie (pour les
infrastructures de stockage) visant ainsi à rendre l’Union européenne dépendante de la Turquie (rappelons que
les Américains soutiennent ardemment l’inclusion de la Turquie dans l’UE tout simplement parce qu’ils ne
veulent pas d’une Europe-puissance), puis la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche, la Tchéquie, la
Croatie, la Slovénie et l’Italie.
Nabucco a clairement été lancé pour concurrencer deux projets russes qui fonctionnent aujourd’hui :
– Northstream qui relie directement la Russie à l’Allemagne sans passer par l’Ukraine et la Biélorussie.
– Southstream qui relie la Russie à l’Europe du Sud (Italie, Grèce) et à l’Europe centrale (Autriche-Hongrie).
Mais Nabucco manque d’approvisionnements et pour concurrencer les projets russes, il lui faudrait pouvoir
accéder :
1/ au gaz iranien qui rejoindrait le point de groupage de Erzurum en Turquie
2/ au gaz de la Méditerranée orientale : Syrie, Liban, Israël.
À propos du gaz de la Méditerranée orientale, il est essentiel de savoir que depuis 2009 des
bouleversements considérables se sont produits dans la région.
Des découvertes spectaculaires de gaz et de pétrole ont eu lieu en Méditerranée orientale, dans le bassin du
Levant d’une part, en mer Égée d’autre part.
Ces découvertes exacerbent fortement les contentieux entre Turquie, Grèce, Chypre, Israël, Liban et Syrie.
En 2009, la compagnie américaine Noble Energy, partenaire d’Israël pour la prospection, a découvert le
gisement de Tamar à 80 km d’Haïfa. C’était la plus grande découverte mondiale de gaz de 2009 (283 milliards
de m3 de gaz naturel) et en 2009 donc, le statut énergétique d’Israël a radicalement changé, passant d’une
situation presque critique (plus que 3 ans de réserves et une très forte dépendance vis-à-vis de l’Égypte) à des
perspectives excellentes. Puis en octobre 2010, une découverte encore plus considérable a brutalement donné à
Israël plus de 100 ans d’autosuffisance en matière gazière! Israël a trouvé un méga-gisement offshore de gaz
naturel qu’il estime être dans sa ZEE : le gisement Léviathan.
Léviathan est situé à 135 km à l’ouest du port d’Haïfa, on le fore à 5000 m de profondeur, avec 3 compagnies
israéliennes plus cette fameuse compagnie américaine, Noble Energy. Ses réserves sont estimées à 450
milliards de m3 (pour avoir un ordre de grandeur, les réserves mondiales prouvées de gaz en 2011 sont de 208,4
trilliards de m3, soit 208 400 milliards de m3 et un pays comme la Russie possède 44,6 trilliards). Quoiqu’il en
soit, en 2010, Léviathan fut la plus importante découverte de gaz en eau profonde de ces 10 dernières années.
Je ne donne pas de détail ici sur les découvertes faites parallèlement en mer Égée, mais elles sont considérables
et je vous demande simplement de garder en tête que la Grèce est désormais un pays extrêmement potentiel sur
le plan gazier ce qui participe peut-être aussi du déclenchement d’une crise européenne qui aboutira bientôt… à
la privatisation totale du système énergétique grec…
Voici ce que le US Geological Survey estime à propos de la Méditerranée orientale (formée en l’espère de de 3
bassins : bassin égéen au large des côtes grecques, turques et chypriotes ; bassin du Levant au large des côtes
du Liban, d’Israël et de Syrie ; bassin du Nil au large des côtes égyptiennes).
“Les ressources pétrolières et gazières du bassin du Levant sont estimées à 1,68 milliards de barils de pétrole et
3450 milliards de m3 de gaz” “les ressources non découvertes de pétrole et gaz de la province du bassin du Nil
sont estimées à environ 1,76 milliards de barils de pétrole et 6850 milliards de m3 de gaz naturel”.
L’USGS estime que le bassin de Sibérie occidentale (le plus grand bassin de gaz connu) recèle 18 200 milliards
de m3 de gaz. En clair, s’agissant du seul gaz, le bassin du Levant c’est plus de la moitié du bassin de
Sibérie occidentale.
