Pourquoi al-Qaïda (al-Nosra syrien), et non l’État islamique, gagnera la guerre à plus long terme
septembre 1, 2016
Par Mohamed Okda le 31 août 2016
Crises Droit international Etats-Unis Hégémonie Ingérence Irak Syrie
Alors que l’État islamique pourrait finir par être vaincu en Syrie et en Irak, nous serons bientôt confrontés à un al-Qaïda mieux armé, mieux financé et plus meurtrier
Après que le Front al-Nosra a annoncé le mois dernier sa scission avec al-Qaïda, se renommant « Jabhat Fatah al-Cham » (« Front Fatah al-Cham » ou « Front de la Conquête du Levant »), certains analystes ont estimé qu’al-Qaïda s’affaiblissait à la fois en Syrie et dans le monde.
D’autres observateurs ont considéré la scission comme une stratégie à long terme susceptible de renforcer al-Qaïda. Je penche personnellement pour le second point de vue et voici pourquoi.
Les raisons de la scission avec al-Qaïda
Le Front al-Nosra débat de cette scission avec al-Qaïda depuis plus de deux ans. Parfois, cette discussion a été soulevée à la demande de ses alliés locaux au sein de Jaysh al-Fatah (« Armée de la conquête »), comme Ahrar al-Sham.
Mais cette question a également été soulevée à la demande de donateurs privés, gênés à l’idée d’envoyer des fonds directement au groupe, ainsi que des pays soutenant l’opposition syrienne, comme le Qatar, qui ne veulent pas donner l’impression d’aider une organisation classée terroriste.
Le Front al-Nosra a pris la décision de se séparer d’al-Qaïda à ce moment précis pour deux raisons : d’une part, l’organisation se sent menacée par un accord entre Washington et Moscou sur la Syrie ; d’autre part, suite aux frappes aériennes américaines et russes lancées en avril en Syrie, elle a perdu Abou Firas al-Souri, numéro deux et porte-parole de l’organisation, et membre éminent du groupe égyptien Gamaa al-Islamiya de Rifai Taha, perçu comme étant proche d’al-Qaïda.
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Des combattants de l’ancien Front al-Nosra conduisent un char au sud d’Alep (Omar Haj Kaddour/AFP)
En outre, le Front al-Nosra a essayé d’obtenir une base populaire au niveau local en Syrie à travers son implication dans des questions locales telles que les tribunaux de la charia et les administrations municipales. Toutefois, ses résultats mitigés ont menacé d’aliéner la population locale et de nuire à l’emprise du Front al-Nosra dans la région. Plus tôt cette année, des protestations contre le Front al-Nosra ont éclaté dans la province d’Idlib pour exiger la libération des prisonniers de l’Armée syrienne libre capturés par le groupe.
Al-Qaïda et le Front al-Nosra ont tous deux pris cette position pour protéger leur position en Syrie, mais aussi pour récolter des fonds et des armes. La décision semble avoir porté ses fruits : le nouvel assaut mené par le Front Fatah al-Cham pour briser le siège d’Alep semble fonctionner, malgré le soutien total apporté par les Russes aux forces du régime dans la ville.
Au cours des semaines qui ont précédé l’annonce du Front al-Nosra, il est devenu évident que la population locale en Syrie et au-delà, en dépit des appels à l’intervention, ne pouvait compter sur un soutien des pays occidentaux.
Les seuls groupes sur lesquels elle pouvait compter pour briser le blocus du gouvernement syrien – soutenu par la Russie, l’Iran, le Hezbollah et d’autres milices chiites – étaient les groupes djihadistes, le Front Fatah al-Cham en tête, et des individus liés à al-Qaïda sur le plan idéologique, comme le cheikh Abdullah al-Mohaisany, un riche prédicateur saoudien bien connu en Syrie, qui a été filmé en train d’entrer en conquérant dans une zone assiégée d’Alep. Récemment, il a annoncé qu’il allait prêter allégeance à certaines factions et encourager les autres rebelles à faire défection, très probablement pour le Front Fatah al-Cham.
Tout cela donnera au Front Fatah al-Cham et à al-Qaïda l’image qu’ils désirent […] pour défendre l’islam et les musulmans lors de moments de peur
Mardi dernier, il a annoncé une initiative d’unification, sous la bannière « Une année unificatrice », et a commencé à humilier tous les groupes rebelles – issus de l’Armée syrienne libre ou des rebelles islamistes – qui résistaient à l’unité. De nombreux groupes rebelles sont aujourd’hui en pleines négociations pour s’y joindre : le Front Fatah al-Cham devrait remporter la part du lion de l’influence sur le gouvernement local, le bureau politique et les nouveaux financements.
