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Y a-t-il une relation entre démocratie et développement ?


Posted on 14 juin 2013 par tsimok’i Gasikara

La démocratie n’a jamais été considérée comme un bien pendant la majeure partie de l’histoire de la pensée politique occidentale. Entretemps, elle est devenue le label politique permettant d’éluder la nature du système oligarchique qui a été inventé pour contrer la puissance du peuple, l’étalon par lequel les puissances du néolibéralisme jugent et régulent le monde entre «bons» et «méchants». Une sorte de leurre et de cache-misère dans leurs stratégies de domination et de prédation.

« Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. » Marx et Engels. (1)

INTRODUCTION

Parler dans une perspective « scientifique » de la relation entre démocratie et développement relève de la gageure. On est tout d’abord confronté à un problème de délimitation temporelle : pour quelles périodes faudrait-il étudier cette question ? Il serait erroné en effet de penser que l’Humanité s’est toujours posée cette question et de surcroît dans le langage qui est le nôtre. Ensuite, se posent à la fois des difficultés d’ordre théorique, conceptuel et méthodologique.

– Lorsque l’on parle de « relation », c’est comme si l’on s’intéressait à deux choses distinctes. Peut-on dissocier « démocratie » et « développement » ? Ne sont-ils pas liés de manière organique, comme certains pourraient le penser ?

– A supposer que la « démocratie » et le « développement » correspondent à deux choses distinctes, comment les caractériser ? Que faut-il entendre par « démocratie » et par « développement » ? Quelles définitions doivent-être retenues ?

– Enfin, une fois les concepts définis, comment les mesurer ou plus précisément comment les spécifier sur le plan empirique ? Quels critères permettent par exemple de distinguer les « démocraties » des autres types de régime ? Quels sont les meilleurs indicateurs du « développement » ?

Dans un article pionnier publié en 1959, le politologue américain Seymour Lipset avait avancé l’hypothèse que le développement économique (qu’il mesure par le niveau de revenu, le taux d’alphabétisation, le degré d’industrialisation et le degré d’urbanisation) est une condition nécessaire de la stabilité des régimes démocratiques (selon la définition qu’en ont les « Occidentaux », c’est-à-DIRE l’organisation sur une base régulière d’élections réputées « libres ») . (2) Ce qui véhicule l’idée que le « développement » précède la « démocratie », en d’autres termes que la « démocratie » est un corollaire de la « modernisation ».

Depuis lors, une littérature volumineuse a vu le jour qui s’est consacrée pour l’essentiel à tester « l’hypothèse de Lipset » et à se positionner vis-à-vis d’elle . (3) D’un point de vue méthodologique, cette littérature comparatiste a porté sur les expériences de développement des pays de la périphérie du système capitaliste dans la période qui va de la fin des années 50 à aujourd’hui, période où des bases de données internationales ont été mises en place qui permettent une évaluation quantitative.

Quelque intéressants que soient ses résultats, cette littérature présente le défaut majeur d’être à la fois ahistorique et ethnocentrique. Sous des dehors d’universalité et d’objectivité scientifique, elle occulte la radicale nouveauté du langage qu’elle emploie et son biais « libéral » prononcé. Par ailleurs, en raison de son « nationalisme méthodologique », elle tend à considérer les évolutions économiques et politiques à l’intérieur des États comme les produits de dynamiques essentiellement endogènes. Ce qui tend à sous-estimer sérieusement le rôle déterminant que les rapports de force géopolitiques ont eu dans l’ordonnancement politique et économique du monde d’aujourd’hui. Or, comme nous allons essayer de le montrer, une étude de la relation entre « démocratie » et « développement » ne peut manquer d’insister sur l’historicité de cette problématique et sur la manière dont les logiques hégémoniques associées au capitalisme ont façonné le monde contemporain.

QUAND LA DEMOCRATIE RENCONTRE LE DEVELOPPEMENT

Pendant longtemps les philosophes et théoriciens politiques se sont penchés sur la question de la meilleure forme de gouvernement. Qui de la monarchie, de l’aristocratie ou de la démocratie devait-être considérée comme la meilleure dans l’absolu ? Comme le soulignait Voltaire, avec l’intelligence cynique qui le caractérise, « il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches, ils aiment tous mieux l’aristocratie ; interrogez le peuple, il veut la démocratie : il n’y a que les rois qui préfèrent la royauté ». Les peuples veulent toujours la démocratie car c’est le seul gouvernement qui, pensent-ils, leur permet de jouir de liberté et d’égalité. Mais les philosophes, les savants, les riches, bref ceux qui savent et ceux qui possèdent n’ont jamais voulu de la démocratie. De l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on ne trouvera nulle part un écrit politique d’un penseur occidental reconnu qui défende la démocratie.

« Demokratia » est apparu il y a près de 2 500 ans dans le monde grec. A l’origine, ce mot formé des termes demos et kratos est une invective aristocratique que n’employaient que les savants et les élites. Alors que « archè » (comme dans monarchie ou oligarchie) est le terme qui dans la langue grecque désigne l’autorité politique, « kratos » évoque plutôt la puissance brutale, le « pouvoir triomphant », « la victoire sur les autres, à travers notamment l’application de la force » . (4) Quant au mot demos, il renvoyait moins au « peuple » considéré comme totalité indifférenciée qu’à la population spécifique des « citoyens pauvres ».

La démocratie, par opposition à l’oligarchie (gouvernement où les riches disposent de l’autorité politique) et à la monarchie (gouvernement où un seul dispose de l’autorité politique), était ainsi le régime politique (c’est-à-dire le type de gouvernement et non la forme de société ; dans le langage marxiste, on pourrait dire que la démocratie désigne la nature de la superstructure et non celle de la base) où les citoyens non-possédants, ceux qui n’ont rien ou très peu, ont le contrôle de l’appareil d’État.

Dans la démocratie, le peuple est censé exercer sa souveraineté par le contrôle du pouvoir législatif et judiciaire. Pour prendre l’emblématique cas athénien, l’assemblée délibérative était ouverte au temps de la démocratie à tous les citoyens qui recevaient pour cela une compensation financière. Comme les pauvres et les gens ordinaires étaient plus nombreux que les riches dans les Assemblées et que chaque voix comptait pour une, le « démos » était de fait l’autorité qui disposait du pouvoir de faire des lois. Le « démos » contrôlait également le pouvoir judiciaire puisque les jurés étaient tirés au sort au sein de la population citoyenne, au même titre que les membres du Conseil des 500, autre pilier institutionnel de la démocratie athénienne qui était une sorte de secrétariat exécutif.

Pour la minorité des gens de bonne famille et les riches, que l’on appelait les « beaux et bons », la démocratie était perçue comme un régime politique illégitime où règne la terreur légale des pauvres. Comme la démocratie était le gouvernement des « méchants », les philosophes grecs se sont toujours distanciés de ce régime politique qu’ils ont condamné à l’unisson.

Pour Platon, « la démocratie arrive, lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres, et partagent également avec ceux qui restent l’administration des affaires et les charges publiques, partage qui, dans ce gouvernement, se règle ordinairement par le [tirage au] sort ». Il considérait ainsi que « la démocratie est le moins bon des bons gouvernements et le meilleur des mauvais ».

Chez Aristote, la démocratie est avec l’oligarchie et la tyrannie l’un des trois régimes politiques corrompus, c’est à dire ceux incapables d’assurer la justice et la stabilité de l’ordre social.

Cette conception de la démocratie comme règne violent de la populace va survivre dans la pensée politique occidentale jusqu’au milieu du XIXe siècle. Même les philosophes des Lumières n’ont pas dévié de cette ligne de pensée. David Hume considérait la démocratie comme un régime politique « factieux », « turbulent » et « tyrannique ».