Bien évidemment ces découvertes ont attisé les rivalités entre États voisins. Israël et le Liban revendiquent
chacun la souveraineté sur ces réserves et l’un des différends profonds entre le président Obama et Benjamin
Netanyahu est que les États-Unis, en juillet 2011, ont appuyé la position libanaise contre Israël (car Beyrouth
estime que le gisement s’étend aussi sous ses eaux territoriales). Il semblerait que la position américaine vise
d’une part à entretenir la division pour jouer un rôle de médiation, d’autre part à empêcher Israël de devenir un
acteur autosuffisant.
Or notre Syrie se trouve au coeur de ces problématiques !
D’abord concernant Nabucco.
En novembre 2010, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont demandé à Bachar el Assad de pouvoir ouvrir des
oléoducs et gazoducs d’exportation vers la Méditerranée orientale. Ces oléoducs leur permettrait en effet de
desserrer la contrainte du transport maritime via le détroit d’Ormuz puis le Canal de Suez et d’envoyer plus de
gaz vers l’Europe (notamment le Qatar, géant gazier du Moyen-Orient). La Syrie a refusé, avec le soutien
marqué de la Russie qui voit dans ces plans la volonté américaine, française, saoudienne et qatarie de
diminuer la dépendance européenne au gaz russe.
On comprend donc la compétition qui se joue entre, d’une part les Occidentaux, la Turquie et les monarchies
du Golfe, d’autre part, la Russie, l’Iran et la Syrie, auxquels s’est ajouté l’Irak dirigé par le chiite Maliki et
qui s’est fortement rapproché de Téhéran et Damas au détriment des Américains.
En février 2011 les premiers troubles éclataient en Syrie, troubles qui n’ont cessé de s’amplifier avec
l’ingérence, d’une part de combattants islamistes financés par le Qatar et l’Arabie Saoudite, d’autre part de
l’action secrète des Occidentaux (Américains, Britanniques et Français).
Le 25 juillet 2011, l’Iran a signé des accords concernant le transport de son gaz via la Syrie et l’Irak. Cet accord
fait de la Syrie le principal centre de stockage et de production, en liaison avec le Liban et l’idée de Téhéran est
de desserrer ainsi la contrainte de l’embargo. Gelé par la guerre, le chantier aurait étrangement repris le 19
novembre 2012, après l’élection d’Obama donc et la reprise de négociations secrètes entre les États-Unis et
l’Iran.
Du fait même de sa position centrale entre les gisements de production de l’Est (Irak, monarchies pétrolières) et
la Méditerranée orientale, via le port de Tartous, qui ouvre la voie des exportations vers l’Europe, la Syrie est
un enjeu stratégique de premier plan.
Ajoutons à cela la question de l’évacuation du pétrole kurde.
Il existe un oléoduc qui aujourd’hui achemine le pétrole de Kirkuk (Kurdistan irakien) à travers l’Irak puis la
Jordanie et enfin Israël. Mais Israël pourrait aussi voir réhabilité l’ancien oléoduc Mossoul Haïfa (que les
Britanniques utilisèrent de 1935 à 1948).
Ajoutons à cela que la Syrie dispose de réserves dans son sol et probablement en off-shore. Le 16 août 2011, le
ministère syrien du pétrole a annoncé la découverte d’un gisement de gaz à Qara, près de Homs, avec une
capacité de production de 400 000 m3/j. S’agissant du off-shore, nous avons parlé tout à l’heure des estimations
de l’USGS concernant le bassin du Levant, il faut ajouter cette prédiction du Washington Institute for Near East
Policy qui pense que la Syrie disposerait des réserves de gaz les plus importantes de tout le bassin
méditerranéen oriental, bien supérieures encore à celle d’Israël. Vous voyez là encore, mon leitmotiv et ce que
j’ai souvent dit ici : l’avenir c’est le off-shore profond et cela va donner à la mer une dimension
géopolitique considérable. Délaisser la mer et son espace maritime est donc, pour n’importe quel pays du
monde, une erreur stratégique tragique.
