Syrie – Le choix des armes par Pierre Levy
juillet 7, 2012
Par Pierre Lévy (revue de presse : Le nouveau BRN – 3/7/12)
Chaussures, bagages et articles de luxe. Voilà quelques-uns des articles que les Vingt-sept ont placés sous embargo à travers la énième vague de sanctions contre Damas. On aurait presque envie d’en rire (on avait en effet cru comprendre que les dirigeants européens souhaitaient la fuite du président syrien) si la situation n’était si tragique. Cette énumération surréaliste (figurent également cigares, caviar, eau de vie et bijoux…) illustre l’insondable suffisance qui domine à Bruxelles, où l’on semble considérer Bachar el-Assad comme une marionnette s’accrochant au pouvoir pour le plaisir de « massacrer son peuple » entre deux orgies.
En tout cas, on peut être rassuré sur un point : la propagande de guerre n’a rien perdu de son allant. Ainsi la BBC (modèle de rigueur journalistique, dit-on) a-t-elle mis en Une de son site la photo d’un massacre syrien… prise quelques années plus tôt en Irak. Quant à la tuerie de Houla – des familles entières achevées à l’arme blanche – qui a été présentée comme un « tournant dans l’horreur », ses auteurs ne semblent pas être les affidés du président, mais bien ses adversaires armés ; c’est en tout cas ce qu’indiquent les indices et témoignages recueillis par un reporter chevronné, et publiés par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui ne passe pas pour être un suppôt du président Assad.
Le régime de ce dernier serait-il alors blanc comme neige ? Certes non. Mais cela est l’affaire du peuple syrien, qui semble loin d’être majoritairement acquis à l’opposition. En réalité, les souffrances de celle-ci sont bien la dernière des préoccupations des chancelleries : celles-ci tentent de déstabiliser la Syrie de d’affaiblir l’Iran, contre qui l’étranglement économique vient de monter d’un cran. Pour l’heure, une intervention armée directe n’est pas à l’ordre du jour : Moscou et Pékin semblent cette fois décidés à garantir le principe de non-ingérence, seul fondement d’un ordre international qui ne soit pas la loi du plus fort. Et quand même si ce verrou sauterait, il n’est pas certain qu’une invasion soit envisagée avec enthousiasme par les alliés atlantiques, tant le terrain est miné. Ce qui n’empêche nullement les livraisons d’armes occidentales, ainsi que la présence de forces spéciales (notamment sous couvert qatari et saoudien) aidant les rebelles armés, qui multiplient les attentats.
Le ministre français des Affaires étrangères assume un soutien officiel à la rébellion, confirmant en la matière la parfaite continuité entre les deux locataires successifs de l’Elysée. Mais Laurent Fabius ne s’en tient pas là. Appelant à ce que « le tyran (soit) dégagé au plus tôt », il a préciser au micro de France Inter : « un pouvoir doit avoir un successeur ; donc il y a des discussions très précises et très difficiles ». On se frotte les yeux : pour la première fois ouvertement, un responsable avoue que les grandes puissances entendent non seulement abattre un régime, mais choisir qui le remplacera. Le plus extraordinaire est qu’une telle déclaration soit passée quasiment inaperçue, comme s’il s’agissait d’une chose finalement très naturelle.
Après tout, n’étaient-ce pas déjà Bruxelles, Berlin et Paris qui avaient organisé la mise à pied de l’Italien Berlusconi et du Grec Papandréou, puis nommément introduit leurs successeurs ? Plus discrètement, un double règlement européen (baptisé « pack de deux ») est actuellement en discussion entre le Conseil et le parlement européen, qui permettrait de placer sous tutelle (et sans son aval) un pays qui se montrerait incapable d’ « assainir » suffisamment ses finances publiques. La banalisation, en quelque sorte, de l’expropriation politique que subissent Grecs, Portugais et Irlandais.
La raison d’être des empires a toujours été d’imposer leurs choix, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur limes. En cette ère postmoderne, les armes, selon les circonstances, sont celles des services spéciaux ou de l’OTAN ; ou bien de la BCE, de la Commission et du FMI.
On n’en décidément pas fini avec les derniers des Troïkans.
Source : Le nouveau Bastille-République-Nations (n°19)