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Réponse de Pierre Piccinin à notre article par investig’Action


Réponse de Pierre Piccinin à notre article
Investig’Action, Pierre Piccini

6 juin 2012

Suite à l’article de Bahar Kimyongür, Le chemin de Damas de Pierre Piccinin, l’historien victime de la répression syrienne nous demande de publier un droit de réponse. Nous acceptons, par honnêteté intellectuelle, même si nous ne partageons pas la position de Pierre Piccinin sur la nécessité d’une intervention militaire en Syrie pour les raisons suivantes.

Tout d’abord, l’Occident a-t-il la vocation et la légitimité d’apporter la démocratie aux quatre coins du monde ? Il faudrait déjà se mettre d’accord sur ce qu’on entend par « démocratie ». Si ce concept implique seulement de déposer un papier dans une urne tous les quatre ou cinq ans et garantit aux citoyens le droit de manifester leur mécontentement sur des sujets secondaires et/ou de manière superficielle, bref, si on fait abstraction de ce qui se passe actuellement en Grèce ou au Québec, on peut reconnaître à l’Occident une certaine maîtrise de la démocratie. En revanche, selon d’autres critères, on pourrait inviter l’Occident à balayer devant sa porte avant de frapper à celle de ses voisins libyens, syriens ou iraniens.
Admettons néanmoins que l’Occident ait vocation à faire triompher la démocratie sur cette planète. Avant de bombarder des pays et de faire couler du sang, l’Occident-phare-de-la-démocratie-dans-le-monde ne pourrait-il pas commencer par arrêter de soutenir ouvertement des dictatures qui ne doivent leur maintien qu’au soutien occidental ? Cela économiserait quelques sorties de F-15 et de nombreux citoyens, en Arabie saoudite, au Qatar, en Ethiopie ou au Honduras, se verraient soudainement accorder le droit d’exercer leurs droits démocratiques. Et sans des litres de sang versés, ce qui ne gâche rien au tableau.
Mais Pierre Piccinin ne nous parle pas de bombarder Damas. Seulement de « donner un appui aérien à l’Armée syrienne libre, à sa demande et par rapport aux objectifs qu’elle désignera. ». Pour rappel, la résolution 1973 votée par le Conseil de sécurité des Nations unies autorisait l’instauration d’une no-fly zone au-dessus de la Libye et engageait à protéger les civils. Or, il est apparu que les forces de l’Otan ont largement dépassé le cadre de la résolution en visant directement un changement de régime et en tuant de nombreux civils au passage. Les avions de l’alliance militaire ont systématiquement bombardé le terrain pour favoriser l’expansion des insurgés. Que deviendra donc l’ « appui aérien » suggéré par Pierre Piccinin si l’Armée syrienne libre rencontre des difficultés pour s’emparer des villes tenues par les troupes du gouvernement ?
Il n’est sans doute pas nécessaire de chercher à répondre à cette question, rassurez-vous : la guerre de Syrie n’aura pas lieu, nous prédit Pierre Piccinin. L’historien affirme en effet que l’Occident est hostile à une intervention pour préserver la stabilité régionale. On se demande bien pourquoi l’Occident a reconnu le Conseil national syrien comme seul « représentant légitime » du peuple syrien. On se demande pourquoi il soutient et encadre l’Armée syrienne libre et divers groupes armés qui ont plongé le pays dans la guerre civile. On se demande aussi quelle mouche a piqué le sous-secrétaire d’Etat US pour les Affaires du Proche-Orient, Jeffrey Feltman, qui déclarait il y a peu qu’il fallait atteindre un point critique en Syrie et que le régime de Bachar el-Assad devait rapidement toucher à sa fin. En matière de stabilité régionale, on a vu mieux.
Le fait que le gouvernement syrien n’ait pas attaqué ouvertement les intérêts occidentaux en fait-il un « bon ennemi » à préserver pour la stabilité régionale ? La Yougoslavie n’avait pas attaqué l’Occident lorsque les troupes de l’Otan l’ont démembrée. Les talibans niaient toute implication dans les attentats du 11 septembre et étaient prêts à livrer Ben Laden lorsqu’il a commencé à pleuvoir des bombes en Afghanistan. Saddam Hussein avait rendu de bons services à l’Occident et ne menaçait personne lorsque Bush lui est tombé dessus.