Il est évident donc que si un changement politique favorable aux Occidentaux, aux Turcs, Saoudiens et Qataris
intervenait en Syrie, et que celle-ci se coupait de la Russie (les navires de guerre russes mouillent dans le port
stratégique de Tartous, un port qui peut bien sûr accueillir des tankers approvisionnés à partir des oléoducs qui
y arriveraient), alors toute la géopolitique pétrolière et gazière de la région serait bouleversée à leur avantage.
N’oublions pas l’Égypte, exportatrice de gaz naturel, et qui elle aussi aimerait voir son gaz raccordé à la
Turquie via la Syrie.
Cette simple donnée pétrolière et gazière doit nous faire comprendre la raison pour laquelle la Syrie est
attaquée par les Turcs, les Occidentaux et les monarchies du Golfe, et inversement pourquoi elle n’est
lâchée ni par les Russes, ni par les Iraniens, ni par les Irakiens.
Il nous faut maintenant comprendre les dynamiques géopolitiques internes de la Syrie.
La Syrie c’est un peu plus de 20 millions d’habitants : 80% d’Arabes sunnites, 10% d’Alaouites une forme
d’islam rattachée au chiisme, mais pas celui d’Iran) et 10% de chrétiens.
Bachar el-Assad a à ses côtés 2 millions d’Alaouites encore plus résolus que lui à se battre pour leur survie et
plusieurs millions de minoritaires qui ne veulent pas d’une mainmise sunnite sur le pouvoir.
Il faut comprendre qui sont ces Alaouites. Il s’agit d’une communauté issue, au Xème siècle, aux frontières de
l’Empire arabe et de l’Empire byzantin, d’une lointaine scission du chiisme, et qui pratique un syncrétisme
comprenant des éléments de chiisme, de panthéisme hellénistique, de mazdéisme persan et de christianisme
byzantin. Il est très important pour notre analyse de savoir que les Alaouites sont considérés par l’islam sunnite
comme les pires des hérétiques. Au XIVème siècle, le jurisconsulte salafiste Ibn Taymiyya, ancêtre du
wahhabisme actuel et référence de poids pour les islamistes du monde entier, a émis une fatwa demandant leur
persécution systématique et leur génocide.
Cette fatwa est toujours d’actualité chez les salafistes, les wahhabites et les Frères musulmans, c’est-à-dire tous
ceux que le pouvoir alaouite affronte en ce moment !
Avant le coup d’État d’Hafez el-Assad en 1970, les Alaouites n’ont connu que la persécution de la part de
l’islam dominant, le sunnisme.
Il faut quand même savoir que jusqu’en 1970, les bourgeois sunnites achetaient encore, par contrat notarié, de
jeunes esclaves alaouites.
Les choses se sont arrangées avec l’installation de l’idéologie nationaliste baathiste en 1963, laquelle fait primer
l’arabité sur toute autre considération, et surtout de 1970.
En résumé, la guerre d’aujourd’hui n’est que le nouvel épisode sanglant de la guerre des partisans d’Ibn
Taymiyya contre les hérétiques alaouites, une guerre qui dure depuis le XIVème siècle ! Cette fatwa est à
mon avis la source d’un nouveau génocide potentiel (semblable à celui du Rwanda) si le régime vient à tomber.
Voilà une donnée essentielle que les Occidentaux font mine pourtant d’ignorer.
Pourchassés et persécutés durant des siècles, les Alaouites ont dû se réfugier dans les montagnes côtières arides
entre le Liban et l’actuelle Turquie tout en donnant à leur croyance un côté hermétique et ésotérique,
s’autorisant même le mensonge et la dissimulation (la fameuse Taqqiya) pour échapper à leurs tortionnaires.
Mais alors vous vous demandez, comment ces Alaouites ont-ils fait pour arriver au pouvoir?
Soumise aux occupations militaires étrangères depuis des siècles, la bourgeoisie sunnite de Syrie (un processus
similaire s’est produit au Liban) a commis l’erreur habituelle des riches au moment de l’indépendance du pays,
en 1943. Le métier des armes à été relégué aux pauvres et non aux fils de “bonne famille”. L’armée a donc été
constituée par des minorités : une majorité d’Alaouites mais aussi des chrétiens, Ismaéliens, Druzes, Chiites.