Emmanuel Kant écrivait que « la démocratie est nécessairement despotisme ». Montesquieu notait en ce qui le concerne que la démocratie est un gouvernement qui manque de modération et qui ne peut sauvegarder la liberté. Propos que reprenaient l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert alors que le Dictionnaire de l’Académie française rappelait que « la démocratie pure dégénère facilement en anarchie ».

La terreur jacobine (1793-1794), qui a été interprétée par les aristocrates et les bourgeois comme un événement « démocratique », a contribué également à discréditer le mot « démocratie ». Dans l’édition de 1827 du Dictionnaire classique de la langue française, la démocratie était définie comme la « subdivision de la tyrannie entre plusieurs citoyens », tandis que le mot « jacobin » recevait la signification suivante : « partisan sanguinaire de la démocratie ». A l’époque, on disait de la démocratie qu’elle « ne peut exister qu’au sein du carnage, au milieu des cris des mourants, de la joie féroce des vainqueurs, des lamentations des vaincus et des villes embrasées » . (5)

En fait, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le mot démocratie avait une tonalité plutôt négative. Comme le souligne la linguiste Bertlinde Laniel à partir du cas américain : « Dans l’imaginaire de nombreux hommes politiques de l’époque postrévolutionnaire, le mot «democracy» semble avoir été associé à l’idée de la mort, association des plus nuisibles » . (6)

En d’autres termes, de l’Antiquité jusqu’au début du XIXe siècle, la démocratie a toujours été pensée en Occident comme un mauvais gouvernement, éphémère, incapable de préserver la liberté durablement et injuste envers les « meilleurs ». De même, la démocratie n’a jamais été associée avec l’idée d’accumulation de richesses (une caractéristique de l’oligarchie).

Pour Rousseau par exemple, la démocratie ne convient qu’« aux États petits et pauvres » puisqu’elle prohibe l’accumulation de richesses et le luxe. Dans le langage de Montesquieu, la démocratie est un régime qui se soutient par la « frugalité générale ». Ceci explique pourquoi démocratie rimait avec vie « sauvage ». Pour les penseurs des Lumières, seuls des « sauvages » pouvaient vivre en parfaite égalité. Voltaire soutenait par exemple que la démocratie est l’apanage des peuples arriérés tout comme Thomas Jefferson, le « père de la démocratie américaine » (!), qui écrivait dans ses correspondances que la démocratie n’est que « l’ébauche d’une société civilisée ».

Parce qu’elle implique une distribution équitable du pouvoir politique et des ressources économiques, la démocratie a été vivement condamnée par les pères fondateurs américains qui appelaient « république » ou « gouvernement représentatif » leur système de gouvernement préféré. En ces temps, la « république » était présentée comme l’antidote à la démocratie. Ce n’est que plus tard sous l’effet des compétitions électorales et de la démagogie des partis politiques que le système de gouvernement représentatif sera labellisé « démocratie » en vue de faire illusion sur sa nature. Le concept même de « démocratie représentative » a été employé pour la première fois en 1777 par Alexander Hamilton, secrétaire au Trésor de George Washington, et qui est connu pour sa haine notoire de la démocratie.

En 1787, au moment d’élaborer la Constitution fédérale aujourd’hui en vigueur, le programme des élites était de mettre en place un système de gouvernement qui les prémunisse des dangers à la fois d’un gouvernement démocratique et d’une société démocratique. « Les maux dont nous faisons l’expérience présentement dérivent d’un excès de démocratie », soutenait l’un des 55 délégués à cette convention. Il faut réagir face aux « turbulences et folies de la démocratie », renchérissait un autre.

En effet, l’opinion majoritaire parmi cette élite constituante était, pour citer l’un d’eux, que la démocratie est « le pire de tous les maux politiques ». L’objectif était donc de déposséder les masses populaires de tout pouvoir politique au profit de ceux que Alexander Hamilton appelait les « riches » et les « biens-nés » et Thomas Jefferson « aristocratie naturelle ». James Madison, celui que l’on considère comme le père de la constitution américaine, note dans le Federalist 63 que la république américaine a ceci de spécifique que le peuple n’y dispose d’aucun pouvoir politique. Mieux, précise Hamilton, ce système est conçu pour être « le dépositaire des Droits des riches ».

En somme, comme le reconnaissait un des délégués, la démocratie est incompatible avec le capitalisme : « Laissez les riches se mélanger avec les pauvres dans une société commerciale, ils vont alors établir une oligarchie. Enlevez le commerce, la démocratie va triompher. Il en a toujours été ainsi à travers le monde. Il en sera de même chez nous » . (7)

Il n’y a aucune nation qui ait entretenu une haine aussi vivace de la démocratie que les États-Unis. Ce que révèle l’absence du mot « démocratie » dans l’actuelle Constitution fédérale américaine, la Déclaration d’Indépendance et dans les premières constitutions des États-membres de l’Union. Comme le souligne l’historien américain Charles Beard, de la fondation des États-Unis jusqu’au début du XXe siècle, cette haine de la démocratie était telle qu’il était « exceptionnel » pour un président américain d’utiliser ce mot dans un discours officiel . (8)

Tout changea cependant à partir de 1917. Pour, entre autres, rehausser la cote de son parti sur la scène intérieure, le président « démocrate » Woodrow Wilson eut l’idée ingénieuse de justifier l’entrée en guerre contre l’Allemagne par le prétexte de « rendre le monde plus sûr pour la démocratie ». C’est à partir de là que la « démocratie » s’est internationalisé, devenant petit à petit un label qui permet d’identifier l’ « Occident » et son système de gouvernement. Mais c’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que la « démocratie » est véritablement devenue « l’emblème de l’Occident » . (9) Harry Truman aura été l’un des acteurs majeurs de cette patrimonialisation de la démocratie par l’Occident.

Son adresse inaugurale du 20 janvier 1949 est connue pour avoir introduit en grande pompe le paradigme du « développement » sur l’agenda public global . (10) Ce qui l’est moins est que ce discours du président « démocrate » a joué également un rôle majeur dans l’acquisition par l’Occident des droits de propriété et de jouissance du label « démocratie ». En effet, employer le mot « démocratie» dans une adresse inaugurale était jusque-là un fait plutôt rare de la part d’un président américain. Truman, dans ce texte crucial du XXe siècle, a osé l’impensable en utilisant le mot à plusieurs reprises et en lui donnant une évaluation très positive. La « démocratie », désormais posée comme le modèle parfait de société, est opposée au repoussoir nommé « communisme ». Le Plan Marshall y est décrit comme un programme de développement visant à « revigorer et renforcer la démocratie en Europe ».

Harry Truman est le premier homme politique américain, et vraisemblablement le premier homme politique occidental, à avoir scellé le mariage entre « démocratie » et « développement ». La « démocratie » était dorénavant le bien politique, la « valeur » occidentale à laquelle on opposait le mal absolu nommé « communisme ». Parallèlement, avec le « développement », il s’agissait de faire sauter les cloisons coloniales qui entravaient l’accès de l’économie américaine aux « marchés » des pays dits « sous-développés ».

Comme les puissants ont souvent besoin de la complicité des experts et des croyants, il ne restait plus qu’à mettre la machine en branle. C’est dans ce contexte que sont apparus progressivement l’industrie de l’aide internationale ainsi que les bases de données, outils et indicateurs qui allaient servir à mesurer le « développement » et la « démocratie », deux biens que l’Occident entendait désormais gratifier au reste du monde.