L’Occident intervient militairement lorsqu’il en a l’intérêt, or il n’a pas d’intérêt à intervenir en Syrie, explique Pierre Piccinin. Les nombreux voyages de l’historien lui ont certes permis d’obtenir de bonnes infos sur le terrain mais peut-être lui manque-t-il le recul nécessaire pour percevoir ce qui se passe dans la région du Grand Moyen-Orient : une redistribution des cartes. Profitant du « printemps arabe », l’Occident et ses alliés régionaux tentent de faire tourner le cours des événements à leur avantage, en affaiblissant l’axe qui leur tient tête et sur lequel on trouve l’Iran, la Syrie, le Liban et le Hamas. Une opération de séduction a été entamée pour rapprocher politiquement le mouvement de résistance palestinien des pétromonarques bailleurs de fonds. Pour le reste, appliquant la bonne vieille recette coloniale du diviser pour régner, l’Occident et ses alliés tentent d’appliquer une grille de lecture confessionnelle sur la contradiction profonde qui traverse la région. Plus question d’ingérence, d’oppression, de pillage économique et de dictatures subalternes… Le problème du Grand Moyen-Orient à présent, c’est qu’il y a des sunnites d’un côté et des chiites de l’autre.
Cette stratégie avait déjà été développée dans les années 60 : il fallait contrer l’influence de Nasser qui militait pour l’indépendance du monde arabe. Pour ce faire, on avait opposé au panarabisme laïc de l’Egyptien l’islam politique de l’Arabie saoudite. Le même phénomène se reproduit aujourd’hui. Bien-sûr, il existe des contradictions entre sunnites et chiites. Mais elles n’expliquent pas les bouleversements géopolitiques qui traversent la région. Ce que n’autorisera pas l’Occident, c’est que les peuples arabes s’unissent, au-delà de leurs confessions, pour mettre un terme au pillage des multinationales et des dictateurs fantoches qui leur servent de relais. Si on ne comprend pas cette redistribution des cartes, on ne peut pas comprendre pourquoi l’Occident soutient un peuple opprimé en Syrie et l’oppression d’un peuple au Bahreïn ou en Palestine. On ne peut pas comprendre pourquoi les monarchies du Golfe apportent un soutien armé aux rebelles syriens alors qu’elles reluquaient leurs beaux joujoux dans leur caserne lorsque les Gazaouis étaient bombardés il y a trois ans.
Enfin, il est nécessaire de mettre un terme à une idée en vogue chez les belliqueux humanitaires et partagée par Pierre Piccinin : s’opposer à une intervention de l’Otan n’implique pas de soutenir la répression du régime syrien. Nous soutenons le droit légitime du peuple syrien à instaurer un gouvernement démocratique qui tiendra réellement compte de ses intérêts. Mais ce n’est pas l’objectif poursuivi par une grande frange de l’opposition soutenue par l’Occident. Ce n’est pas non plus le résultat que l’on peut espérer d’une intervention de l’Otan : l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord n’a JAMAIS apporté la paix et la démocratie dans un pays où elle est intervenue. C’est donc dans l’intérêt du peuple syrien que nous nous opposons à une telle intervention. Car les guerres de l’Otan ne sont pas la solution mais font partie du problème.
Investig’Action
Réponse à Bahar Kimyongür (et à mes autres amis de la gauche de la gauche), à propos de la Syrie
Mon cher Bahar, le texte que tu as produit à mon propos, par ailleurs très aimable et digne de l’intellectuel que tu es (alors que d’autres se croient obligés de couper les ponts ou d’adopter un ton agressif, voire insultant et même indécent à mon encontre), m’a certainement interpellé et, tout en te répondant, me donne l’occasion de mettre deux ou trois choses au point, à l’intention, non seulement, de ceux de mes lecteurs qui cherchent à comprendre la réalité syrienne, comme j’essaie moi-même de le faire depuis près d’un an, et ne s’ingénient pas à démontrer à tout prix une thèse préconçue, mais aussi de ceux qui, à la gauche de la gauche, apparaissent vissés à quelques postulats bien arrêtés et dont les critiques à mon égard, le vocabulaire et le ton employés sont typiques de cette tendance, dont je connais fort bien plusieurs spécimens très représentatifs, et que, probablement, parce qu’il se sont bouché les oreilles, je ne convaincrai pas ; mais ce n’aura pas été faute d’avoir essayé.