Hafez el-Assad venait de l’une de ces familles modestes de la communauté alaouite. Il est d’abord devenu chef
de l’armée de l’air puis ministre de la défense avant de s’emparer du pouvoir par la force afin de donner à sa
communauté sa revanche sur l’Histoire (avec ses alliés Druzes et chrétiens).
Vous comprenez donc tout de suite que le régime, soutenu par 2 millions d’Alaouites, sans doute 2 à 3 millions
d’autres minorités, mais aussi une partie de la bourgeoisie sunnite notamment de Damas, dont les intérêts
économiques sont désormais très liés à la dictature, n’a pas d’autre choix que de lutter à mort.
Quand je dis lutter à mort, je parle du régime que je distingue de Bachar el-Assad. Le régime est plus puissant
que Bachar et peut s’en débarrasser s’il estime qu’il en va de sa survie. Mais s’en débarrasser éventuellement ne
signifie pas mettre une démocratie qui aboutirait inéluctablement (mathématiquement) au triomphe des
islamistes, comme en Tunisie, en Libye, en Égypte, au Yémen…
Les Chrétiens de Syrie ont vu ce qui s’est passé pour les Chrétiens d’Irak après la chute de Saddam Hussein. Ils
voient ce qui se passe en Égypte pour les Coptes, après la victoire des islamistes. Les Druzes savent aussi qu’ils
sont, comme les Alaouites, considérés comme des hérétiques à détruire par les combattants salafistes et les
Frères musulmans.
Il est absolument illusoire de penser, comme on le pense en Occident, que les Alaouites accepteront des
réformes démocratiques qui amèneraient mécaniquement les salafistes au pouvoir.
Je le répète : l’erreur consiste à penser que le pays est entré en guerre civile en 2011. Il l’était déjà en 1980
quand un commando de Frères musulmans s’est introduit dans l’école des cadets de l’armée de l’air d’Alep, a
mis de côté des élèves officiers sunnites et des alaouites et a massacré 80 cadets alaouites en application de la
fatwa d’Ibn Taymiyya. Les Frères musulmans l’ont payé cher en 1982 à Hama, fief de la confrérie, que l’oncle
de l’actuel président a rasée en y faisant peut-être 20 000 morts. Les violences intercommunautaires n’ont en
réalité jamais cessé mais cela n’intéressait pas l’Occident car il n’y avait à ce moment aucun agenda
pétrolier et gazier concernant la Syrie, ni aucun agenda contre l’Iran.
On dit que le régime est brutal et il est évidemment d’une brutalité incroyable, mais ce n’est pas le régime en
soi qui est brutal. La Syrie est passée de l’occupation ottomane et ses méthodes d’écorchage vif, au mandat
français de 1920 à 1943, aux anciens nazis réfugiés à partir de 1945 qui sont devenus des conseillers
techniques, et ensuite aux conseillers du KGB. C’est évident qu’il n’y a rien à attendre de ce régime en matière
de droits de l’homme, de réformes démocratiques… Mais il n’y a rien à attendre non plus des rebelles
islamistes qui veulent prendre le pouvoir, et qui disposent d’une fatwa fondamentale pour organiser un véritable
génocide des Alaouites. Et d’ailleurs attend-on quelque chose de l’Arabie Saoudite en matière de droits de
l’Homme ?
Nous avons un vrai problème de traitement de l’information à propos de la Syrie, comme nous l’avions hier
s’agissant de l’Irak, de la Yougoslavie, de la Libye. Une fois de plus le manichéisme médiatique occidental est
à l’oeuvre, la machine à fabriquer les Bons et les Méchants, en réalité en fonction surtout des intérêts
occidentaux. La source unique, je dis bien unique, des médias occidentaux est l’OSDH (Observatoire syrien des
Droits de l’Homme) lequel donne par exemple à l’Agence France Presse l’état de la situation en Syrie, le
nombre de morts, de blessés, les exactions etc…
Or qu’est-ce que l’OSDH ? Il s’agit d’une émanation des Frères musulmans qui est dirigée par des militants
islamistes et dont le fondateur, Ryadh el-Maleh, a été condamné pour violences. Basé à Londres depuis la fin
des années 1980, il est sous la protection des services britanniques et américains et reçoit des fonds du Qatar et
de l’Arabie Saoudite.