DE LA PERFORMANCE DEMOCRATIQUE

C’est une tâche des plus monumentales que d’expliquer aux contemporains que la « démocratie libérale » ou « démocratie représentative » n’a rien de démocratique, dans le sens savant où ce concept a été employé pendant plus de deux millénaires. Pour commencer, il faut faire remarquer que la « représentation » s’est historiquement construite contre la démocratie. Au départ, les « représentants », institution dont Rousseau a opportunément rappelé l’origine « féodale » et « inique », étaient censés être des contrepouvoirs face à l’ignorance et à la tyrannie des masses. Emmanuel Kant soutenait par exemple que « la démocratie rend la représentation impossible ». Pour Montesquieu, « le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie ».

Souvent, l’idée est avancée que la représentation a été rendue nécessaire parce que la « démocratie directe » serait impossible dans les grands États. Il n’y a pas d’idée plus fausse. La principale justification au système représentatif était tout d’abord que le gouvernement du peuple est indésirable, non qu’il est impraticable. En outre, comme Aristote l’a rappelé à de nombreuses reprises, ce qui caractérise la démocratie, c’est la rotation du pouvoir politique au sein de la masse des citoyens ordinaires : gouverner pour être gouverné à son tour, telle est la maxime fondamentale de la démocratie. C’est pourquoi la plupart des magistratures étaient tirées au sort et non pourvues par l’élection, outil que les philosophes ont longtemps considéré comme un trait oligarchique. La notion même d’ « élections démocratiques » est un oxymore qui ne fait sens que dans le cadre du système d’évaluation libéral.

Que le langage politique ait été entièrement révolutionné suite au triomphe du système d’évaluation libéral est un fait dont peu de personnes ont conscience. Or, pour comprendre le monde contemporain, il est crucial de sortir du système d’évaluation libéral.

La « démocratie » de nos jours est juste un label qui n’a de valeur que celle que lui donnent ceux qui y croient. Il doit être clair si l’on tient à parler en toute rigueur qu’il n’existe dans le monde contemporain aucun gouvernement démocratique. Autrement dit, et pour être plus précis, il n’existe de nos jours aucun gouvernement où ce sont des citoyens ordinaires dans leur capacité collective qui disposent du pouvoir de faire eux-mêmes les lois et de rendre justice eux-mêmes. Il doit être clair également qu’il ne saurait jamais y exister de « société démocratique », c’est-à-dire une société où régnerait une parfaite égalité entre ses membres. Par contre, les nations peuvent se distinguer selon leur niveau de « performance démocratique ». Qu’entendre par là ?

Ce concept peut être envisagé comme faisant référence à deux types de performances : la « performance constitutionnelle » et la « performance socioéconomique ». La performance constitutionnelle renvoie à l’efficacité avec laquelle on se conforme à un modèle de gouvernement donné. De nos jours, dans le cadre du système d’évaluation dominant, il s’agit en l’occurrence de l’aptitude des différents États à entretenir une bonne « démocratie libérale ». La performance constitutionnelle englobe ainsi l’aptitude à organiser des élections régulières et transparentes, l’aptitude à garantir les libertés privées et publiques et plus généralement, l’aptitude à appliquer et à se conformer aux dispositions constitutionnelles en vigueur. Quant à la performance socioéconomique (soit la performance économique évaluée selon la perspective de la majorité), elle peut être envisagée comme faisant référence à l’amélioration du cadre de vie des populations et à la satisfaction de leurs demandes en la matière.

Sur la base de cette distinction, nous pouvons mieux formuler la question qui nous intéresse : quelle est la relation entre la performance constitutionnelle libérale et la performance socioéconomique ? Est-ce qu’un régime « démocratique » au sens libéral de ce terme est une condition de la performance socioéconomique ou est-ce le contraire ? Pour répondre à ces questions, nous allons prendre le cas des puissances occidentales et celui des pays du « miracle asiatique » pour ensuite terminer avec quelques faits stylisés.

LE CAS DE L’OCCIDENT

L’Occident qui de nos jours donne des leçons de « démocratie » s’est-il développé par la « démocratie » ? Si l’on part du principe que la « démocratie » suppose au minimum la généralisation du suffrage universel à tous les citoyens (hommes et femmes, quelles que soient leurs appartenances sociales, religieuses, etc.), la réponse est sans aucun doute négative.

En principe, il n’existait selon ce critère aucune « démocratie libérale » au seuil du XXe siècle. La Nouvelle-Zélande est la première à avoir accordé le droit de vote aux femmes aux élections nationales (1893), suivie de l’Australie en 1902 (mesure qui sera effective dans tous les États en 1908). Malgré leur précocité sur le droit de vote des femmes, ces deux pays étaient des « retardataires » concernant le droit de vote des populations indigènes. En Australie, il faut attendre les années 1960 pour que ces dernières conquièrent leur citoyenneté « démocratique » . (11)

La même évolution a été observée aux États-Unis, pays qui se targue d’être « la plus vieille démocratie du monde ». A l’origine, la constitution de 1787 stipulait en des termes très subtils que les « autres habitants » (c’est-à-dire les esclaves noirs) devaient être « comptés » comme l’équivalent de « 3/5 » des Blancs. Bien que le droit de vote des Noirs ait été consacré en 1870 par le 15e amendement, il a fallu attendre près d’un siècle pour qu’il soit réellement effectif et que la ségrégation raciale soit légalement prohibée. En France, le droit de vote n’a été reconnu aux femmes qu’en 1944. En Suisse, pays que l’on décrit comme l’un des meilleurs modèles de « démocratie directe », deux cantons continuaient de refuser le droit de vote aux femmes jusqu’en 1990.

Toutefois, l’argument le plus décisif contre l’hypothèse que l’Occident se serait développé par la « démocratie » et les « Droits de l’homme » est fourni par l’observation du fait que l’histoire des rapports entre l’Occident et le reste du monde depuis la « découverte » de l’Amérique a été celle de la conquête, de la violence gratuite, du génocide, de l’oppression et du pillage.

Selon le philosophe afro-américain Charles Wright Mills, l’histoire des relations entre les Européens et le reste du monde durant ces cinq derniers siècles peut être heuristiquement conceptualisée comme un « Contrat racial ». Sa thèse principale est que la « suprématie blanche » (white supremacy) est le système politique sur lequel la modernité capitaliste a été bâtie. Le « Contrat racial » , (12) expression choisie par référence et par opposition à la tradition philosophique du contrat social, est le concept pour désigner ce « fait historique » – la domination européenne érigée sur des fondements racistes.

Pour Mills, le Contrat racial est tout d’abord un contrat qui invente et construit la race comme catégorie identitaire. Pour accomplir cet exploit, le Contrat racial distingue d’une part les « personnes » des « sous-personnes » et d’autre part, les « espaces civils » des « espaces sauvages ». Le procédé de base est la « technique de la définition ostensive de soi par la négation » . (13) Autrement dit, ces distinctions sont élaborées en fonction des caractéristiques que l’on associe aux Blancs.

Le Contrat racial est ensuite un contrat d’exploitation. C’est un ensemble de clauses visant à créer des privilèges pour le bénéfice exclusif des Blancs. En tant que tel, il est exécuté via le recours à deux techniques de domination : la violence physique et le conditionnement idéologique. D’un point de vue historique, l’usage brutal de la force a été la voie initialement privilégiée.

