Une prison qui roule
août 26, 2013
Une prison qui roule
En ce dernier dimanche d’août, des millions de Fran¬çais vont s’élancer, comme moi, sur les autoroutes. Celles du sud, du nord ou du centre. On nous an¬noncera comme à l’accoutumée des centaines de ki¬lomètres de bouchons ou de ralentissements. Durant tout ce temps, nous négligerons les bulletins d’informations pour écouter avec attention les fameuses stations de radio spécialisées qui nous prodiguentleurs conseils de con¬duite sur la fréquence 107.7 et nous avertissent des bou¬chons ou des accidents.
Notre oreille sera, en somme, prise en main. Adieu les horreurs syriennes ! Au diable les péripéties politiciennes ! Ces radios-là n’en ont cure. Elles rivalisent de suavité gen¬tillette et d’intonations protectrices. Côté musique, elles vous déroulent un tapis de velours sans dissonances. En clair, un jus sonore décontractant, analogue à ce qu’on en¬tend dans les ascenseurs ou les salles d’attente. Côté infos, elles s’intéressent exclusive¬ment aux ralentissements sur l’A 10, bouchons sur l’Océane ou la Languedocienne, froisse¬ments de tôles à Fourvière ou carambolage sur le pont d’Aquitaine.
Pour peu que votre autora¬dio soit équipé du TP (Trafic Programme) ou du TIM (Trafic Mémo), vous n’échapperez pas longtemps à leur sollicitude de confessionnal. Mieux encore : engourdissement mental de l’automobiliste et monotonie du bitume, tout conspire à vous laisser capter par ce ma¬ternage sonore qui, d’un péage , à l’autre, veille délicieusement sur votre trajet et vous suggère quelques délestages opportuns.
Ce qui se passe sur cette fréquence autoroutière est bien plus intéressant qu’on ne l’imagine. Écoutées – les jours de pointe comme ce dimanche 25 août- par des millions d’automobilistes, ces radios constituent un genre médiati¬que avec ses règles, sa philosophie (tout doux, on se calme, on est gentil..), sa gaieté appliquée et sa directivité soft. Les lolitas qui y égrènent de redoutables nouvelles sur la circulation n’ont pas leurs pareilles pour vous dédramati¬ser la pire pagaille avec un gloussement velouté.
Utilité prosaïque mise à part (elle est évidente, car ces ra¬dios font bien leur travail), il n’est pas interdit de voir dans ces émissions sans couture l’archétype d’un possible monde futur. Et d’y penser comme s’il s’agissait d’un cau¬chemar. Une si gentille et si irréprochable prise en main ne vous laisse aucune échappatoire. Face à un condition¬nement aussi précautionneux et « désintéressé » (ne veille-t-on pas sur votre sécurité ?), toute critique s’émousse, ‘ toute résistance ferait scandale. S’insurge-t-on contre la vertu ? Le prototype pour rire, en somme, de ce que pour¬rait être, un jour, demain, après-demain, une propagande postmoderne et orwellienne au service delà « tyrannie du bien».
Et puis, cette radio autoroutière est un territoire clos, un espace borné, une prison qui roule. Elle nous éloigne un peu plus du vrai monde. A-t-on remarqué que, depuis belle lurette, de vastes panneaux sont dressés de loin en loin ? Ils y symbolisent, dessinés à grands traits, le château de La Brède, la baie de Châtelaillon, le pont du Gard, le ca¬nal du Midi ou les calanques de Cassis. Réplication vir¬tuelle et immatérielle d’une « doulce France » désormais inaccessible derrière les grillages protecteurs de l’auto¬route.
C’est cette mise à distance du réel que complètent – et renforcent jusqu’à l’effroi – ces radios autoroutières, osten¬siblement prévoyantes et tyranniquement utiles. Avant qu’on invente cette fréquence, la radio de bord tradition¬nelle branchée sur le vaste monde laissait venir jusqu’à nous le flux de sons imprévisibles et discordants, une chanson, un flash, les échos d’un abject massacre chimi¬que, disons un risque et une liberté. Celles-ci sont infini¬ment plus « vertueuses » et doucement autoritaires.
Tais-toi, disent-elles, et conduis droit !
JC. Guillebaud