Outre l’OSDH comme référence médiatique, la référence politique des médias occidentaux c’est le Conseil
National Syrien, créé en 2011, à Istanbul, sur le modèle du CNT libyen et à l’initiative du parti islamiste turc,
l’AKP.
Financé par le Qatar, le CNS a été coulé dans sa forme initiale à la conférence de Doha, début novembre 2012
par Washington. Les États-Unis considéraient en effet depuis des mois qu’il n’était pas assez représentatif et
ont suscité à la place la Coalition nationale des Forces de l’opposition et de la révolution. La réalité est que
les Américains trouvaient que la France avait trop d’influence sur ce Conseil où elle avait placé l’opposant
syrien sunnite Burhan Ghalioun, professeur de sociologie à la Sorbonne. On retrouve là une compétition francoaméricaine
semblable à celle qui s’était produite en Libye, où petit à petit l’influence française sur les rebelles
anti-Kadhafi a été annulée par l’action souterraine des Américains. Il faut dire que si la France compte sur des
professeurs de sociologie pour défendre ses intérêts au Moyen-Orient, elle s’expose à bien des déconvenues…
À la manoeuvre en coulisse, le redoutable et très intelligent ambassadeur américain Robert S. Ford, considéré
comme le principal spécialiste du Moyen-Orient au département d’État ; il fut l’assistant de John Negroponte de
2004 à 2006 en Irak où il appliqua la même méthode qu’au Honduras : l’usage intensif d’escadrons de la mort.
Peu avant les évènements de Syrie, il fut nommé par Obama ambassadeur à Damas et prit ses fonctions malgré
l’opposition du Sénat.
Cet ambassadeur a fait mettre à la tête de la Coalition nationale des Forces de l’opposition et de la
révolution une personne dont la presse ne parle pas : le cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib.
Son parcours est intéressant et vous allez assez vite comprendre pour quelle raison je m’y attarde.
Il est un ingénieur en géophysique qui a travaillé 6 ans pour la al-Furat Petroleum Company (1985-1991), une
joint-venture entre la compagnie nationale syrienne et des compagnies étrangères, dont l’anglo-hollandaise
Shell. En 1992, il hérite de son père la prestigieuse charge de prêcheur de la Mosquée des Ommeyyades à
Damas. Il est rapidement relevé de ses fonctions par le régime baathiste et interdit de prêche dans toute la Syrie.
Pourquoi ? Parce qu’à l’époque la Syrie soutient l’opération américaine Tempête du Désert pour libérer le
Koweït et le cheikh, lui, y est opposé pour les mêmes motifs religieux qu’Oussama Ben Laden : il ne veut pas
de présence occidentale sur la terre d’Arabie. Ce sheikh se fixe ensuite au Qatar puis, en 2003-2004, revient en
Syrie comme lobbyiste du groupe Shell. Il revient à nouveau en Syrie début 2012 où il enflamme le quartier de
Douma (banlieue de Damas). Arrêté puis amnistié il quitte le pays en juillet et s’installe au Caire.
Sa famille est bien de tradition soufie, donc normalement modérée, mais contrairement à ce que dit l’AFP, il est
membre de la confrérie des Frères musulmans et l’a montré lors de son discours d’investiture à Doha. Bref,
comme Hamid Karzai en Afghanistan, les Américains nous ont sorti de leur chapeau un lobbyiste pétrolier !
Maintenant que nous avons donné des éléments d’analyse sur les forces internes à la Syrie, regardons le jeu des
forces régionales externes.
Je l’ai dit, la crise syrienne a éclaté à cause de l’ingérence saoudienne et qatarie (soutenue par les ingérences
française, britannique et américaine). L’Arabie Saoudite et le Qatar, avec chacun leurs clientèles, défendent
un projet islamiste sunnite pour le Moyen-Orient. De la Libye jusqu’à la Tunisie et l’Égypte, ils ont
soutenu le printemps arabe, l’ont peut-être même dire suscité, amenant au pouvoir les Frères musulmans et
les salafistes, eux-mêmes en concurrence pour l’établissement d’une société arabe islamique réunifiée dans un
seul et même État islamique. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la symétrie étrange entre les
Révolutions colorées soutenues par les Américains dans la périphérie de la Russie au début des années
2000, et les révolutions arabes soutenues par le Qatar, l’Arabie Saoudite et sans doute aussi discrètement
Washington, au début des années 2010.