A l’origine, le Contrat racial était ouvertement raciste et ce racisme était formellement codifié par le droit et la jurisprudence. Cette période que l’on peut situer entre le XVe siècle et le XXe a été le témoin, selon Mills, de trois applications particulières de ce contrat d’exploitation : le contrat d’expropriation, le contrat esclavagiste, le contrat colonial . (14) Dans chaque cas, des dispositions légales ont été historiquement mises en place et codifiées en vue de légitimer l’exécution du Contrat racial.

Le contrat d’expropriation sanctionne le droit qu’ont les Européens d’exproprier les autochtones en confisquant leurs terres et en les dépossédant de leurs droits légitimes. Historiquement parlant, il a été mis en œuvre par exemple lors de la conquête des Amériques et de l’Australie. A l’époque, la « doctrine de la découverte » a été l’un des piliers du contrat d’expropriation. Parce qu’elle avait été la première à « explorer » et à « découvrir » les autres peuples, l’Europe avait le droit, justifiait-on, de s’approprier les terres et les richesses du « Nouveau Monde ». Le contrat esclavagiste autorise quant à lui la possibilité légale de traiter les ressortissants des autres peuples comme des esclaves voire de les réduire à l’état d’esclave. Cela a été le cas par exemple avec l’esclavage des Noirs. Notons d’ailleurs, même si cela peut paraître surprenant a priori, que la révolution industrielle anglaise a été rendue possible et a été financée par l’esclavage des Noirs et la traite Atlantique, ainsi que Joseph Inikori l’a démontré à suffisance dans un ouvrage magistral . (15) Enfin, le contrat colonial légitime le droit qu’ont les peuples européens de gouverner à leur guise les autres peuples. L’Europe, à l’entame de la première guerre mondiale, dominait ainsi 85% du globe . (16)

Ce qu’il y a d’important à souligner, c’est que les penseurs européens des « droits de l’homme » et de la « démocratie » ont pour la plupart été des signataires du Contrat racial. Ils ont pour la plupart défendu, sous une forme ou une autre, l’esclavage des non-Européens, le colonialisme et le droit des Européens à apporter la « civilisation » au reste de l’humanité. Ce qui a fait dire à Charles Wright Mills que l’humanisme européen a toujours supposé que « seuls les Européens étaient humains » . (17)

La « démocratie libérale » elle-même présuppose le Contrat racial. John Stuart Mill, l’un des plus grands théoriciens de la « démocratie libérale », soutenait dans son livre intitulé « Le gouvernement représentatif » que les Européens avaient le devoir moral de dominer despotiquement les non-Européens (18) :

« Sous un despotisme indigène, un bon despote est un accident rare et transitoire ; mais quand un pays est sous la domination d’un peuple plus civilisé, ce peuple devrait pouvoir lui en fournir constamment. Le pays dominant devrait être capable de faire pour ses sujets tout ce qui pourrait être fait par une succession de monarques absolus, dont le despotisme appuyé sur une force irrésistible n’aurait point le caractère précaire et incertain des despotismes barbares et qui aurait la supériorité voulue pour les gratifier tout d’abord de tout ce que l’expérience a enseigné à la nation la plus avancée. Voilà la règle idéale d’un gouvernement d’un peuple barbare ou semi-barbare par un peuple libre ».

Les théories racistes élaborées par les Emmanuel Kant, les Voltaire, les Stuart Mill et consorts de même que les pratiques coloniales exercées par les Européens dans le « Nouveau Monde » ont servi de grain à moudre à l’imaginaire nazi. C’est un point que l’historiographie contemporaine tend à cacher. Or, c’est Adolph Hitler lui-même qui en témoigne. Pour le Führer, l’Europe n’a dû sa suprématie mondiale qu’à son sentiment de supériorité raciale et non à de quelconques considérations pour la « démocratie » et les « droits de l’homme » :

“Prenez par exemple l’Inde: l’Angleterre ne l’a pas acquise d’une manière légale et légitime mais plutôt sans égard aux souhaits, opinions ou déclarations des droits des natifs […] Tout comme Cortès ou Pizarro ont exigé pour eux-mêmes l’Amérique centrale et les États du Nord de l’Amérique du Sud non pas sur la base d’un quelconque fondement légal mais sur la base absolue du sentiment inné de supériorité de la race blanche. De même, l’occupation du continent nord-américain était nullement une conséquence d’un quelconque fondement supérieur d’ordre démocratique ou international mais plutôt de la conscience que ce qui est juste s’enracine profondément dans la conviction de la supériorité et donc du droit de la race blanche » . (19)

Dans la seconde période du Contrat racial, celle que nous vivons présentement, le Contrat racial a aboli le racisme dans son discours ainsi que dans ses dispositions légales et constitutionnelles. En effet, les couches défavorisées, les non-Blancs y compris, se sont vues reconnaître progressivement des droits qui leur étaient refusés auparavant. Toutefois, malgré cette « démocratisation », le Contrat racial continue toujours d’œuvrer via des procédés insidieux. Il s’exprime notamment sous la forme de l’ « exportation » de la « démocratie » ou de l’ « aide au développement ». Les vieilles étiquettes d’ « infidèles » et de « non-civilisés » ont été remplacées par celles de « sous-développés » et de « régimes autoritaires ».

Selon Mills, l’aspect le plus déconcertant et le plus contradictoire du Contrat racial est qu’il repose sur une « épistémologie de l’ignorance ». Concrètement, le Contrat racial donne licence totale à ses signataires d’ignorer l’évidence qu’il n’est plus besoin de démontrer, de travestir les faits ad libitum et de suspendre leur esprit rationnel et critique à chaque fois que nécessaire. « On pourrait dire d’une certaine manière, explique Mills, qu’il existe un accord [entre les Blancs] qui [leur] permet de mal interpréter le monde. Ils doivent apprendre à regarder le monde faussement mais avec l’assurance que cet ensemble de perceptions erronées seront validées par l’autorité épistémique, qu’elle soit religieuse ou séculière » . (20)

Cette « épistémologie de l’ignorance » est nécessaire et souhaitable car elle permet de résoudre les contradictions morales et intellectuelles du Contrat Racial. Elle permet en particulier de justifier l’assujettissement des autres peuples ainsi que la légitimité des atrocités et autres méfaits commis au nom de l’idée supérieure que l’on se fait de soi ou de sa mission. La conséquence plutôt ironique de cette épistémologie de l’ignorance, note Mills, est que les « Blancs seront généralement incapables de comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes créé » . (21) Ils seront notamment incapables de se rendre compte que les privilèges qui leur paraissent si naturels et si évidents reposent sur la domination d’autres peuples.

Soutenir que l’Occident s’est développé par la « démocratie » et le respect des « droits de l’homme », c’est souscrire indubitablement à cette épistémologie de l’ignorance. Léon Trotski ne s’y était donc point trompé : « Les démocraties impérialistes sont en réalité les plus grandes aristocraties de l’histoire. [Elles] reposent sur l’asservissement des peuples coloniaux » . (22)

LE MIRACLE ASIATIQUE ET LES « VALEURS ASIATIQUES »

Outre le cas des puissances occidentales, l’étude du développement économique des pays d’Asie de l’Est est également riche en enseignements dans la perspective qui nous intéresse. Comme pour faire culpabiliser les Africains, il arrive souvent qu’on leur rappelle que leur situation économique au moment des indépendances n’était pas très éloignée de celle de certains pays d’Asie de l’Est qui plus tard ont réussi leur émergence. Quoi qu’il en soit, ce type comparaison omet souvent de mentionner que le « miracle asiatique », expression qui fait référence au développement économique fulgurant de l’Asie de l’Est, est un « miracle autoritaire ». Autrement dit, les pays asiatiques qui se sont développés l’ont été sous des « régimes autoritaires » pour la plupart d’entre eux.