Je n’épiloguerai pas sur ton appréciation toute personnelle de ma méthode de travail, que tu qualifies de naïve et de candide : « est-il en effet raisonnable de courir d’un front à l’autre, de passer d’un camp à l’autre sans avoir le moindre mandat, la moindre couverture officielle ? », interroges-tu. C’est la politique que j’ai pratiquée en Syrie, tout comme en Libye, en Égypte ou au Yémen ; et elle m’a plutôt bien réussi, tandis que d’autres, viscéralement attachés au régime, défendaient l’indéfendable, ou au contraire, entrés en fraude dans ces pays et guidés par l’opposition, angélisaient la rébellion… Et, n’eût été l’incompétence zélée d’un sous-fifre des services des renseignements militaires de Tal-Kalakh, un bled paumé à la frontière libanaise, probablement aurais-je pu, cette fois encore, mener à bon terme mon séjour d’observation.
Par contre, j’entends bien m’expliquer sur les raisons qui m’ont amené à rectifier mon analyse concernant les intentions du régime syrien et les conclusions qu’il faut dès lors tirer.
Avant d’aller plus loin, cependant, je voudrais commencer par remercier tous ceux qui, sur Facebook ou par mail, m’ont apporté leur soutien dans ces moments compliqués et dont j’ai découvert, à mon retour des geôles syriennes, les messages d’amitié, après six jours difficiles passés dans quatre prisons, dont deux centres des services secrets, séjour nerveusement et physiquement très éprouvant.
Et je souhaite aussi remercier mes deux amis, Thibaut et Thierry, ce que je n’avais pas encore fait publiquement, deux amis très proches, qui ont toujours accepté de m’assurer un filet, lorsque je me suis rendu sur les différents terrains du « Printemps arabe », en Tunisie, en Egypte, au Yémen, plusieurs fois en Libye et en Syrie… Tous deux m’ont secondé sans jamais faillir et ont assuré le suivi nécessaire lorsque je me trouvais dans les zones de conflit. C’est en grande partie grâce à leur zèle que j’ai pu m’en sortir cette fois-ci, et sans trop de casse.
Je pense aussi à mes camarades de cellules, qui, eux, sont toujours là-bas. Je dis bien mes « camarades », mes « amis », car, si nous ne sommes restés ensemble que quelques jours, la solidarité dont ils ont fait preuve envers moi fut admirable et, à présent, c’est à mon tour de me montrer solidaire et de témoigner en leur nom.
Depuis mon retour, je lis bien des inepties à mon propos. A commencer par une première réaction, publiée sur le site internet du journal Le Soir, le 23 mai, un article de Jean-Claude Vantroyen, d’une bêtise navrante et d’une méchanceté crasse, non seulement parce qu’il est rempli d’erreurs et de non-sens, mais aussi parce que l’on sait très bien de qui vient toute cette boue malsaine, du « Monsieur Moyen-Orient » du Soir, qui n’a pas osé écrire lui-même ce pamphlet et, alors qu’il me qualifiait naguère dans tout Bruxelles « d’ami de Kadhafi et d’al-Assad », n’a lui-même jamais mis les pieds ni au Yémen, ni en Syrie, ni en Libye, tout le « Printemps arabe » durant (et je précise que, contrairement à d’autres médias qui s’étaient déplacés pour m’accueillir à l’aéroport le 23 mai, Le Soir a publié ce tissus de n’importe quoi sans même m’avoir contacté pour rien vérifier et alors que je me trouvais encore, le matin même, dans une geôle syrienne).