En revanche, Ryad et Doha ont bloqué l’éclosion d’un printemps chiite à Bahreïn, et sont intervenus
militairement pour sauver la monarchie sunnite bahreïnie confrontée au soulèvement chiite (rappelons que les
chiites représentent 70% de la population de Bahraïn, et n’ont rien de négligeable au Koweït ou aux Émirats).
Ce fut, en 2011, la deuxième fois après la guerre du Koweït que l’accord mutuel de protection du Conseil de
Coopération du Golfe, dit Bouclier du désert, fut mis en action.
Le printemps arabe, dont certains soulignent, à juste titre, qu’il s’est en fait transformé en hiver islamiste, a
profité aussi fortement aux pays sunnites du Golfe sur le plan économique. Après la crise de 2008 qui avait
notamment touché les Émirats Arabes unis, les monarchies sunnites du Golfe ont vu affluer les fortunes
amassées sous les dictatures tunisienne, libyenne, égyptienne. Cet argent amassé sous les régimes effondrés ou
en voie d’effondrement ne peut plus aller en Europe, ni même en Suisse, car les règles bancaires (compliance)
ne le permettent vraiment plus. Il va donc à Dubaï essentiellement.
Par ailleurs, la chute des exportations de pétrole et de gaz libyen, due à la guerre de 2011 en Libye, a été
compensée par une hausse sensible de la production et des exportations de l’Arabie Saoudite, du Qatar, des
Émirats Arabes Unis, ce qui a dopé l’économie de ces pays en 2011 et 2012.
Face au jeu sunnite des monarchies du Golfe, l’Irak dominé par les chiites, l’Iran bien sûr et la Syrie, ont formé
un axe que l’on peut qualifier de chiite puisque les Alaouites sont une branche particulière du chiisme et qui
essaie de résister à la terrible alliance Occident/Turquie/monarchies sunnites du Golfe.
Dans ce jeu complexe, se pose alors la question du jeu d’Israël. Paradoxalement, c’est peut-être le moins simple
et l’erreur consisterait à vouloir attribuer à Israël, par facilité, “la main cachée qui dirige”.
Israël, en effet, a longtemps eu comme ennemi principal le nationalisme arabe. L’idéologie baathiste a
combattu l’existence d’Israël et soutenu le droit des Palestiniens à récupérer leur terre. Le projet d’un monde
arabe unifié, développé et modernisé économiquement grâce aux ressources pétrolières, et avançant vers l’arme
atomique (Irak) a longtemps été le cauchemar prioritaire de Tel Aviv.
Mais le nassérisme est mort, puis le baathisme irakien après lui. Reste aujourd’hui le baathisme syrien, mais il
est affaibli, et le rêve de Grande Syrie nourri par Damas est contradictoire depuis bien longtemps avec le
nationalisme palestinien.
Le problème principal d’Israël maintenant, ce sont ces Frères musulmans qui triomphent partout. Ils ont
commencé à s’installer via le Hamas à Gaza (en concurrence avec l’OLP qui tient la Cisjordanie et cette
division chez les Palestiniens est conforme aux intérêts israéliens) ; ils sont au pouvoir en Turquie alors que
l’armée turque a longtemps été un allié fiable d’Israël ; maintenant l’AKP constitue un problème pour les
Israéliens (souvenez-vous de l’affaire de la flotte de Gaza) ; les Frères musulmans sont aussi au pouvoir en
Égypte depuis la chute de Moubarak (Égypte avec laquelle, depuis 1978, les Israéliens ont un accord de paix),
ils sont forts en Jordanie (accord de paix depuis 1995), ils sont en Tunisie, en Libye, ils sont majoritaires en
Syrie et essaient de prendre le pouvoir… Bref Israël assiste à une marée montante de Frères musulmans et de
salafistes qui envahit tout le Moyen-Orient et menace ses portes, et ces gens-là ne sont pas particulièrement
favorables à la reconnaissance du droit d’Israël à vivre en paix. Leur projet d’État islamique unifié regarde
Israël comme les États latins croisés du Moyen-âge.
