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Syrie : pourquoi le régime n’est pas tombé


Syrie : pourquoi le régime n’est pas tombé

Par : Majed Nehmé
Publié le : 8/04/15

Mais que croyaient les Occidentaux et les monarchies du Golfe il y a quatre ans ? Qu’en aidant « nos amis d’Al-Nosra », ils allaient faire tomber le régime et décider à la place du peuple ? L’opposition « démocratique modérée » n’a été qu’un leurre grossier derrière lequel se sont abrités des djihadistes déterminés à mettre le pays à feu et à sang pour s’imposer. Mais l’armée nationale tient. Et le terrorisme s’étend à toute la région, et au-delà. Aujourd’hui comme hier, Bachar al-Assad fait partie de la solution. Les Occidentaux commencent à le comprendre, comme l’ont fait la Russie et la Chine.

Le jour même de l’entrée du conflit syrien dans sa cinquième année, John Kerry, le secrétaire d’État américain, déclarait à CBS que Washington devait en fin de compte négocier avec Bachar al-Assad pour mettre fin au conflit. Réagissant à ces propos, le député gaulliste français Jacques Myard n’a pas mâché ses mots : cette déclaration « constitue unegifle cinglante pour la diplomatie française qui campe sur des postures pseudo-morales ». Jacques Myard faisait partie de la délégation parlementaire française qui s’était rendue, le 24 février, en Syrie pour s’informer, faire bouger les lignes et tenter d’aider à mettre fin à l’innommable carnage qui a fauché, en quatre années, plus de 200 000 personnes. Sans compter le près d’un million de blessés, les neuf millions de déplacés à l’intérieur et trois millions de réfugiés, principalement dans les pays voisins, la Jordanie, le Liban et la Turquie. On ne parle même pas de la facture – non encore arrêtée – de la reconstruction, estimée à plus de 200 milliards de dollars.
Rares étaient ceux qui croyaient que le président syrien allait survivre à cette tempête, déclenchée le 15 mars 2011 dans la bourrasque des printemps arabes (Tunisie, Libye, Égypte, Yémen). Certains lui donnaient trois semaines, d’autres trois mois, les plus « réalistes » six mois. Quatre ans ont passé depuis que la guerre en et contre la Syrie a débuté. Et le patron de la CIA John Brennan, préparant le terrain à John Kerry, a fait cet aveu déconcertant : « Personne d’entre nous – Russie, États-Unis, la coalition et les États de la région – ne veut voir la chute du gouvernement et des institutions politiques à Damas. »

La Syrie a démenti toutes les Cassandre. Est-ce pour cette raison que ceux-là mêmes qui, hier encore, péremptoires, annonçaient « la chute imminente et inéluctable du régime » ayant « perdu toute légitimité » et « ne [pouvant]plus faire partie de l’avenir de la Syrie », ont revu leurs pronostics ?
L’ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy, le séguiniste François Fillon, a été l’un des rares hommes politiques français à appeler, assez tôt, à reprendre langue avec Bachar al-Assad, reconnaissant que tout le monde s’était trompé sur la capacité de résilience du régime. Depuis Beyrouth où il se trouvait en octobre 2013, il a déclaré : « À l’origine, il s’agissait d’une révolte populaire contre une dictature. Et la France ne peut qu’être avec le peuple contre les dictateurs. Au début, elle s’est impliquée dans le conflit syrien pour cette raison et à la suite des reproches qui lui avaient été faits, au sujet de la Tunisie et de l’Égypte. Elle n’a donc pas voulu que cette expérience soit rééditée, d’autant que la riposte et la répression de Bachar al-Assad ne pouvaient pas être acceptées. Mais avec le temps, la situation a évolué, laissant une partie de la place à des mouvements qui se comportent eux-mêmes comme des dictatures, et la position actuelle du gouvernement français n’est plus adéquate. De plus, en Europe, on croyait que le régime syrien allait chuter rapidement, comme ce fut le cas en Égypte et en Tunisie. On s’est trompé, et il faut constater qu’en Syrie, on a l’air de s’installer dans une guerre civile de longue durée. Le mouvement de révolte s’est islamisé et c’est une situation que nous ne pouvons pas cautionner. Au contraire, nous devons faire tout ce qui est possible pour pousser les parties vers des négociations en vue d’une solution politique. » (À Scarlett Haddad, L’Orient-Le Jour.)
La question centrale qui se pose aujourd’hui est où va la Syrie ? Mais auparavant, il est salutaire de se poser une autre question subsidiaire. À savoir : pourquoi les prétendus amis de la Syrie se sont-ils trompés sur toute la ligne ?