J’y ai appris au passage que Jonathan Littell, l’auteur du Prix Goncourt 2006 (pour un roman, tout au plus provocateur, que j’ai un jour feuilleté dans un supermarché, par curiosité, et que j’aurais trouvé plus à sa place dans une gare –le Goncourt est très inégal), me qualifiait de « crétin », dans ses Carnets de Homs, ne partageant pas mon analyse de la situation syrienne. Je suppose que c’est là ce qu’on peut se permettre quand on a reçu le Goncourt… Littell a en effet passé deux petites semaines à Homs, peu après que je m’y étais moi-même rendu. Un séjour unique, à Homs seulement et sous l’influence des rebelles ; pour ma part, j’en suis à mon troisième séjour, en toute neutralité, et je me suis déplacé dans tout le pays, de Deraa à Alep et de Latakieh à Deir ez-Zor…
Ni historien, ni politologue, ni spécialiste de la région, sans aucun outil pour apprécier la portée des événements, le romancier à succès s’y est offert quelques frissons, planqué, sous la protection de l’Armée syrienne libre, sans jamais avoir rencontré les partisans du régime, et il a détalé comme un lapin le jour où les bombardements des chars gouvernementaux ont commencé. Outre le manque d’élégance du personnage, qui insulte ceux qui ne souscrivent pas à ses vues, il convient d’ajouter que Littell n’a jamais cherché à me rencontrer ; plus fort : il ment sans vergogne lorsque, dans les Carnets de Homs, il prétend que son collaborateur, un certain Mani, photographe occasionnellement attaché au quotidien Le Monde, m’aurait interviewé. J’ai bien reçu un soir un coup de fil de Homs, alors que je me trouvais dans ma maison de campagne en Belgique, de la part de ce Mani. Mais il m’avait invectivé d’une odieuse façon, à ce point que j’avais rapidement mis fin à la discussion.
J’ai aussi dû répondre à quelques attaques de la part d’un certain Daniel Le Conte et d’un non plus certain Max Loiseau, qui ont eu l’indécence d’asserter, respectivement, sur AlterInfo et dans Ubu-Pan, cet hebdomadaire islamophobe bien connu de l’extrême-droite belge, que mon témoignage sur les prisons des services secrets syriens et les tortures que l’on y pratique était totalement inventé, car, selon eux, j’aurais été arrêté par les services de l’immigration et immédiatement expulsé, au bout de deux jours, et ce, tout simplement, parce que je n’aurais pas eu de visa. Selon eux, j’aurais donc passé sept jours en Syrie, du 15 au 21 mai (j’ai été expulsé le 23), en franchissant joyeusement, sans visa, les check-points et contrôles de police. Leurs propos ont été repris par Le Grand Soir qui, après avoir identifié le « fake », a retiré l’article, de la pure intox (le Ministère des Affaires étrangères belge détient une copie de mon passeport et du visa, que j’ai obtenu au poste de Jdaidit, à la frontière libanaise).
Donc, en deux mots, les faits, tels qu’ils se sont réellement déroulés :
Alors que j’essayais d’établir la cartographie de la rébellion en Syrie (j’étais entré en Syrie le 15 mai et je m’étais déjà rendu dans la région de Zabadani, à Homs, à Tal-Biset, où j’avais rencontré le commandement militaire rebelle, à Rastan et à Hama), j’ai été arrêté le 17 mai par les services de renseignement syrien, devant la ville rebelle de Tal-Kalakh, à la frontière du Nord-Liban, où j’allais également essayer d’entrer dans Qouseir, avant de me rendre à Idlib.
Après quelques heures de cachot, j’ai été transféré au centre des services de renseignement de Homs ; j’y ai été « interrogé sévèrement » : les services secrets syriens étaient persuadés que j’espionnais pour le compte du gouvernement français et que j’assistais la logistique et la coordination de l’Armée syrienne libre. Et, toute une nuit durant, j’y ai été témoin des atrocités, des tortures, que les agents de la sécurité infligeaient « à la chaîne », à des dizaines de malheureux.
J’ai ensuite été transféré au centre des services de renseignement de Palestine Branch, à Damas (qui avait été l’objet d’un attentat à la bombe quelques jours plutôt). J’ai à nouveau été interrogé, mais plus civilement, cette fois.
Lorsque les autorités syriennes ont compris que je ne présentais aucun danger pour elles, j’ai été jeté dans un sous-sol, en vue d’être expulsé. J’y suis resté quatre jours.
Avec certaines complicités, j’ai pu faire passer un message à l’extérieur ; le Ministère des Affaires étrangères belge, qui avait déjà été averti de ma disparition, a immédiatement tout mis en œuvre pour me localiser et me sortir du pays ; et je me félicite de son extraordinaire efficacité, en remerciant particulièrement le Consul de Belgique à Amman, Monsieur Arnt Kennis.