Parler d’un modèle politique spécifiquement asiatique est réducteur tout comme le qualificatif de « régimes autoritaires ». En effet, comme nous le verrons, ce qui est présenté comme une spécificité asiatique a souvent été expérimenté ailleurs. Il est évident également que l’autoritarisme, quoi que l’on entende par là, n’est pas non plus un trait distinctif des pays asiatiques, ni un gage de développement économique (l’Afrique et l’Amérique latine sont là pour le confirmer). Du point de vue des systèmes de gouvernement, les pays du miracle asiatique partagent trois points communs que nous résumons par le concept de « latitude dynastique » :

– La consolidation au pouvoir d’une élite patriotique : une élite s’est constituée autour d’un projet de long terme orienté prioritairement vers le développement économique et qui vise à rompre avec la domination extérieure. Ce qui est passé par une longévité au pouvoir mais aussi par des transitions politiques de nature dynastique (un fils suit les traces de son père, un ami succède à un ami, un vice-président à son président, etc.).

– La continuité programmatique : l’élite gouvernante est parvenue à s’entendre sur le long terme sur un programme de développement que ne perturbent pas les transitions politiques ou les changements au sein du leadership.

– La gouvernabilité ou souveraineté effective : l’élite gouvernante a été en mesure de réaliser son programme malgré les différentes formes de pression (pression extérieure, médiatique, populaire, etc.).

Plusieurs exemples permettent d’étayer l’idée que les pays du « miracle asiatique » se sont dotés de systèmes politiques qui leur ont permis une réelle latitude dynastique.

– Taiwan a été sous loi martiale de 1949 à 1987, période qui a vu le massacre et la répression des pro-communistes. Dans le langage libéral, ce n’était donc pas un « État de droit ». C’est de 1986 que date le premier parti d’opposition alors que la première élection du président par suffrage universel a été organisée en 1996. Depuis 1949 jusqu’à aujourd’hui, si l’on excepte la période 2000-2008, il a été dirigé par le Kuomintang. A sa mort en 1975, Chiang Kai-chek, son leader historique, s’est fait succéder par son fils (Chiang Ching-kuo) à la tête du Kuomintang puis à la présidence (1978-1988). Chiang Ching-kuo s’est fait succéder lui-même par son vice-président (Lee Teng-hui, 1988-2000).

– La Corée du Sud a entamé son industrialisation sous le règne sanglant du général Park Chung-hee (1961-1979). Dès 1972, Park a suspendu la constitution en vigueur et adopté une nouvelle constitution qui lui conférait de facto la présidence à vie. Sous son ère, le PIB par habitant de la Corée du Sud a été multiplié par trois. Après son assassinat en 1979, le pays a continué à vivre sous régime militaire jusqu’au début des années 90. C’est d’ailleurs en 1987 que date la première « vraie » élection présidentielle au suffrage universel. A la suite des élections de 2012, Park Geun-Hye, la fille du général Park, est devenue le 11e président de la Corée du Sud.

– Singapour a été dirigé par le même premier ministre de 1959 à 1990. Il s’agit de Lee Kuan Yew, celui que l’on s’accorde à considérer comme le père fondateur de la modernité singapourienne. Avec le People’s Action Party, il a réussi l’exploit de remporter toutes les élections auxquelles il a participé. Sur le plan économique, le PIB par habitant de Singapour est passé en termes constants de 2251 dollars en 1960 à un peu plus de 15 mille dollars en 1990. Sous son règne, le régime politique singapourien n’était pas celui d’un parti unique mais il fonctionnait en pratique comme tel. Entre 1990 et 2005, Lee Kuan Yew avait le titre de « ministre sénior ». Avec l’arrivée de son fils Lee Hsien Loong (un ancien militaire) au poste de premier ministre, il a occupé jusqu’en 2011 le titre de « mentor du ministre ». Avec Mahathir bin Mohammad (premier ministre de la Malaisie de 1981 à 2003, période durant laquelle le PIB par habitant malaysien a doublé), Lee Kuan Yew est l’un des défenseurs les plus connus de la thèse des « valeurs asiatiques ».

– Depuis 1949 tout au moins la Chine est un régime de parti unique. Le langage libéral décrit son gouvernement comme une « dictature ». Pourtant, c’est la success story la plus extraordinaire de l’histoire du capitalisme. Durant ces trois dernières décennies, la Chine a fait sortir de la pauvreté près d’un demi-milliard de personnes (soit une population qui avoisine celle de l’Union européenne). Elle dispose de la classe moyenne la plus large du monde. De nos jours, c’est la seconde puissance mondiale. Si l’on en croit la plupart des projections, elle devrait ravir la première place aux États-Unis dans les deux décennies à venir.

Il importe de signaler que même les pays asiatiques décrits comme des « démocraties » ont fait montre de cette latitude dynastique. En Indonésie, pays de « démocratie dirigée » au temps de Sukarno et que l’on décrit maintenant comme la plus grande démocratie du monde musulman, le Golkar party, avec l’œil bienveillant des militaires, a assumé quasiment le rôle de parti unique, remportant toutes les élections entre 1977 et 1997. Au Japon, on retrouve la même configuration avec le Liberal Democratic Party – qui a régné de manière continue entre 1955 et 2009 (sauf un intermède en 1993 qui en durée totalise moins d’un an).

LA CONTROVERSE SUR LES « VALEURS ASIATIQUES »

Cette relative homogénéité des systèmes politiques de nombre de pays asiatiques et les succès économiques qui leur sont associés ont servi de fondement à la thèse des « valeurs asiatiques ». Concrètement, il s’est agi à travers cette expression de dire :

– que la « démocratie libérale » occidentale n’est pas indispensable au développement,

– que les autres régions devraient expérimenter leur propre modèle politique,

– qu’il existerait un modèle politique spécifiquement asiatique et qui serait supérieur au modèle occidental du point de vue de la performance socioéconomique. Pour les défenseurs de la thèse des « valeurs asiatiques », la supériorité du modèle politique asiatique sur le modèle occidental de « démocratie libérale » tiendrait au fait qu’il accorde la prééminenceau consensus plutôt qu’à la compétition, au développement économique plutôt qu’à la « démocratie », aux valeurs collectives plutôt qu’aux valeurs individuelles, à la soumission à l’autorité plutôt qu’à la liberté individuelle. « Je ne crois pas que la démocratie mène nécessairement au développement. Je pense que ce qu’un pays a besoin de développer c’est la discipline plus que la démocratie » , (23) déclare par exemple Lee Kuan Yew. C’est le même propos que l’on trouve dans la déclaration de Bangkok (1993) dans laquelle les leaders asiatiques affirment que « le progrès économique et social facilite la tendance croissante vers la démocratie et la promotion des droits humains ».

A l’examen, il est clair cependant qu’il n’existe pas de « valeurs asiatiques » pas plus qu’il n’existe de valeurs spécifiquement « occidentales » ou « africaines », ne serait-ce que parce que la « démocratie » n’a jamais véritablement été une « valeur » occidentale. Ce sont là des constructions ethnocentriques qui visent à singulariser des peuples, en d’autres termes à redéfinir les termes du Contrat Racial. Il serait plus juste de considérer la rhétorique des « valeurs asiatiques » comme un bouclier idéologique destiné à contrer le discours hégémonique de l’impérialisme occidental qui s’est donné depuis plusieurs siècles la mission de propager les bienfaits de la « civilisation ».