Pourquoi se sont-ils trompés

Le célèbre chroniqueur libanais Sami Kleib, fin connaisseur de la Syrie, a choisi l’entrée du conflit dans sa cinquième année pour dresser l’inventaire des erreurs commises par les chancelleries occidentales, les monarchies du Golfe, la Turquie, sans oublier les autoproclamés « amis du peuple syrien » (notamment la Tunisie d’Ennahdha et le Maroc), dans leur approche de ce conflit. Dans le quotidien libanais Al-Akhbar, il a publié une analyse intitulée : « Assad a sauvé le régime. Qu’en est-il de la Syrie ? » où il relate certains faits vécus.
Il rapporte comment Nabih Berri, l’inamovible président du Parlement libanais, rencontra à Doha, au début de l’été 2011, l’ancien premier ministre et patron de la diplomatie qatarie, le tout-puissant cheikh Hamad bin Jassim al-Thani. Celui lui confia qu’il ne restait à Bachar qu’un ou deux mois au pouvoir et qu’il fallait d’ores et déjà se préparer à fêter l’événement avant la fin du mois de ramadan (début septembre 2011). Le très futé Nabih Berri lui conseilla d’éviter de tels pronostics expéditifs. Mais son conseil rencontra une sourde oreille. Assad ne tomba pas, et la fête espérée n’eut pas eu lieu.

Sami Kleib rapporte également comment Azmi Bishara, l’ancien député palestinien à la Knesset israélienne qui avait préféré poursuivre sa « résistance » contre l’occupant israélien depuis le Qatar, ne cachait pas son exaltation à l’idée de voir tomber Bachar al-Assad – qui l’avait pourtant couvé après son exil volontaire. « Lors d’une importante réunion organisée début juillet 2011 à l’hôtel Ritz de Doha [un Palace 7 étoiles !], où tous – ou presque tous – les chefs de l’opposition syrienne sont présents, il les informe que tous les contacts avec les principales chancelleries occidentales ont été concluants, que partout où cette opposition s’adressera, elle obtiendra la reconnaissance [comme représentative du peuple Syrie] et que l’heure H pour le départ d’Assad a sonné. Azmi Bishara qui dirige, entre autres, un important centre de recherche publiant les plus importants ouvrages sur la Syrie, s’est trompé. Assad n’est pas tombé. »

Autre acteur central de la crise syrienne, le président islamiste turc Recep Tayyip Erdogan. « En septembre 2012, il avait déclaré que [sa] prière dans la Grande Mosquée des Omeyyades à Damas et [sa] visite du tombeau de Saladin étaient imminentes », écrit Kleib. Erdogan s’est lourdement trompé, en dépit de l’important engagement de son pays pour alimenter en armes et en combattants la guerre en Syrie. Assad n’est pas tombé, et il continue à prier dans la Grande Mosquée des Omeyyades.

La liste de ceux qui avaient parié sur un effondrement rapide du régime et n’avaient pas lésiné sur les moyens pour appuyer leur projet sont légion : les présidents Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Barack Obama, le premier ministre Cameron, sans oublier les monarques du Golfe, Erdogan, et les innombrables « amis » de la Syrie, dont le nombre avoisinait la centaine au départ et qui se comptent aujourd’hui sur les doigts. S’agit-il d’une erreur d’analyse, d’une méconnaissance des réalités géopolitiques syriennes, d’une sous-estimation des rapports de force, d’une posture idéologique rigide, d’une auto-intoxication médiatique ? C’est peut-être tout cela à la fois.