Jusqu’à ce troisième séjour d’observation, concernant la Syrie, j’avais toujours défendu les principes du droit westphalien et ceux de la souveraineté nationale et de la non-ingérence. Mais, face à toute l’horreur que j’ai découverte et pour chacun de ces hommes que j’ai vus mutilés atrocement par des barbares au service d’une dictature dont je n’imaginais pas les audaces et le degré de férocité, je me rallie à leur appel pour une intervention militaire en Syrie, qui puisse renverser l’abomination du régime baathiste : si ce passage difficile est nécessaire, il doit être emprunté, pour qu’il soit mis un terme à quarante-deux ans de terreur organisée dans des proportions dont je n’avais pas idée.
Certes, l’Armée syrienne libre commet elle aussi des atrocités. Mais il s’agit de bavures, d’exactions, qui sont le plus souvent le fait de groupes de miliciens qui gravitent à la périphérie de la nébuleuse de la contestation armée. Et non pas, dans son cas, d’une pratique systématique, érigée en principe de gouvernement.
Ainsi, le système Assad fils ne s’est nullement amandé et ne diffère en rien de celui du père, contrairement à ce que laissaient penser plusieurs éléments, sur lesquels je basais jusqu’alors mon analyse.
En effet, en 2000, avec l’avènement de Bashar al-Assad, s’était ouvert le « Printemps de Damas » : retour d’exilés appelés au dialogue, un début de liberté de presse, promesses de réformes des institutions… Il est vrai que, très rapidement, le régime a refermé la porte : l’opposition, emplie d’espoir, demandait tout, trop, et trop vite ; et les réactionnaires du régime s’en sont inquiétés. Mais l’intention était là : Bashar était un homme du XXIème siècle ; il remplaçait son père Hafez, l’homme de la guerre froide.
Ensuite, il y a eu le rapprochement avec l’Occident, l’ouverture à la Turquie, les accords avec l’Arabie saoudite et le Qatar, la libéralisation de l’économie… La Syrie changeait. Du moins, on pouvait en formuler l’hypothèse.
Puis, il y a eu la contestation, à la faveur du « Printemps arabe » ; et les annonces de réforme, la levée de l’état d’urgence, les élections…
Je supposais que, surfant sur la vague révolutionnaire qui secouait son pays, le nouveau président syrien allait réussir à persuader les réfractaires au changement que seule une progressive démocratisation du système permettrait d’éviter le pire.
Il n’en aura pas été ainsi : sûr de sa force et certain qu’il n’y aura pas d’intervention étrangère, le régime entend bien conserver l’intégralité de ses prérogatives et réprimer militairement la rébellion armée et policièrement la contestation civile. La terreur demeure le système de gouvernement en vigueur.
Autrement dit, rien ne changera en Syrie, si l’opposition démocratique n’est pas appuyée dans sa rébellion contre un régime surarmé, qui l’écrasera impitoyablement si nous ne lui donnons pas les moyens de se battre.
Il ne s’agit pas de bombarder Damas : la conjoncture n’est pas celle de la Libye. Mais de donner un appui aérien à l’Armée syrienne libre, à sa demande et par rapport aux objectifs qu’elle désignera.
Par rapport à cette prise de position, je voudrais être bien entendu sur deux points.
Premièrement, contrairement à ce que certains affirment, la nouvelle analyse que je formule ne procède nullement du traumatisme que j’ai vécu ; elle est, au-delà de cela, le fait d’une réflexion objective fondée sur l’observation du terrain et sur la collecte d’informations, mais, en aucun cas, le fruit de l’émotion. Et l’horreur des tortures auxquelles j’ai assisté ne constitue qu’un élément –et un des moindres- de tous ceux qui ont nourri ma réflexion : les longs entretiens que j’ai eus avec des officiers de l’Armée syrienne libre et avec les prisonniers politiques rencontrés dans les geôles du régime m’ont été bien plus profitables, de même que ce que j’ai pu constater de l’état d’esprit de la population, qui a changé depuis quelques mois et dont j’ai pu apprécier l’évolution, à Damas notamment, une population qui a elle aussi perdu confiance dans les promesses du gouvernement et se trouve en outre confrontée à un chômage qui atteindrait les 60%.