Ceci étant dit, le mérite de la controverse sur les « valeurs asiatiques » est sans doute d’avoir rappelé à une opinion endormie, dans un contexte où l’on disait qu’il n’y a plus d’alternatives au modèle libéral-occidental, que la « démocratie » n’a malheureusement pas été le système politique adopté par les pays qui ont connu le « miracle asiatique ». L’ironie est que les personnes qui ont été choquées par cette thèse de la supériorité économique des « régimes autoritaires » n’ont pas cherché à l’infirmer en convoquant les expériences de développement en Occident. Par exemple, le prix Nobel d’économie Amartya Sen n’a pas trouvé mieux que le Botswana, pays qui aurait réussi semble-t-il à se développer sous une « démocratie libérale », pour tenter de démonter ce qu’il appelle « la thèse de Lee » (en référence à Lee Kuan Yew) . (24) Comme nous allons le voir, le Botswana n’est même pas une exception qui confirme la règle car son modèle politique diffère peu du « modèle dynastique ».

LE CAS DU BOTSWANA

Entre 1960 et 2009, le pays qui a obtenu le taux de croissance du PIB par habitant le plus élevé au monde est la Chine avec 6,4% en moyenne annuelle. En deuxième position, le candidat surprise est le Botswana (5,9%) qui arrive juste devant la Corée du Sud. Le Botswana est le miracle économique africain. Il est généralement encensé non seulement pour sa réussite économique exceptionnelle mais aussi pour avoir su mettre en place très tôt un régime considéré comme « démocratique ».

En 1960, la population botswanaise comptait moins de 523 000 habitants, les moins de 14 ans représentant 45,6% du total. La ville la plus peuplée regroupait moins de 4 000 habitants. Ceci pour faire remarquer d’emblée que le Botswana est un petit pays où la taille de l’électorat est très réduite et que ce qui est valable pour un petit pays ne l’est pas nécessairement pour les grands.

Les élections au Botswana sont généralement réputées pour leur régularité et leur transparence. En 1965, lors des élections législatives, le nombre de votants était de l’ordre de 140 000, soit un taux de participation de l’ordre de 75% . En 1969 et 1973, lors des élections législatives, le nombre de votants était tombé respectivement à moins de 77 000 et à près de 64 000 soit des taux de participation de 55% et de 31%. Les meilleurs taux de participation enregistrés lors d’élections législatives se situent entre 76-77%. Avec l’évolution démographique, le nombre d’électeurs inscrits a presque quadruplé entre 1965 et 1999 : de moins de 189 000, on est passé à 726 000. En effet, le Botswana comptait près de deux millions d’habitants en 2009, le tiers appartenant à la classe d’âge des moins de 14 ans . (26)

La vie politique botswanaise a également été marquée par l’organisation de référendums aux taux de participation plutôt faibles. En 1987, sur un total de 58 mille bulletins valides, 45 000 ont été d’accord pour la désignation par le gouvernement d’un superviseur des élections. En 1997, le référendum portait sur l’instauration d’une commission électorale indépendante. Le « oui » l’a emporté : 45 000 botswanais ont voté pour et 12 000 contre, soit un taux de participation de 16,7%. Enfin, le référendum de 2001 portait sur la possibilité d’étendre le droit de vote aux botswanais expatriés, le « oui » l’a emporté avec 43 000 voix pour et 18 mille contre ; soit un taux de participation de 16,8%. Par quoi l’on constate que les référendums n’intéressaient pas l’électeur botswanais moyen malgré l’importance des enjeux.

Une autre particularité du régime démocratique du Botswana est que le Bechuanaland Democratic Party (Bdp) a remporté toutes les élections législatives qui ont été organisées depuis 1965 avec à chaque fois plus de 50% des voix au premier tour. L’hégémonie électorale du Bdp est cependant de plus en plus contestée comme en témoigne la tendance au déclin de ses scores aux élections législatives.

Si les différents présidents du Botswana ont été tous élus via les urnes, le fait intéressant est que le vice-président a succédé au président sortant à chaque fois. A noter également que l’actuel président qui est militaire de formation est le fils du premier président du Botswana.

A l’évidence, la cote élevée dont jouit le Botswana ne se justifie pas par des considérations touchant à la vigueur de la participation des Botswanais dans les moments clés comme les référendums ou au nombre d’alternances politiques. L’exemplarité de son modèle politique, si tant est qu’on puisse parler ainsi, tient à son effectivité. L’économie est dynamique et apparemment les Botswanais ne souffrent pas trop de privations de libertés politiques comme dans certains endroits du continent africain. Parmi les nombreux ingrédients à cet état de fait, on peut citer un contexte international qui a été favorable pour ce pays riche en diamants. Ensuite, la pression sociale, c’est-à-dire la demande en termes de services publics et de standing social, a été jusqu’à une période récente relativement maîtrisable compte tenu de la taille de la population. Enfin, les leaders botswanais ont eu la chance de pouvoir dérouler leur programme parce qu’ils ont toujours eu une majorité confortable et aucune opposition significative n’a existé qui aurait pu briser cette continuité institutionnelle. Ceci rappelle d’ailleurs le fameux modèle suédois qui a longtemps reposé sur le consensus forgé par le parti social-démocrate.

Bien évidemment, ces éléments ne suffisent pas à eux seuls à expliquer la trajectoire du Botswana. Ils permettent toutefois d’identifier quelques fondamentaux en matière de développement économique : la stabilité politique, une pression sociale faible et des opportunités extérieures favorables. L’histoire récente de ce pays permet de valider ce point de vue.

Outre le déclin du Bdp comme force politique, il faut noter également un certain essoufflement économique. Le taux de croissance du Pib par habitant est passé en moyenne annuelle de 11% entre 1970-9 et 7,4% entre 1980-9 à 2,7% entre 1990-9 et 2,5% entre 2000-9. Or, ce ralentissement de la croissance économique a coïncidé avec une explosion des flux d’Ide (Investissements directs étrangers) entrants au Botswana qui sont passés en moyenne de 9 dollars par habitant dans les années 90 à 179 dollars dans les années 2000. Ce regain d’ouverture économique s’est révélé encore plus coûteux puisque les paiements nets annuels moyens en direction du reste du monde ont été multipliés par dix quasiment durant cette période (de 0,7% à 6,9% du Pib). En dehors du Gabon, et sans doute de la Guinée équatoriale, c’est le pays africain le plus profitable pour les multinationales. Durant la période 2000-8, le taux de profit annuel moyen pour les multinationales s’établissait à 250%. Ce sont là quelques coûts invisibles de la « démocratie » qui n’apparaissent généralement pas dans les évaluations.

La violence de l’exploitation économique au Bostwana est d’autant plus importante que le taux de prévalence du Vih/sida est de l’ordre de 25% pour les 15-49 ans, l’un des plus élevés au monde . Malgré les efforts accomplis par le gouvernement et des structures comme Onusida, les progrès obtenus dans le domaine sanitaire et médical depuis les années 60 sont en train d’être compromis par le sida depuis les années 90. L’espérance de la vie à la naissance est passée de 66,3 ans pour les femmes à 54,7 ans et dans le cas des hommes de 61,9 ans à 55,1 ans . (28)

En somme, le Botswana ne s’écarte pas du modèle dynastique observé en Asie. Son cas montre, malgré la récupération instrumentale et démagogique de figures respectables comme Amartya Sen, qu’il y a des choses plus importantes que le développement économique et la « démocratie » qui ne peuvent être tenus en aucun cas pour des fins en soi.