Quand la contestation, au départ pacifique, a commencé à gagner les principales villes syriennes, les mots d’ordre scandés par les manifestants étaient : la fin de la dictature, les réformes démocratiques, l’abrogation de l’article VIII de la Constitution instaurant le régime du parti unique (le Baas), qui « dirige l’État et la société ». Ces manifestations démocratiques ont vite été détournées de leurs objectifs et se sont confessionnalisées. Très vite, des groupes militaires se sont formés pour, disaient-ils, « défendre les manifestants pacifiques de la répression sanguinaire des forces de l’ordre ». Ces groupes n’ont pas tardé à prendre le dessus, retournant leurs armes contre à la fois le régime et les opposants pacifiques démocratiques. Des massacres à caractère religieux ont été perpétrés (Deraa dans le Sud, Jisr al-Chaghour dans le nord-est) dès les premières semaines, provoquant l’assassinat, de sang-froid, de centaines de soldats et de policiers en raison de leur appartenance supposée à la communauté alaouite. Les mots d’ordre ont changé de nature. Il s’agit désormais de l’instauration non pas de la démocratie, mais d’un État islamique.
Les concessions, certes insuffisantes, mais réelles, consenties par le régime (abolition du fameux article VIII mettant ainsi fin constitutionnellement au système de parti unique en vigueur depuis mars 1963, instauration du multipartisme, ouverture de l’espace médiatique, naturalisation de quelque 300 000 kurdes apatride…) ont été d’emblée rejetées par l’opposition extérieure. Cette dernière y a été poussée par ses bailleurs de fonds du Golfe (Qatar et Arabie Saoudite) et ses soutiens occidentaux, qui estimaient que les jours du régime étaient comptés et qu’il ne servait à rien de négocier une sortie de crise avec un mort en sursis. Ce jusqu’au-boutisme, qui n’était pas fondé sur un rapport de forces objectif sur le terrain, a poussé les ultras du régime, récalcitrants à toute idée de réforme, à imposer leur choix, au détriment des modérés qui penchaient vers une sortie politique de la crise.
Désormais, la Syrie est transformée en un champ de guerre totale. D’un côté l’État syrien (armée, administration, parti Baas, milices populaires), soutenu par les combattants du Hezbollah, des milices chiites irakiennes, des Gardiens de la révolution iranienne, voire des combattants afghans pro-iraniens ; de l’autre une multitude de groupes armés hétéroclites, majoritairement islamistes, qui ont reçu le renfort de quelque 30 000 djihadistes venus de 80 pays à travers le monde, y compris de l’Europe. Tout cela au su et au vu des pays occidentaux qui avaient parié sur l’effondrement de l’État syrien.
Cette guerre en Syrie, doublée d’une guerre contre la Syrie, a, en quatre ans, ressuscité à la grande déconvenue des Occidentaux, une nouvelle forme de guerre froide, dont l’Ukraine constitue l’un des théâtres. Elle a réveillé l’ours russe, en hibernation depuis la chute de l’URSS. La Russie et la Chine ont mal digéré l’intervention de l’Otan en Libye, qui s’est servie illégalement des résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité pour renverser le régime de Kadhafi, avec les conséquences désastreuses qui ont suivi. Elles ont sifflé la fin de partie. Quand les pays occidentaux ont essayé de rééditer le précédent libyen en Syrie en présentant une résolution ouvrant la voie à une intervention militaire, Moscou et Pékin y ont opposé leur véto. Elles le feront quatre fois durant quatre ans. Du jamais vu, même du temps de la guerre froide où la Chine et l’URSS se comportaient comme des ennemis. Ces vétos ont annoncé, de fait, la fin d’une époque caractérisée par l’hégémonie massive des États-Unis sur la scène internationale. La Syrie en a été la principale bénéficiaire.
La Russie et la Chine ont soutenu l’État syrien, tout en l’appelant à dialoguer et à réformer pour imposer une nouvelle règle de conduite dans les relations internationales et transformer le Conseil de sécurité de l’Onu d’une simple chambre d’enregistrement des volontés américaines en une vraie instance représentative, respectueuse du droit international et de la souveraineté des pays membres des Nations unies. Elles l’ont fait aussi pour se protéger du fléau du terrorisme qui les menace, elles aussi.
La résilience syrienne s’explique également par l’inconsistance d’une opposition divisée, dominée par les Frères musulmans, aux ordres de ses financiers et surtout coupée des réalités. Elle est par inexistante, militairement parlant, sur le terrain. Le distinguo fumeux que les Occidentaux s’emploient à faire accréditer entre une opposition « démocratique et modérée » et une opposition dominée par les groupes terroristes ne tient plus la route. Tout le monde le pense, le voit, le constate avec la montée en puissance de l’État islamique en Irak et en Syrie (Dae’ch) et le Front al-Nosra, la filiale syrienne d’Al-Qaïda. Ce front « fait du bon boulot en Syrie », avait déclaré le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, en décembre 2012, en compagnie de son homologue saoudien, Saoud al-Fayçal, grand démocrate wahhabite devant l’Éternel, en poste depuis bientôt un demi-siècle.
Aujourd’hui, on assiste à un début de prise de conscience de l’échec de la stratégie occidentale vis-à-vis de la Syrie. Le feu syrien touche désormais toute la région du Grand Moyen-Orient, le Maghreb, l’Afrique, et risque d’atteindre le continent européen, par ailleurs déjà touché par les attentats terroristes. Le brasier yéménite à la frontière avec l’Arabie Saoudite et au cœur de la région ô combien stratégique pour les intérêts occidentaux est là pour prouver que la démarche occidentale fut une erreur lourde de conséquences. Après la Syrie, ce sont les apprentis sorciers qui vont en pâtir.