Mon expérience de la torture, à Homs principalement, n’est donc qu’un élément parmi plusieurs autres facteurs qui ont entraîné ma réévaluation de la conjoncture syrienne.
Deuxièmement, je n’ai pas « retourné ma veste », contrairement à ce que proclame la rengaine manichéiste que répètent à l’envi nombre de mes nouveaux détracteurs, qui m’adulaient, pourtant, lorsque je défendais une position modérée à l’égard du régime baathiste, et pour lesquels, en un claquement de doigt, je suis maintenant transformé en l’un des pires soutiens de « l’Empire » ; je n’ai pas « complètement » changé de point de vue.
L’évolution de mon analyse ne porte que sur un point précis du dossier syrien et un seul, à savoir l’appréciation de la nature du régime ; je reconnais mon erreur sur ce point et rectifie le tir, ce qui me semble procéder d’une attitude scientifique normale. Et j’en conclus désormais que l’intervention militaire est nécessaire.
Cela dit, n’ayant jamais cru à une volonté d’intervention en Syrie, je ne m’y suis jamais opposé. Comment, dès lors, peut-on aujourd’hui m’accuser de « retourner ma veste » en la matière ?
Pour le reste, toutes les analyses que j’ai produites sur le sujet demeurent exactes : la pluralité et la faiblesse de l’opposition ; le terrorisme salafiste ; le risque de guerre civile et le danger islamiste ; la désinformation médiatique massive et les « fakes » d’al-Jazeera et des deux Observatoires syriens des droits de l’homme qui se font concurrence dans le travail d’intoxication des médias ; l’implication des services secrets français aux côtés des rebelles, du Qatar et de l’Arabie Saoudite aussi ; la solidité du régime, qui contrôle la quasi-totalité du pays, dont les grandes villes ; le soutien des Chrétiens au gouvernement, celui des Alaouites, des Druzes, d’une partie de la bourgeoisie sunnite ; la fidélité de l’armée et de l’administration ; etc.
Et, de même, le contexte international et l’attitude de l’Occident, hostile à une intervention et désireux de maintenir la stabilité régionale, Israël en premier. Comme je l’ai expliqué depuis le début de cette crise, pas de grand complot contre un gouvernement syrien qui, somme toute, satisfait aux exigences occidentales du moment.
D’où –cela dit en passant- l’absurdité de l’édito de Caroline Fourest, à mon propos, ce 1er juin, sur les ondes de France Inter, qui m’accuse d’avoir soutenu la dictature syrienne (alors que je l’ai toujours dénoncée pour ce qu’elle est), parce que, selon elle, je serais prêt « à nier la violence de tout régime, pourvu qu’il soit opposé aux Etats-Unis, à l’OTAN ou à Israël ». C’est d’autant plus absurde que c’est ce que je reproche moi-même depuis toujours à certains intellectuels marxisants, comme je l’ai déjà explicité dans plusieurs interviews (par ailleurs, contrairement à ce qu’a prétendu l’intellectuelle faussaire, bien que j’aie toujours défendu bec et ongle le droit de penser librement et la liberté d’expression et bien que les lois mémorielles me posent un sérieux problème en tant qu’historien, je n’ai jamais signé de pétition en faveur de Vincent Reynouard ; on ne me l’a jamais demandé).
Pensez à ceci : à vouloir systématiquement, envers et contre tout, s’opposer à toute intervention atlantiste en Syrie, vous en venez petit à petit à prendre le parti d’un des pires régimes du siècle.
Cela dit, concernant l’intervention, soyez rassurés, mes amis : elle n’aura pas lieu, car personne n’y a intérêt.
L’Occident intervient « pour protéger » dans les seuls cas où il peut prendre quelque chose aux hommes qu’il a décidé de protéger. C’était le cas en Irak, en Afghanistan, en Libye. Les armées de ces pays étaient faibles et les perspectives de bénéfices, énormes.
En Syrie, il n’y a que des coups à prendre.
Le régime peut donc continuer à torturer et à tuer, à son rythme habituel… L’Occident a quant à lui déjà trouvé une excuse à son inertie et un responsable tout désigné : le veto russe.
Pierre PICCININ (Historien – Politologue)
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