Il est donc loin d’être certain que la politique américaine de soutien aux islamistes fasse l’unanimité chez les
Israéliens. Ceux-ci se sentent de plus en plus seuls. Cette politique pro-islamique de l’Occident pourrait même pousser Israël à trouver des parrains plus fiables que les Américains, la Russie, la Chine ou l’Inde (qui coopère déjà militairement fortement avec Israël face au Pakistan)…
Israël se prépare sans doute, dans un Moyen-Orient où les États d’aujourd’hui cèderaient de plus en plus la place à des États ou régions autonomes homogènes sur le plan confessionnel (sunnites, chiites, Alaouites…) ou ethniques (Kurdes face aux Arabes), à de nouvelles alliances afin de contrer le danger islamiste sunnite.
On ne peut pas exclure ainsi un retournement de l’histoire où Israël serait à nouveau proche de l’Iran, s’entendrait avec un Irak dominé par les chiites, ce qui lui permettrait d’éteindre le problème du Hezbollah
libanais, soutiendrait un petit réduit alaouite en Syrie, un État kurde également… N’oublions pas en effet que le
problème principal qui détermine tout pour les Israéliens c’est le problème palestinien. Si les Palestiniens du Hamas se mettent dans les bras du Qatar et de l’Arabie Saoudite (rappelons la visite historique du l’émir du Qatar début novembre à Gaza), alors l’hypothèse de l’alliance chiite n’est pas à exclure.
Comme je l’ai dit, une donnée essentielle est que sur le plan énergétique Israël dispose de l’autosuffisance pour le gaz, et que sur le plan pétrolier rien n’empêche demain, si retournement stratégique il y avait, que le pétrole vienne du Kurdistan irakien ou des chiites d’Irak ou d’Iran.
Le nucléaire iranien dans tout cela ? La réponse à la perspective du nucléaire iranien est-elle à votre avis dans
une guerre suicidaire contre l’Iran ou dans une entente avec un futur Iran nucléaire contre l’islam sunnite ? La
réponse me semble être dans la question.
Je crois personnellement que la relation États-Unis/Israël va se distendre tout simplement parce que les Américains sont de moins en moins gouvernés par des WASP (White anglo-saxons protestants) qui pour beaucoup étaient convaincus de la dimension sacrée d’Israël (chrétiens sionistes) et que pour des raisons identitaires (changement ethnique de la population des États-Unis) ce phénomène est quasi-irréversible.
Je crois que le même problème se pose en Europe. Le changement de population en Europe de l’ouest, l’islamisation d’une partie de la population disons les choses, va contribuer à installer durablement des gouvernements de gauche ou socio-démocrates qui seront de moins en moins favorables à Israël et de plus en plus tenus par des minorités musulmanes agissantes. Un indicateur de cette tendance de fond est que la plupart des extrêmes droites européennes qui avaient une tradition antisémite deviennent au contraire anti-musulmanes et proisraéliennes.
En conclusion, essayons de tracer quelques perspectives, même s’il est très difficile de prédire l’avenir au
Moyen-Orient.
Premièrement, même s’il a en face de lui une majorité de sa population, je pense que le régime syrien peut
tenir longtemps car il n’est pas isolé. Deuxièmement, sa cohésion interne est forte pour les raisons que
j’évoquais (une guerre de survie pour les minorités confessionnelles au pouvoir) ; troisièmement, le soutien de
la Russie est ferme. Et le régime enfin n’est pas enclavé puisqu’il est lié à ses voisins irakien et iranien qui le
soutiennent.
Donc la situation actuelle peut perdurer, le conflit pourrir. 37 000 morts selon l’ODSH (source rébellion) au 10
novembre 2012 et 400 000 réfugiés syriens (Turquie, Liban, Jordanie, Irak) ? Certes c’est énorme, mais
nombreuses aussi sont les guerres civiles qui ont dépassé les 100 000 morts et qui se sont traduites par le retour
aux équilibres initiaux. Ce n’est pas le nombre de morts ou même la majorité qui déterminent l’issue : ce sont
les rapports de force réels, internes, régionaux et mondiaux.