LES VERTUS DE LA DEMOCRATIE : SUR LA DECONNEXION ENTRE LES SYSTEMES DE CLASSEMENTS

La démocratie est de nos jours le nom du bien en politique alors que le développement est sa contrepartie dans le domaine économique. Contrairement à la thèse droit-de-l’hommiste qui postule que la « démocratie » est une condition du développement économique voire un élément qui le favorise, la réalité est que la vertu en politique (le fait d’être une bonne « démocratie libérale ») ne garantit pas nécessairement la performance socioéconomique. L’expérience montre en effet que les « bandits » sur le plan politique ont souvent été plus performants sur le plan socioéconomique. En d’autres termes, le classement du bien-être politique est souvent en conflit avec le classement du bien-être économique. Pour illustrer cette déconnexion entre les systèmes de classements, les exemples sont légion.

LES REGIMES AUTORITAIRES ONT ETE PLUS EFFICACES POUR ELIMINER L’EXTREME PAUVRETE.

En théorie, comparées aux « régimes autoritaires », les « démocraties » sont censées manifester plus de sollicitude vis-à-vis des pauvres dans les pays en développement. Comme les pauvres y forment la majorité démographique de fait, on s’attendrait normalement à ce que leur nombre leur permette de faire pression sur leur gouvernement, et donc de les inciter à adopter des politiques pouvant avoir un impact significatif sur la pauvreté. Le paradoxe est que les pays en développement considérés comme des « démocraties » ont été moins efficaces en matière de réduction de la pauvreté que les « régimes autoritaires ».

Parmi les meilleures « démocraties » recensées dans les pays en développement (Inde, Costa Rica, Venezuela, Botswana, Jamaïque, Philippines, Sri Lanka), aucune n’a fait mieux que Taiwan, Hong-Kong et la Corée du Sud par exemple, pays qui ont réussi à éradiquer l’extrême pauvreté. Ce fait éclairant souligné par Ashutosh Varshney permet d’apprécier la fausseté de l’hypothèse selon laquelle les « régimes autoritaires », comparés aux « démocraties », se soucieraient moins du bien-être économique des plus pauvres ainsi que de celle qui voudrait que la démocratie soit un gage de performance économique. Comme le souligne astucieusement Varshney, ce n’est pas la « démocratie » qui crée la performance économique. Ce sont plutôt les bonnes stratégies . Or, dans les faits, rien ne garantit que la « démocratie » permette d’arriver toujours aux meilleures décisions que les « régimes autoritaires ». De plus en plus, c’est l’opinion inverse qui semble s’imposer, hélas !

DEMOCRATIE ET PRODUCTIVITE : L’EXEMPLE SENEGALAIS

Que la « démocratie » ne soit une condition ni nécessaire ni suffisante du développement économique peut-être illustrée également avec le cas du Sénégal. Voilà un pays qui contrairement à la plupart de ses homologues africains n’a jamais connu de coup d’État ou de gouvernement militaire. Dès 1974, il s’est acheminé vers un régime de multipartisme. Grâce entre autres à l’existence d’une presse libre et d’une « société civile » vibrante, deux « alternances » politiques ont été observées (lors des élections présidentielles de 2000 et 2012) dans un climat de relative paix.

Malgré ce bon niveau de performance constitutionnelle, le Sénégal n’avait pas encore rattrapé en 2011 son niveau de Pib par habitant de 1960 ! Son cas est une preuve probante que l’adoption d’un régime « démocratique » ne génère pas nécessairement des dividendes sur le plan économique. Encore plus ironique, la période la plus prospère que le pays a connue jusque-là (le règne du président Abdoulaye Wade de 2000 à 2012) a été celle où, de l’avis des commentateurs et analystes politiques, la « mauvaise gouvernance » a atteint son paroxysme !

DEMOCRATIE ET DEVELOPPEMENT HUMAIN : QUELQUES « ANOMALIES ».

Depuis près de deux décennies, le Programme des Nations Unies pour le Développement (Pnud) publie chaque année un classement international élaboré sur la base de l’Indice de développement humain (Idh), un indice composite qui agrège les performances obtenues en termes de niveau de vie, d’espérance de vie et d’éducation. Ce qui consiste d’une certaine manière à classer les pays en fonction du degré de bien-être économique. Là encore, on constate que les « démocraties » ne sont pas toujours meilleures que les « régimes autoritaires ». Selon le Rapport sur le Développement Humain de 2013, Hong-Kong (13e) et Singapour (18e), deux pays que les occidentaux ne considèrent pas comme des « démocraties » , (30) sont mieux placés que des « démocraties » tels que la France, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni et le Luxembourg !

Si l’on tourne le regard vers les pays africains, la situation est encore plus comique. En termes de « développement humain », la Libye est le pays d’Afrique continentale qui offre le meilleur cadre de vie pour le Pnud. Pour l’Afrique subsaharienne/continentale, le Gabon arrive en tête suivi de deux « démocraties » respectables : le Botswana et l’Afrique du Sud. En Afrique de l’Ouest, aucun pays francophone ne dépasse le Swaziland en matière de « développement humain », malgré la forte prévalence du Vih/sida dans ce dernier contexte. Il faut rappeler que le Swaziland est la seule monarchie du continent. Son souverain fait d’ailleurs souvent les choux gras la presse internationale qui manque rarement d’attirer l’attention sur sa douzaine d’épouses, sa progéniture abondante et ses goûts pour les voitures de luxe !

Malgré l’ouverture « démocratique » tant vantée sur le continent, aucun pays d’Afrique noire n’est mieux placé que la Chine (101e) en termes d’IDH, et a fortiori Cuba (59e), deux pays qui sont en principe des « dictatures communistes ». L’Irak que l’on ne peut sérieusement qualifier de « démocratie » a un meilleur score en termes de « développement humain » que l’irréprochable « démocratie » capverdienne.

Enfin, l’Inde que les occidentaux considèrent comme « la plus large démocratie du monde » arrive derrière la Chine sur ce point.

DEMOCRATIE ET DEVELOPPEMENT HUMAIN DES « MINORITES RACIALES » : AU-DELA DES MOYENNES

Au-delà des comparaisons internationales, l’Idh peut s’avérer également très utile lorsqu’il s’agit de comparer la situation en matière de « développement humain » entre citoyens d’un même pays. Une étude avait par exemple calculé l’Idh pour l’Australie, les États-Unis, le Canada et la Nouvelle Zélande en prenant le soin de distinguer à chaque fois la majorité blanche des peuples autochtones. Le résultat est très révélateur et va à l’encontre de l’image que les « démocraties » se font d’elles-mêmes.

En 2001, pour les majorités blanches, on obtient le classement international suivant : Australie (4e), États-Unis (7e), Canada (8e), Nouvelle Zélande (20e). Autrement dit, si l’on raisonne globalement et en occultant la réalité de la « race », ces quatre pays font partie de ceux qui sont les plus développés au monde. Par contre, si l’on calcule l’Idh pour chacune de leurs minorités autochtones, on obtient pour la même année le classement suivant : Aborigènes et habitants de Torres Strait Islands (104e), Amérindiens et natifs de l’Alaska (31e), Aborigènes du Canada (33e), Maoris de Nouvelle Zélande (74e).

Dans le cas de l’Australie, le contraste est particulièrement saisissant. Pour un Australien blanc, l’Australie est sans doute l’un des meilleurs pays qui soient. Par contre, un indigène qui vit en Australie, si l’on en croit l’Idh, avait une situation comparable au Chinois moyen du début des années 2000. En effet, il semblerait que l’Australie soit le seul pays parmi les quatre où les progrès en matière de « développement humain » aient reculé entre 1990 et 2001 . (31) La preuve s’il en que les « minorités raciales » tendent à être l’objet d’une discrimination importante dans les « démocraties » occidentales qui réservent prioritairement leurs performances socioéconomiques à la majorité blanche.