La majorité des principaux groupes rebelles ont décidé d’attendre avant d’annoncer s’ils envisagent de fusionner avec le Front Fatah al-Cham, bien que beaucoup coopèrent déjà avec le groupe sous la bannière de l’Armée de la conquête dans une salle des opérations militaires située au nord-ouest des provinces d’Idlib et Alep. Certaines organisations semblent avoir l’intention d’intégrer le Front Fatah al-Cham, comme le Mouvement islamique du Turkestan oriental et le Mouvement islamique d’Ouzbékistan.
La combinaison de tout cela donnera au Front Fatah al-Cham et à al-Qaïda l’image qu’ils désirent, non seulement celle de forces unificatrices, mais aussi celle de forces fiables pour défendre l’islam et les musulmans lors de moments de peur.
Voilà donc la partie la plus effrayante…
Alors que le Front Fatah al-Cham pourrait devenir ce sauveur, des questions plus importantes sont également à prendre en compte. Lorsque j’étais en Syrie en 2014 et 2015, je me suis rendu dans plusieurs écoles islamiques qui comblent le vide éducatif créé par la longue guerre civile. Certaines servaient uniquement de vecteurs permettant aux prédicateurs de répondre à la forte demande de clergé islamique récemment exprimée en Syrie.
Une des écoles dans lesquelles je me suis rendu, dans la province d’Idlib, est fondée sur une théologie que j’aime qualifier de « wahhabisme doux » – une éducation orthodoxe salafiste simple avec un accent sur la foi, l’unité de Dieu et les règles de prières, agrémentée de quelques principes du djihad. Mais une autre école m’a laissé perplexe : lors de ma visite au printemps 2014, mes fixeurs m’ont indiqué qu’elle appartenait au Front al-Nosra.
Cette école proposait un programme d’enseignement de six mois, au bout duquel les diplômés pouvaient diriger des prières, apporter des réponses simples à des questions sur la charia islamique et, surtout, bien connaître les règles du djihad, sur la base de l’idéologie d’al-Qaïda.
J’ai demandé combien d’étudiants avaient obtenu leur diplôme. Ils ont répondu que pendant l’année qui s’était écoulée, plus de 800 prédicateurs avaient terminé le programme. J’ai également demandé le montant du budget. On m’a expliqué que celui-ci avoisinait les 24 000 dollars par mois et provenait principalement d’Arabie saoudite et de donateurs privés.
Syrie al nosra fighters nusra Jabhat Fatah al-Sham Aleppo aug 6 2016 photo by omar haj kadour AFP
Des combattants de l’ancien Front al-Nosra sont assis dans une tranchée après avoir capturé des positions clés au sud d’Alep (Omar Haj Kaddour/AFP)
Voilà donc la partie la plus effrayante : ces quelque 800 prédicateurs ne prêchaient pas dans des camps du Front al-Nosra mais étaient disséminés aux quatre coins de la Syrie, sur demande, au sein d’autres groupes rebelles, y compris l’Armée syrienne libre.
De nombreux soldats de l’ASL n’étaient pas particulièrement religieux avant la guerre, mais leurs dirigeants souhaitent apporter aux rebelles des conseils spirituels pour les dynamiser. En l’absence de clergé, ces dirigeants prennent ce qu’ils ont sous la main – même une personne formée à l’idéologie et à la théologie d’al-Qaïda.
Alors que la communauté mondiale se concentre sur l’État islamique et ignore l’idée d’une issue rapide à la crise syrienne, nous pourrons peut-être vaincre l’État islamique sur le champ de bataille, mais nous serons confrontés peu après à un al-Qaïda plus localisé, plus discipliné, mieux financé, mieux armé et plus meurtrier.
Mohamed Okda | 30 août 2016
Mohamed Okda est un consultant politique qui se focalise sur l’islam politique au Moyen-Orient. Il est spécialisé dans les questions des relations interconfessionnelles, de la médiation et de l’évaluation des crises, de l’économie des conflits et du dialogue religieux et laïc. Il est le fondateur d’Insight into Crisis, un organe consultatif spécialisé dans les conflits.
Traduit de l’anglais (original)
Source: MEE