Déni de réalité et posture idéologique
Devant un tel fiasco, on était en droit d’attendre une révision déchirante de cette politique. Nombreux sont ceux qui l’appellent de toute urgence. Force cependant est de constater qu’une certaine schizophrénie ne finit pas de rythmer les pas des décideurs occidentaux. Au moment où les États-Unis engagent leur aviation en Syrie et en Irak pour combattre les forces de Dae’ch, aux côtés de l’aviation loyaliste de Damas, la France continue à camper sur ses certitudes idéologiques, renvoyant dos à dos le régime syrien et son ennemi daéchiste. Exactement comme la Turquie islamiste d’un Erdogan frustré d’être empêché de célébrer la chute de Damas dans la Grande Mosquée des Omeyades.
Les quatre années d’échec de leur politique en Syrie n’ont pas conduit Laurent Fabius et son homologue turc, Mevlüt Çavu?o?lu, à revoir leur copie. Paraphrasant Hollande et Fabius, le porte-voix d’Erdogan – dont le pays a été derrière la montée en puissance du terrorisme islamique – persiste : « [Il y a] deux problèmes à résoudre en Syrie, ânonne-t-il : détruire Dae’ch et faire partir Assad pour ouvrir la voie à une transition politique. » Rien de moins !
Arrêtons de jouer sur les mots. Comme l’a reconnu récemment Staffan de Mistura, le médiateur de l’Onu pour la Syrie : « Le président Bachar al-Assad fait partie de la solution. » Faudra-t-il attendre encore des années, et un million de morts supplémentaire, pour prendre acte des réalités et engager au plus vite le dialogue avec l’opposition démocratique ? Il s’agit de bâtir un vrai État de droit, où le peuple syrien lui-même, et non ses ennemis turcs et du Golfe, choisira par qui il voudra être gouverné.

À lire dans Afrique Asie du mois d’avril.

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