LES PERFORMANCES DES « REGIMES TOTALITAIRES » LORS DE LA CRISE DE 1929

L’Allemagne sous le règne nazi et l’Urss communiste sous Staline sont les deux exemples qui ont nourri la pensée du XXe siècle sur le totalitarisme. Ils incarnaient aux yeux des Occidentaux le mal absolu, surtout dans le contexte de la guerre froide. L’ironie une fois de plus est que ces deux « régimes totalitaires » ont été beaucoup plus performants en matière de « développement » que les « démocraties libérales ».

Entre 1913 et 1938, l’Urss a été quasiment le champion du monde en termes de croissance économique. Entre 1929 et 1938, le Pnb par habitant a augmenté de 4 à 5% annuellement. A l’instar de l’Urss, l’Allemagne nazie a elle aussi « survolé » la crise de 1929. La croissance annuelle moyenne du Pnb par habitant allemand a été de 4,2% entre 1929 et 1938. Dans ce contexte de chômage massif, Hitler, devenu chancelier le 30 janvier 1933, a fait passer le taux de chômage dans l’industrie de 43,8% à 3,2% entre 1933 et 1938. Par contraste, aux États-Unis, cet indicateur était passé sur la même période de 30,2% à 27,9% . (32)

Soulignons que les performances économiques des régimes fascistes ont été saluées comme il se doit par Winston Churchill le 18 février 1933, à un moment où il ne soupçonnait pas encore ce qui allait arriver. Pour barrer la route au « socialisme », Churchill exhortait tout simplement le monde « libre » à imiter le modèle fasciste : « Le génie romain, personnifié par Mussolini, le plus grand législateur vivant, a montré à de nombreuses nations comment on peut résister à la déferlante socialiste et il a indiqué la voie que peut suivre une nation lorsqu’elle est courageusement gouvernée. Avec le fascisme, Mussolini a élevé un phare que les pays engagés dans la lutte au corps-à-corps avec le socialisme ne doivent pas hésiter à prendre pour guide » . (33)

LA CRISE SYSTEMIQUE DE 2008 : LA DEMOCRATIE LIBERALE FACE AU MODELE « CHINOIS »

Francis Fukuyuma est l’auteur de la célèbre thèse de la « Fin de l’Histoire » . (34) Au début des années 90, il soutenait que la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique sont la preuve de la supériorité de la « démocratie libérale » et de l’économie de marché sur le modèle communiste. Sa prédiction était que le monde devait inexorablement s’acheminer vers ce modèle qu’il considérait comme le seul viable à long terme. Près de vingt ans plus tard, la Fin de l’Histoire a pris fin. Il semblerait désormais que le modèle « chinois » soit clairement supérieur à la « démocratie libérale » du point de vue de la politique économique. C’est la nouvelle thèse qu’avance Fukuyama dans un article au titre explicite : « US democracy has little to teach China » (« la démocratie américaine a peu à apprendre à la Chine »). (35)

Pour Fukuyama, la crise systémique de 2008 a définitivement décomplexé les Chinois face aux Américains. A ses yeux, la manière dont la Chine a géré cette crise considérée comme la plus grave de l’histoire du capitalisme a permis de mettre en évidence les limites de la « démocratie » en même temps que la relative efficacité du modèle « chinois ». En effet, dans le domaine de la politique économique, le modèle « chinois » aurait un avantage majeur sur la « démocratie » américaine : il permettrait d’identifier les bonnes stratégies et d’arriver à la prise de décision rapide sur les questions complexes.

Même si la Chine n’organise pas des élections, souligne Fukuyama, le pouvoir en place reste sensible à l’opinion publique. D’ailleurs, le fait curieux est que le gouvernement chinois bénéficie d’un large soutien populaire, une part substantielle de l’opinion publique chinoise étant de l’avis que le pays avance dans la bonne direction. Ce qui n’est pas le cas des États-Unis où 9% seulement des Américains ont confiance en leurs élus du Congrès et en leur capacité à changer les choses significativement . (36)

Autre avantage : le gouvernement chinois disposerait de marge de manœuvre pour gouverner (la pression populaire, internationale, etc. ne l’ébranle pas !) et aurait une approche long-termiste qui privilégie les intérêts économiques globaux de la société. Par contraste, le gouvernement américain, même s’il est plus « libre », est pris dans le dilemme d’avoir à choisir entre la paralysie politique (du fait de l’éclatement des pouvoirs et de la division au sein de l’élite) et un modèle de « gouvernance » qui reflète uniquement les intérêts du monde de l’entreprise et non ceux de la société . (37)

En somme, ce que semble dire Fukuyama est que, dans le contexte actuel de la mondialisation, le modèle « chinois » s’adapte infiniment mieux et semble être plus efficace à long terme. Vingt ans après la Fin de l’Histoire, l’Histoire est donc bel et bien de Retour !

CONCLUSION

La démocratie n’a jamais été considérée comme un bien pendant la majeure partie de l’histoire de la pensée politique occidentale. Elle était perçue comme une forme de gouvernement despotique basée sur la terreur et l’injustice. On l’associait également avec la pauvreté et avec une distribution égalitaire des ressources économiques et du pouvoir politique. A la fin du XVIIIe siècle, dans la période révolutionnaire, les pères fondateurs américains, et les classes dominantes plus généralement, était d’avis que la démocratie est un frein au progrès économique et qu’elle est incompatible avec le capitalisme. C’est véritablement au XXe siècle, dans le contexte de la guerre-froide, que la question de la relation entre système politique et performance économique s’est posée en des termes historiquement inédits. Entretemps, la démocratie était devenue le label politique permettant d’éluder la nature du système oligarchique qui avait été inventé pour contrer la puissance du peuple alors que le mot développement qui s’était imposé sur la scène publique depuis Truman véhiculait l’image d’un monde ouvert où le capitalisme pourrait être au service de toutes les nations, pourvu qu’elles adoptent les bonnes politiques voire les bonnes institutions.

En tout état de cause, cinq enseignements majeurs peuvent être tirés des éléments empiriques présentés ici :

– La « démocratie » n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour la performance socioéconomique. La même chose peut être dite des « régimes autoritaires ». Car ce qui compte c’est moins la forme politique « officielle » que l’aptitude (i) à conquérir et maintenir sa souveraineté économique et (ii) à mettre en place des stratégies économiquement porteuses sur le long terme.

– Des différents régimes politiques, la « démocratie » s’est révélée jusque-là le moins propice au développement économique.

– Le développement économique ne conduit pas nécessairement à la « démocratie » mais elle peut renforcer la stabilité des régimes « démocratiques ».

– A un niveau global, le capitalisme est incompatible avec la performance démocratique. Les pays qui ont pu concilier un tant soit peu les deux sont ceux qui ont le plus profité de la « rente impérialiste », pour reprendre un concept de Samir Amin. Dans le langage de Charles Wright Mills, le capitalisme n’a été « démocratique » que pour ceux qui bénéficient des privilèges garantis par le Contrat Racial.

– Une performance démocratique généralisée à l’ensemble de l’humanité est impossible sous le capitalisme, système qui repose sur la répression (physique, politique, économique, culturelle, écologique, etc.) des pays de la périphérie et des masses laborieuses.

** Ndongo Sylla est économiste du développement, chargé de recherches au Bureau Régional de la Fondation Rosa Luxemburg à Dakar Ce texte (en version provisoire) a été présenté le 1er mai 2013 dans le cadre des Samedi de l’économique qu’organise Arcade et la Fondation Rosa Luxemburg, à Dakar.

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