Si le régime venait cependant à s’effondrer, je n’envisage pas une seconde que les minorités puissent accepter
de rester dans le cadre national actuel sans l’obtention de garanties occidentales extrêmement fortes quant à leur sécurité physique. Et même avec ces garanties j’en doute. Elles signeraient leur arrêt de mort d’autant qu’étrangement les Français et les Américains qui soutiennent et arment la rébellion n’ont demandé aucun engagement “anti-génocidaire” après la chute éventuelle de Bachar. On peut imaginer alors l’Iran et l’Irak soit
accueillir ces minorités, soit favoriser, avec l’appui de la Russie, la formation d’un réduit alaouite avec notamment un couloir stratégique jusqu’à Tartous. Mais le problème resterait entier car ce que veulent les Occidentaux c’est l’accès syrien à la Méditerranée et le transit pétrolier et gazier par le territoire de la Syrie.
Mais au risque de vous surprendre, je pense que la baisse de la médiatisation par l’Occident du conflit syrien est le symptôme d’une réalité : l’Occident est en train de perdre la guerre en Syrie. Il peut soutenir le terrorisme à Damas et contre les forces de sécurité, lesquelles opposent une répression cruelle, mais il ne dispose pas de la capacité d’abattre l’appareil sécuritaire syrien. L’armée syrienne dispose de la maîtrise de l’espace aérien et ce n’est pas demain la veille que la France et les États-Unis prendront la responsabilité d’une guerre mondiale avec la Russie. Donc je crois que le régime va tenir.
On est arrivé à la situation étrange où la France doit régler le problème d’Al Qaïda au Mali et soutient indirectement Al-Qaïda en Syrie. Le monde est décidément fou.
Une fois de plus, tout ramène à la question iranienne. L’Iran est la clé du futur Moyen-Orient. Si l’Iran revient à son alliance stratégique avec les États-Unis d’avant la Révolution chiite islamique de 1979, alors on peut penser que les États-Unis et Israël s’appuieront sur le chiisme pour faire contrepoids à un islam sunnite globalement hostile à l’Occident. Mais une autre hypothèse est possible : que les États-Unis, la France (n’oublions pas que les priorités de Paris sont aujourd’hui Doha et Ryad) et la Grande-Bretagne, proches de la Turquie (membre de l’OTAN) restent fortement alliées aux monarchies sunnites et entretiennent de bonnes relations avec les républiques dominées par les Frères musulmans (Tunisie, Égypte, mais quid de l’Algérie demain ?) et alors on ne peut pas exclure qu’Israël se découple de l’Occident pour se rapprocher d’un axe Russie/monde chiite hostile à la Turquie et aux monarchies pétrolières.
Reste en suspens aussi l’éternelle question kurde avec le jeu de la Turquie.
Enfin il ne faudrait pas oublier les inquiétantes évolutions dans certains pays d’Europe de l’Ouest comme la France, le Royaume-Uni, la Belgique, pays ou des minorités musulmanes sunnites de plus en plus structurées sur le plan identitaire, de plus en plus revendicatives sur le plan de l’islam, de plus en plus financées par les monarchies sunnites (voir les investissements du Qatar en France), vont sans doute jouer un rôle croissant dans la définition des politiques étrangères de ces pays. Comme vous le savez, en matière de politique étrangère (on l’a vu longtemps s’agissant du lobby juif aux États-Unis), ce ne sont pas les majorités dormantes qui pèsent sur la décision, ce sont au contraire les minorités agissantes organisées. Or dans l’Ouest de l’Europe, ce que l’on a longtemps appelé le lobby juif est de plus en plus faible, concurrencé par le poids du lobby pro-musulman ou pro-arabe dans les partis de gauche notamment.
Une chose finalement est certaine : avant que nous n’aboutissions à de nouveaux équilibres au Moyen-Orient, le chemin sera pavé de nombreuses souffrances…
Aymeric Chauprade
Photo : port de Tartous, Syrie. Crédit : Taras Kalapun via Flickr (cc)